Cécile Andrieu | Soufflare

Il est clair que depuis la fin des années 80, l’œuvre de Cécile Andrieu se trouve en résonance avec la phrase pleine de justesse prononcée par Italo Calvino à l’occasion d’une conférence donnée en 1983 intitulée Monde écrit et monde non écrit, à savoir :  «Ce monde que je vois, celui dont on s’accorde à dire qu’il est le monde, se présente à mes yeux, au moins pour une large part, comme déjà conquis, colonisé par les mots : c’est un monde sur lequel pèse une épaisse croûte de discours. Les événements de notre vie sont déjà classifiés, jugés, commentés, avant même qu’ils ne se produisent. Nous vivons dans un monde où tout est déjà lu avant de commencer à exister. Non seulement ce que nous voyons, mais nos yeux mêmes sont saturés de langage écrit…». Entrée elle-même dans la culture japonaise par l’apprentissage de sa langue, [Cécile Andrieu] a pu mesurer de l’intérieur la puissance de cette détermination de notre perception du monde par les mots qui la disent. Ainsi Cécile Andrieu propose-t-elle de faire connaître aux mots (et à leurs supports, tels par exemple les dictionnaires), mais dans le sens inverse, le sort qu’ils font eux-mêmes subir au réel (ou plutôt à notre regard porté sur lui) : elle les engouffre dans la réalité matérielle, les rend «choses», permettant du coup à cette dernière de prendre sa revanche sur le langage. Mais il serait naïf de croire que l’homme puisse exister en tant qu’homme dans une réalité qui serait comme une réalité «absolue», entendons une réalité brute de toute marque humaine, de tout signifiant ; naïveté qui n’est pas du tout celle de Cécile Andrieu qui reconnaît elle-même qu’il ne s’agit pas pour elle de «rompre totalement le lien ontologique entre les mots et le monde» ; et elle ajoute : «En intervenant de la sorte sur les mots ou les caractères ce que je m’efforce de faire est de créer une situation qui incite le spectateur-lecteur à réviser sa relation avec les mots et avec le monde». La démarche […] de Cécile Andrieu se présente ainsi comme pleinement moderne en ce sens qu’elle met en œuvre avec conscience ce que l’art a toujours réalisé sans le savoir (en avant-garde de la philosophie), à savoir la remise en cause d’un état du monde par le fait même d’en renvoyer l’image signifiante aux hommes qui l’habitent, lesquels, du coup, se trouvent dans la nécessité de bousculer ce qui était jusque-là leur présent, en vue d’installer un monde renouvelé à la hauteur de leur nouveau degré de conscience en marche.