Alors que l’esthétique de l’invisible et de l’éphémère renouvelle l’intérêt pour notre sens de l’odorat, le Kôdô, cet art japonais dont les mises en scène consistent à humer l’encens issu de bois précieux, interroge, par sa pratique et sa philosophie, nos modes de perception des fragrances, leurs esthétiques et les corrélations autant physiologiques qu’intellectuelles qu’elles suscitent. Préconisé par une équipe de chercheurs franco-japonaise (1) comme paradigme pour penser l’émergence d’un art olfactif contemporain, il est sans conteste une source d’inspiration pour la Japonaise Maki Ueda, qui a fait de l’odeur son médium de prédilection. Alors que son travail est actuellement présenté au Museum Villa Rot de Burgrieden-Rot, en Allemagne, l’artiste participera ce samedi 9 mai à une table ronde organisée par la Maison de la culture du Japon, à Paris, autour du thème « Esthétique de l’art olfactif ». Rencontre.
Affranchie du protocole perpétué par les maîtres du Kôdô, Maki Ueda en partage le goût de la performance et du jeu, qu’elle met en scène dans des installations déambulatoires et des workshops collaboratifs. Globe-trotteuse formée aux sciences de l’environnement, elle emprunte autant dans son œuvre aux postures induites par les arts médiatiques qu’aux pratiques ancestrales de la parfumerie transmises à Grasse ou à Delhi. Encore peu connu en France, où nous manquons cruellement de lieux d’expérimentation, l’art olfactif de Maki Ueda s’est développé en Occident au sein d’une famille artistique liée aux arts numériques, dont les membres passent nécessairement par les centres d’art et de recherche V2 (Institute for the Unstable Media), à Rotterdam, et Steim,à Amsterdam. Sensible à la magie florale des « pots-pourris » dès la petite enfance, ce sont ses études en arts médiatiques qui la mènent au département « Human Interface » de la prestigieuse université de Keio, à Tokyo, où l’artiste et chercheur Atau Tanaka, dont elle est l’assistante, la connecte avec la scène numérique occidentale émergente. « J’éprouvais le désir d’investir un autre champ que celui des arts visuels et, au début des années 2000, on trouvait aux Pays-Bas de nombreuses petites galeries prêtes à l’expérimentation, explique Maki Ueda. Quand mon fils est né, dans ce même pays, je me suis retrouvée à passer des heures dans la cuisine avec toutes ces senteurs que j’avais envie de partager. C’est ainsi que j’ai décidé d’utiliser l’odeur pour médium. »
Très vite, la jeune artiste – qui partage aujourd’hui encore son temps entre le Japon et les Pays-Bas – est sollicitée pour de nombreuses performances, mêlant danse, théâtre et musique – parmi elles, Sukebeningen (2), présentée au Steim en 2011, explore ainsi par la danse, la musique électronique, les arts graphiques et le parfum, les différentes manières d’aborder l’érotisme en Occident comme en Orient. A la manière de Kumikô débridés – le volet ludique du Kôdô –, Maki Ueda fomente des parcours, qu’elle baptise Aromatic Journeys, et desjeux olfactifs dans le cadre de programmes « art et science », où l’apprentissage de la reconnaissance d’étranges fragrances compte autant que la fabrication d’objets d’art – ou jouets insolites – à diffuser les odeurs. Son approche multiculturelle très avant-gardiste de l’odorat et la spécificité de son processus de création – entre atelier de chimie et gastronomie moléculaire – l’imposent comme pionnière de l’olfaction dans les milieux artistiques, un peu partout dans le monde.
Maki Ueda aime travailler in situ et compose elle-même ses fragrances naturelles avec les moyens du bord : lors d’un festival de musique électronique en 2008 (Electric Eclectics Festival), au Canada, elle crée en quelques heures tout un bar à parfums (The Smell Bar) dans un camion, à partir de vodka, d’huile végétale et autres ingrédients cueillis dans les prés voisins, dont elle extrait les effluves exaltées par les rayons du soleil. Toutes les techniques sont bonnes pour cette chimiste-née, qui va se former à Grasse lors de l’été 2007 pour mieux comprendre l’extraction naturelle et décide, en 2014, de rejoindre à Kannauj, dans le nord de l’Inde, l’héritière d’une lignée d’artisans parfumeurs, Aastha. Cette dernière lui fera découvrir les secrets de l’Attar, une méthode de distillation à l’huile – et non à l’alcool, comme elle se pratique en Occident – vieille de 5 000 ans ! En adaptant cette technique ancestrale, Maki Ueda entend bien capturer le parfum du port de Rotterdam (The Earth Perfume) : un projet fomenté depuis quelques années et pour lequel elle cherche un lieu de restitution idéal.
Car, pour l’artiste née au pays du Soleil-Levant, l’œuvre s’inscrit bel et bien dans le processus : Maki Ueda s’évertue à convoquer des émotions et à interpeller la mémoire, le temps et l’espace à partir de jus créés avec les odeurs du quotidien, des lieux, mais aussi des personnes, dont elle extrait des signatures olfactives, à la manière d’un Jean-Baptiste Grenouille – en référence au roman de Patrick Süskind Le Parfum – ou d’un peintre qui créerait ses propres pigments. « J’imagine deux manières d’appréhender l’odeur d’une personne, explique-t-elle, sous une forme expressionniste abstraite, comme le parfum de David Beckham Instinct For Him, qui ne sent pas la transpiration du footballeur, mais dont les épices et l’essence de bergamote peuvent évoquer l’esprit de la superstar. L’autre est une forme d’expressionnisme réaliste, plus proche des méthodes utilisées par les services secrets à l’époque de l’Allemagne de l’Est, qui capturaient et conservaient les odeurs de milliers de personnes. » Avec Stasi Smell Jar, à vaporiser ou à gratter à l’intérieur du catalogue de l’exposition If There Ever Was organisée en 2008 à la Reg Vardy Gallery (Sunderland, Grande-Bretagne), l’artiste met en abyme ces deux approches dans la création d’un parfum fictionnel : celui d’une femme suspectée d’espionnage, prise au piège de la Stasi. Dans une autre expérience, 7 Smells, elle pousse le réalisme en capturant, à partir des costumes des sept danseurs de la compagnie Emio Greco | PC, l’odeur du mouvement et de l’effort qui mènent à la création chorégraphique. Le flacon est vendu 33 euros.
« Ce qui m’intéresse dans l’art olfactif, aujourd’hui, c’est l’expérience immersive, la perte de repère et l’idée même du mouvement, résume Maki Ueda,qui se réjouit de voir son projet de labyrinthe grandeur nature avoir pris forme au Museum Rot Villa, près de Munich. La réception des odeurs est très différente – à la fois plus subtile et plus intense – lorsqu’on se déplace. Il vous faudra suivre la bonne fragrance pour trouver la sortie ! », s’amuse-t-elle.
(1) Révélée en France par la chercheuse en neurosciences Akiko Ishii-Foret, dans le cadre du programme ANR-Kôdô (CNRS-INAF), la démarche artistique de Maki Ueda sera présentée (aux côtés de celle de Boris Raux et Violaine de Carné) lors d’une conférence intitulée « Esthétique de l’art olfactif – Autrefois et aujourd’hui, au Japon et en France », le samedi 9 mai à 14 h 30, à la Maison de la culture du Japon. Elle est également développée par Akiko Ishii-Foret dans L’Art olfactif contemporain, ouvrage dirigé par Chantal Jaquet à paraître chez Classique Garnier.
(2) Plus d’informations sur http://sukebeningen.org
Sans jamais contrarier la position de Confucius
Afin de mieux comprendre cette culture des senteurs, qui semble innée au pays du Soleil-Levant, nous avons suivi une première leçon d’initiation au Kôdô – la voie de l’encens. Un art qui prend très au sérieux notre sens de l’odorat. Une expérience à méditer !
Le Kôdô est un art martial japonais, qui se pratique à plusieurs, et consiste à écouter – comprendre humer – l’encens de bois précieux. Ces jeux olfactifs, appelés Kumikô, sont mis en scène par un maître de cérémonie, selon des règles bien précises établies il y a plus de 500 ans au cours de l’époque Muromachi. L’initiation se tient au 32 de la rue des Francs-Bourgeois à Paris : le maître des lieux, Pierre-Yves Colombel, affable et détendu, nous accueille au sein du showroom de la société Nippon Kodo. Mais c’est Miyuki qui officiera, pédagogue attentive et déterminée à nous transmettre les gestes d’un ballet visuel préparatoire à l’expérience olfactive. Nous sommes quatorze, assis autour d’une grande table rectangulaire ; l’atmosphère y est à la fois conviviale et concentrée : zen. Devant chacun de nous reposent un brûleur rempli d’une cendre blanche délicate (le Kôro), à l’effigie de Confucius, et une pochette de papier, savamment pliée, contenant huit ustensiles métalliques (Hi Dôgu) que nous nous entraînerons à manier selon les règles de l’art – toujours de bas en haut et de la main droite – pour façonner, sous la forme d’un petit volcan, ce qui deviendra le réceptacle d’un charbon ardent (le Tadon).
L’expérience du Kôdô réside en grande partie dans cette gestuelle opérée par un maître de cérémonie dûment patenté. « S’il existe plus de deux cents écoles dédiées à l’art du thé au Japon (le Sadô), on en compte aujourd’hui deux principales concernant l’encens, explique Pierre-Yves Colombel, inspiré dès son plus jeune âge par la dimension à la fois spirituelle et sensuelle de l’encens. Le Kôdô en est une avec des codes légèrement différents, selon deux écoles principales : Oie-ryû qui descend de Sanjônishi Sanetaka et Shino-ryû, issue de Shino Sôshin. Tous deux étaient des amateurs lettrés, l’un poète, l’autre bonze. » Il me faudrait plus d’une vie pour égaler l’un de ces maîtres. Las ! Miyuki nous remet à chacun une enveloppe de couleur (Kohboku), dissimulant une lamelle de bois précieux de quelques millimètres. Déposé sur une petite plaque de mica au sommet du volcan, chauffé par le Tadon, l’encens révèle alors son parfum.Tout en maniant le Kôro selon des règles très précises, et sans jamais contrarier la position de Confucius (le Koshi), nous inspirons trois fois l’essence du graal, avant d’en proposer l’écoute à notre voisin. « Le bois d’encens étant rare et coûteux, le Kôdô reste assez confidentiel, et peu pratiqué, même au sein de la société contemporaine japonaise », remarque Pierre-Yves Colombel. Importateur d’encens depuis les années 1980, après avoir été libraire, il fut initié en 2005 et décida d’en mettre la pratique à la portée des Occidentaux. « Quand vous procédez à l’écoute du bois, il se passe une osmose, un moment très court de quelques secondes, qui vous donne accès à l’éternité, dit-il. Une sensation que l’on pourrait d’ailleurs très bien ressentir en regardant un tableau ! » Je ne saurais vous dire si les bois écoutés étaient du Rakoku, du Manaban ou du Sasora, alors qu’en mémoriser la senteur et en reconnaître l’identité font bel et bien partie du jeu ; un jeu d’adresse olfactive dont les vainqueurs resteront humbles et discrets. « C’est un art complet, poursuit notre hôte, au cours duquel on peut également apprécier la calligraphie d’un scribe, rendant compte du déroulement de la cérémonie aux côtés du Maître. » Quant aux effluves proposés, ils s’inspirent autant de la littérature que de la saison en cours…