Lié cette année au tout nouveau Mois de l’image toulousain, le festival ManifestO est né il y a onze ans de la volonté d’un collectif d’artistes de dynamiser la scène culturelle locale tout en participant à l’intégration de l’art à l’espace public. Chaque année, entre dix et quinze représentants de la « jeune » photographie contemporaine sont sélectionnés sur dossier – il n’y a pas de condition d’âge, de nationalité ou de statut – et invités à exposer durant les trois semaines du festival au cœur du jardin du Grand-Rond. Autour de cette manifestation phare, sont organisées de nombreuses autres expositions, projections, conférences, tables-rondes et lectures de portfolios, réparties entre Toulouse et Tournefeuille, commune située dans la banlieue est de la ville. Le programme du week-end d’inauguration, les 7 et 8 septembre dernier, fut malheureusement perturbé par le mauvais temps. La bonne nouvelle, c’est que la performance – Ecrans sensibles, d’Alain Fleischer – et le concert alors annulés ont été reprogrammés, respectivement ce samedi 14 septembre, à 20 h 30, et le vendredi 27 septembre.
Au cœur du jardin du Grand-Rond, parc public toulousain à la forme éponyme, se déploie une monumentale fontaine entourée d’un luxuriant parterre de fleurs. C’est dans ce cadre bucolique qu’est sagement disposée en cercle une vingtaine d’imposants conteneurs bleus, modules insolites et astucieux accueillant chacun l’œuvre de l’un des lauréats de ManifestO 2013, les travaux de l’invité d’honneur et président du jury, Alain Fleischer, ou encore ceux des deux artistes présentés par ce dernier dans le cadre de la carte blanche offerte au Fresnoy – école dédiée à la création artistique audiovisuelle qu’il a créée à Tourcoing, dans le Nord –, David De Beyter et Jean-René Lorand. « J’aime beaucoup ce principe des conteneurs, confiait Alain Fleischer samedi dernier, lors de l’inauguration du festival, car dans chacun d’eux, on est enfermé avec une œuvre. Puis, l’on sort et l’on entre dans un(e) autre. » Les univers se succèdent, côte à côte, sans jamais empiéter les uns sur les autres. Voici un avant-goût de ceux des douze photographes sélectionnés cette année.« Pour l’éternité », Jeannie Abert (France). « Au regard des conditions d’exposition si fortes et singulières proposées par ManifestO, il m’a semblé indispensable de les prendre en considération et d’en tirer parti. D’où cet accrochage-installation, spécialement conçu pour l’espace. » Suspendus à des fils retenus au plafond par des aimants, des cyanotypes tirés sur tissu flottent dans l’espace, comme autant de « projections légères qui oscillent lorsque le vent s’engouffre dans le conteneur ». Et le visiteur de se laisser happer par ces images extraites de la série fictionnelle de Jeannie Abert : Pour l’éternité, « réalisée dans un contexte où la fin du monde était annoncée, ces images sont des fragments de survivance. (…) Les hommes côtoient les chiens, le ciel et la poussière. Les gestes se suspendent. Il s’agit presque d’un temps cinématographique, un temps à la fois réel et fictif. (…) Une tension sourde est manifeste. On ne sait pas. Un entre-deux impalpable entre en jeu. Tout tend au maintien. Tous luttent pour tenir encore. »
« Errance des instants », Pascal Broze (Belgique). « Contours imprécis, incertitude des lignes, vacillement des lumières, flous qui mènent au rêve. Instant qui conduit à l’errance en frôlant l’insouciance. (…) Evidente clarté en son ombre. Une volonté de mélange d’intuition et de vagabondage. Aucune intention d’inventer ni de refaire le monde, voir les arbres de nos rêves, des chemins qui ne mènent nulle part, et toujours dans l’impossibilité de montrer ce qui est comme il est… » Errance des instants, réunit des clichés réalisés par Pascal Broze – en parallèle à son activité de photographe de studio – au fil du temps, de ses promenades et de ses rencontres. Ici, ni mise en scène, ni sujet imposé, tout est permis dans un univers empreint de poésie et de mystère. C’est à travers des jeux d’ombre et de lumière, ainsi que des effets de flou et de trompe-l’œil, que le photographe belge nous fait parcourir le monde plutôt étrange qui nous entoure.« Cosplay » & « Air Guitar », Hermine Bourgadier (France). Hermine Bourgadier a pour thèmes de prédilection le divertissement et l’aliénation inhérents à notre société de consommation. Elle explore ainsi plus particulièrement depuis plusieurs années l’univers du jeu, qu’il soit « vidéo », « d’argent », « sportif » ou encore « collectif ». La jeune femme propose ici des extraits de deux séries évoquant respectivement le Cosplay, pratique venue du Japon et qui voit des individus prendre les postures de leurs héros préférés – voire se déguiser à leur image –, et le Air guitar, dont les adeptes sont passés maîtres dans l’art de mimer le geste d’un guitariste… sans avoir l’instrument en main. « Photos d’émotions et autres affections d’un être humain sensible », Joanna Chudy (Pologne). Une jeune femme aux cheveux longs est assise, de dos ; toute habillée, la tête baissée elle a de l’eau jusqu’à la taille. Une étrange histoire débute dont Joanna Chudy livre des bribes au fil de ses images en noir et blanc. Entre rêve et imagination, la photographe polonaise propose sa vision de la faiblesse humaine. Une photo ne laisse deviner qu’un bras, habillé d’une manche plissée, une autre une paire de jambes, nues, comme suspendues, ou encore un chemisier flottant à la surface d’une eau incertaine. Tristesse et mélancolie affleurent, impuissance et solitude s’attardent. Le temps, de toute façon, n’a plus d’importance.
« Nocturnes Végétales », François Delebecque (France). « Après avoir travaillé en son temps sur les feuilles en noir et blanc dans la série Natures Souples et être devenu militant de la Cause du Légume, après la rencontre avec un brocoli Romanesco, nécessité s’est faite de prises de vues nocturnes et en couleur où le végétal frétillant sous le vent marin se le dispute aux terreurs des bois sombres. La nuit, associée à une technique de mise en lumière finalement rudimentaire, me permet de mettre en valeur ces ravissements de la nature et ces frémissements de l’âme humaine. » Cette citation de François Delebecque fait sourire, ses images subjuguent et nous entraînent dans un univers nocturne à la beauté silencieuse et féérique. « Incidental Gestures », Agnès Geoffray (France). La perte, le manque et l’absence sont au cœur du projet d’Agnès Geoffray qui s’appuie sur la réappropriation d’images d’archives, retravaillées jusqu’à témoigner d’une réalité autre, voire inédite. Fascinée par les photographies historiques et retouchées, notamment par les régimes totalitaires, l’artiste articule son propos autour de cette forme de manipulation qui a le pouvoir de transformer le réel. Elle se prête ainsi au jeu et s’empare d’images dont elle accentue à sa guise, ou au contraire estompe, le potentiel dramatique. Il est ici question d’Histoire et d’histoires, au pluriel. « Conversion », Isabel Kiesewetter (Allemagne). « J’ai toujours travaillé sur la notion de changement, qu’il soit d’ordre politique ou social. » L’exemple ausculté ici par Isabel Kiesewetter prend source au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Russes, les Américains, les Français et les Anglais ont commencé d’occuper de plus ou moins larges territoires en Allemagne. « En 1994, une fois la guerre froide terminée, ils ont peu à peu restitué ces zones militaires ; les Allemands ont dû apprendre à se les réapproprier et décider quoi en faire. Vingt ans plus tard, j’ai entrepris de visiter ces lieux pour observer ce qu’ils étaient devenus. Ici, un hangar à avions a été transformé en bergerie ; là, une gigantesque bulle de ciment – autrefois une usine à zeppelins – abrite aujourd’hui un complexe aquatique ; sur d’autres sites, seules subsistent des traces de pollution. » Cependant, aucun cartel ne vient relayer les explications de l’artiste. « Je voulais que les images soient livrées telles quelles, que chacun imagine sa propre histoire », précise-t-elle simplement. « Women Skin Project », Julie Ramage (France). « Je travaille énormément sur comment une communauté représente ses marges, notamment sociales. Il y a toujours une sorte d’ambivalence : on relègue ces gens-là, ces statuts-là dans une forme d’invisibilité et, en même temps, dans une forme de visibilité complètement “cliché”. C’est le cas, en l’occurrence, des personnes victimes de violences conjugales : elles peinent d’abord à faire entendre leur voix, puis à se défaire de leur image de victimes une fois les choses dites. » Chacune des femmes ayant accepté de participer au projet Women Skin Project a confié à la jeune artiste un vêtement, objet « lié à la peau, à la cicatrisation, à la trace ». « Mais ce n’est pas l’histoire de ce vêtement qui est ici raconté. L’idée, c’était de suggérer, de montrer autrement, sans expliquer. » La technique utilisée par Julie Ramage, le collodion humide, a elle aussi son importance :« Inventée en 1861, c’était la première forme de photo reproductible ; elle a signé le début de l’accès à l’image pour les classes sociales défavorisées. Quant à l’émulsion – c’est à dire ce qui permet de retenir sur le support le nitrate d’argent –, elle continue d’être utilisée aujourd’hui ; en chirurgie aussi, car ça aide à cicatriser. Cela participe encore à cette dimension du corps, qui revient dans ce travail sans qu’on soit explicite ni voyeur. » « Humanitas », Caroline Hayeur (Canada). Peur, étonnement, bonheur, joie, tristesse, doute… Une multitude de sentiments se lisent sur les visages qui tapissent les parois du conteneur investi par Caroline Hayeur. Celle-ci a mené un travail, quasi documentaire, autour de la notion d’émotion forte ressentie par l’homme, depuis la naissance jusqu’à la mort. Il y a celle liée aux événements bouleversants qui rythment notre vie – accouchements, maladies, deuils, accidents –, mais aussi celle suscitée par un besoin d’intensité propre à un monde dit de plus en plus extrême – sport, jeu, sexualité, travail. Quel est ce besoin de sensations fortes ? Quels sont ces moments d’intensité, de perte de contrôle qui définissent l’évolution de nos vies ? Comment l’individu réagit-il face à ces situations subies ou imposées par lui-même ? Sont autant de questions soulevées par la photographe canadienne. « La source » et « Chimères », Marine Lupercale (France). « L’altérité insondable de la prolifération de formes de vie végétales et animales qui nous entourent cache une proximité stupéfiante, le foisonnement unique d’une alchimie génétique universelle. Paradoxes, absurdités apparentes, atrocités, répulsions, surprises et enchantements : la nature est propice aux cauchemars et aux rêveries. Elle nous effraie et nous enivre. Assemblant en images des germes épars de toute nature, je tente de faire éclore un paysage mental spéculatif (…). En imagination, je regarde sous la peau, dans les veines, dans la terre, dans l’eau, je me glisse dans d’autres corps et perçois d’autres formes de vie. J’y vois l’inaccessible, l’infiniment petit, les transformations, les états changeants de la nature ou de la matière vivante. C’est ma manière d’explorer cette étrange altérité, notre incapacité ou notre difficulté à habiter le monde, si contradictoire avec notre proximité intime avec toute vie, toute matière organique, avec la chair du monde. » Marine Lupercale « Le temps exténué réclame du silence », Christine Mathieu (France). « Il y a dans mon atelier quelques livres d’anthologie sur l’homme et ses masques. Un monde de silence et de spiritualité, une source de réflexion et d’imagination », confie Christine Mathieu sur son site internet. En amont de son travail de photographie, l’artiste façonne ainsi elle-même les « objets fétiches » de ses montages poétiques. Voiles, fils, dentelles, rubans, perles et aiguilles… « Tous ces matériaux du quotidien sont chargés d’une dimension poétique. Ils sont essentiels à ma quête spirituelle et esthétique. (…) Entre marionnettes et anatomies humaines, photographie et art brut, ces “figures” sont les ébauches d’un rituel de désincarnation, la quête symbolique d’une part de silence. » « Wrapped Coldness », Anna Katharina Scheidegger (Suisse).Disposées dans d’épais cadres munis d’un système de rétroéclairage, six images grand format se détachent des murs clairs du conteneur. Elles montrent des paysages tout en nuances de blanc, mise en lumière multiple et esthétique d’un thème cher à leur auteur : la montagne, et plus particulièrement les glaciers, leur devenir incertain et les tentatives de l’homme d’endiguer leur retraite. Les photos ont pour cadre la Suisse où les calottes glaciaires sont minutieusement recouvertes de gigantesques bâches censées limiter la fonte estivale. « Dans les Alpes, les glaciers perdent 1% de leur masse chaque année, rappelle Anna Katharina Scheidegger. Et même en supposant que ce taux reste stable, ils auront quasiment disparu d’ici à la fin du siècle. » Les pansements qu’évoquent les images semblent soudain bien dérisoires.
Le Fresnoy en terre toulousaine
Plasticien, cinéaste et écrivain, Alain Fleischer est cette année président du jury et invité d’honneur de ManifestO. Un espace d’exposition est dédié à son travail photographique ; plusieurs temps de rencontre, de projection et de performance rythment le programme du festival, qui offre une rare occasion d’appréhender sa démarche éclectique. Une carte blanche lui a, par ailleurs, été offerte en sa qualité de directeur du Fresnoy : deux conteneurs accueillent au jardin du Grand-Rond respectivement les travaux de David De Beyter et de Jean-René Lorand. Le premier propose un faux documentaire photographique, adressant « la représentation de l’ailleurs à travers une sélection d’architectures utopiques des années 1960, de sites de recherches scientifiques spatiales et d’un ensemble de paysages ayant reçu une sorte d’accréditation populaire de paysage martien ou lunaire. » Ici le virtuel s’entremêle à la réalité, l’ensemble interpellant tour à tour l’imaginaire comme la raison du regardeur. Jean-René Lorand présente quant à lui un travail autour d’objets – souvent prélevés dans l’architecture urbaine et la signalétique – « qui, extraient de leurs contextes, focalisés grâce aux vertus de la photographie, deviennent fictionnels, improbables, cachés ou sans échelles ».