Embarquement immédiat pour un lieu où l’engagement envers la beauté emprunte tous les chemins ! Depuis plus de 15 ans, la Domaine de Chaumont-sur-Loire travaille à mettre en évidence le rôle bénéfique de l’art et l’inventivité exemplaire de la nature, tout en donnant à réfléchir aux méfaits de l’anthropocène. Si sa Saison d’art est un des événements les plus attendus du printemps, elle compte aussi parmi ceux qui enjambent l’été et enchantent l’arrivée de l’automne. Mais gare à ne pas louper le coche, elle ne se répétera pas ! Chaque année, les visiteurs viennent en nombre pour découvrir de nouvelles œuvres célébrant la nature sous toutes ses formes. A l’affiche de cette édition 2024, quinze artistes au talent reconnu : Miquel Barceló, Vincent Barré, Vincent Bioulès, Karine Bonneval, Damien Cabanes, Gloria Friedmann, Olga Kisseleva, Kôichi Kurita, Prune Nourry, Pascal Oudet, Pascale Marthine Tayou, Anne et Patrick Poirier et Bernar Venet. Impossible de résister à un tel plateau dont voici un subjectif aperçu. L’ensemble est visible jusqu’au 27 octobre.
Traverser les paysages inépuisables de Vincent Bioulès
Formé à l’École des Beaux-Arts de Montpellier à la fin des années 1950, Vincent Bioulès a déclaré très tôt un intérêt pour la peinture. Il se souvient des expositions visitées avec ses parents, des artistes qu’ils fréquentaient, d’avoir peint la maison familiale de l’avenue Saint-Lazare… À l’époque, il suffisait de marcher un quart d’heure pour se retrouver dans la nature. Montpellier n’avait pas encore de rocade. Le paysage est d’emblée son sujet. Un moment distrait par les préoccupations d’un temps – il sera un des protagonistes de Supports-Surfaces aux côtés de Daniel Dezeuze et de Claude Viallat –, le peintre n’a de cesse depuis de s’atteler à ses paysages de prédilection comme le Pic Saint-Loup ou l’étang de l’Or mais pas seulement. Par séries, il peint des pastèques, des intérieurs, des portraits, des nus, des souvenirs… mais aussi revisite les grands thèmes de la peinture comme les scènes de la mythologie antique ou celles bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament. Quand Vincent Bioulès peint, il ne sait jamais ce qui va se passer. La montagne se présente à chaque fois sous un nouveau jour. Il part avec une idée mais la peinture décide. Poussé par une énergie bienfaisante, le Pic jaillit de terre. Les nuages dramatisent la scène. Le peintre aime à se les imaginer taillés dans la pierre. Tout n’est qu’une question de lumière.
La beauté menacée d’Anne et Patrick Poirier
Depuis leurs débuts communs en 1968 à la Villa Médicis à Rome, Anne et Patrick Poirier s’attachent à la nature, sa beauté, sa vulnérabilité face aux pratiques humaines dévastatrices. Leurs séries de travaux prennent des formes multiples : carnets conçus à la manière de botanistes tels ceux qui accompagnent leur monumentale maquette Ostia Antica de 1972 et alertent sur les effets de la pollution, photographies dans lesquelles le végétal est roi, qu’il s’agisse de la suite Le jardin noir (1977), de celles Hommage à Blaschka (2011-2012) et Archives (2011-2018). Comme toujours, le traitement est métaphorique. Dans une série inédite de photographies de fleurs et de plantes exotiques choisies dans la serre du château et tirées en couleurs sur porcelaine, Anne et Patrick Poirier dressent un portrait de la nature, plaisant au premier regard, mais portant une critique sous-jacente du détournement contre-nature de sa beauté. Un second ensemble constitué de six très belles et intrigantes peintures, alliant tempera et lithographie, reprennent les motifs de fleurs banales (tulipes, pensées, gueules de loup…), cultivées industriellement à partir des années 1970, et de visages croisés lors de périples. Comme pour marquer leur indissociable avenir commun menacé par le même consumérisme.
S’interroger sur la place de l’humanité avec Gloria Friedmann
L’œuvre se développe de façon magistrale depuis plus de 40 ans. Gloria Friedmann est une artiste visionnaire dont la modestie n’a d’égale que son approche évidente des sujets qui sont les siens. Chez elle, il n’est nullement question de théorie mais d’une pratique artistique fondée avant tout sur l’observation. Chaque œuvre démontre comment l’homme détourne la nature à son profit et met en avant les raisons futiles, sans intérêt, qui l’y poussent, tant et si bien que Gloria Friedmann aime à qualifier le monde d’« Absurdistan ». La participation des animaux à l’œuvre n’est pas fortuite. Car si l’artiste est autodidacte, elle s’abreuve à l’histoire de l’art. Impossible de ne pas penser aux tableaux de Courbet ou de Monet. Le cerf forcé (1861) du premier et Les Dindons (1877) du second ne sont que deux exemples parmi bien d’autres. Chacune de ses « natures mortes » pose la question du vivant et de la place de l’humanité. Sous l’Auvent des Écuries, Le Locataire attire les regards. Posée en équilibre sur la carapace d’une tortue, une sphère supporte un homme assis. Habillé en chemise, veste et pantalon, il est confortablement installé mais pour combien de temps ? L’homme au sommet, dominant tous les règnes, est-il à sa place ou prend-il trop de place ? La réponse vous appartient.
Damien Cabanes peint comme il respire
Tout n’est qu’un jeu avec la couleur. La poser, l’aplatir, la renforcer, l’écraser sans trop la mélanger, jouer avec elle rapidement et spontanément jusqu’à obtenir l’essence de ce qui est observé. Fixer l’instabilité tout en la mettant en exergue pourrait être les principes de cette peinture. Dans l’histoire de l’art, il y a ceux qui s’attachent au changement perpétuel des choses et ceux qui recherchent une forme universelle, stable et sans condition. Ainsi tandis que Monet poursuivait sa quête d’impermanence avec Les Nymphéas, Malevitch partait à la recherche d’un absolu avec son Carré noir sur fond blanc. Pour l’heure, Damien Cabanes est du côté des impressionnistes. De ceux qui peignent sur le motif ou dans leur atelier, peu importe, la fugacité de l’être et la beauté du monde, à jamais renouvelées. Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, le peintre a déroulé à même le sol son papier et laissé son pinceau imprimer à sa surface tout ce qui se trouvait en dessous, graviers et autres morceaux de terre. La peinture témoigne des fleurs en pleine vie, des matériaux utilisés (apportés ou présents) et du corps de l’artiste par son geste. Traversé par l’énergie de tout ce qui vit, Damien Cabanes peint comme il respire.
Denis Monfleur : la beauté se gagne et vient de l’intérieur
La pierre n’a pas toujours été aussi dure. Il y eut le grès, puis le marbre. Mais l’envie de départ a fini par s’imposer car le granit n’a rien de décoratif et suppose un engagement physique à nul autre pareil. Derrière ce choix, il y a la voie de la difficulté et de la différence. Denis Monfleur n’est pas sculpteur à user de ces matières qui font œuvre par elles-mêmes. Avec lui, la beauté se gagne et vient de l’intérieur. Il est de ceux, qui, à coups de maillets, permettent à l’expression d’affleurer la pierre après un corps-à-corps sans concession avec la matière. Ses sculptures surgissent de terre, incorruptibles de toute éternité. Baignées de soleil, fouettées par le vent, inondées par la pluie, elles ne deviennent rien de plus que ce qu’elles sont : des éléments de nature. Elles en viennent et y retournent dans un cycle de transformation où la main du sculpteur démiurge s’empare d’impressionnants volumes pour en faire émerger des formes totémiques et des hommes-créatures, émouvants et bruts. Face aux sculptures de Denis Monfleur, le visiteur se tient debout. Si elles évoquent des temps anciens et des terres mythiques, c’est qu’elles en appellent à des connaissances immémoriales, à notre sens du sacré, à notre capacité à reconnaître la puissance de la vie, qui traverse tous les êtres même pétrifiés.
L’étrange et mystérieux bijou d’Olga Kisseleva
Les œuvres d’Olga Kisseleva n’existent pas simplement pour le regard mais parce qu’elles ajustent la place de l’homme dans son environnement. L’artiste montre combien il se reflète immanquablement dans ses créations et combien il peut les dompter. Peu importent ses atours innovants, chacune de ses œuvres prônent l’action. Elle est l’étincelle d’un changement. Car l’art ne peut être indifférent au monde. Il se doit de le rendre meilleur. Si Olga Kisseleva part du principe que l’humanité a perdu, dans sa grande majorité, les liens profonds et vitaux qu’elle entretenait avec la nature, elle n’est pas adepte d’un retour en arrière. Elle croit en une évolution technologique orientée vers une collaboration plus étendue et systématique entre les espèces. Prendre modèle. Un biomimétisme, destiné non pas à offrir à l’humain plus de confort, mais à lui permettre de vivre en meilleure harmonie avec lui-même et l’ensemble du vivant. Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, Armille donne à voir le langage des arbres. Tel un étrange et mystérieux bijou, la pièce enlace un des arbres emblématiques du Parc historique. Magnifique cadeau pour les 140 ans de ce dernier.
Kôichi Kurita témoigne d’une histoire qui nous dépasse
La matière première des œuvres de Kôichi Kurita est la terre : collectée, inventoriée, séchée, épurée des résidus organiques, concassée, parfois tamisée, mais jamais échelonnée. De cette diversité, naissent des assemblages de couleurs aux géométries variables. Élément organique et nourricier qui contient de la poussière de roches, des fragments d’animaux, de végétaux, d’hommes…, cette terre conserve traces et changements profonds liés à notre évolution. Chaque prélèvement est alors considéré comme le témoignage d’une histoire qui nous dépasse, mélangeant les âges les plus reculés et notre temps contemporain. Après avoir collecté des dizaines de milliers d’échantillons au Japon, l’artiste parcourt les terres françaises depuis 2004, augmentant sa Bibliothèque de terres à chaque création en résidence. Dans la Tour de Diane, une installation composée d’une centaine de flacons de verre poursuit cette exploration.
Découvrir la beauté des pollens avec Karine Bonneval
La pratique transdisciplinaire de Karine Bonneval propose des écologies alternatives pour respirer, bouger, écouter avec le monde végétal. En convoquant dans ses pièces la culture populaire et scientifique, elle invite les humains au « phytomorphisme », pour vivre un temps partagé avec les plantes, en dialogue avec l’air, le sol, la gravité. Son travail l’amène à construire des projets rhyzomatiques qui impliquent des personnes d’univers différents issues des arts comme des sciences. Ils s’intéressent aux rapports que l’homme entretient avec les mondes végétal et animal et aux traces invisibles laissées par nos échanges continuels avec la nature. A l’étage de l’Asinerie, Portées par le vent est une installation à la beauté inattendue. Imaginée en collaboration avec le chimiste Nicolas Visez, elle « réhabilite » les pollens. Car si certains d’entre eux sont connus pour déclencher des allergies, il ne faudrait pas oublier que le rôle de ses organismes microscopiques est avant tout de transmettre la vie.
Infos pratiques> La Saison d’art, du 30 mars au 27 octobre 2024, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Le détail de la programmation est à découvrir en un clic.
Image d’ouverture> Vincent Bioulès, Rouge au couchant, pluie ou grand vent, 2018. Collection Harold Hauzy. Courtesy Galerie La Forest Divonne