Envisager le monde à la manière d’autres espèces avec Olga Kisseleva

Espace où la poésie, la science, la spiritualité et l’art convergent pour célébrer la vie, le jardin est une oasis de vitalité et de sérénité. Reprenant le thème du Festival international des Jardins, 2024, les prochaines Conversations sous l’arbre du Domaine de Chaumont-sur-Loire réuniront, les 16 et 17 mai, l’écrivain, poète et peintre Tahar Ben Jelloun, l’essayiste et romancière Sonia Feertchak, le paysagiste Arnaud Maurières et l’artiste Olga Kisseleva autour du « Jardin source de vie ». La projection d’un entretien exclusif entre Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine, et l’anthropologue Philippe Descola ouvrira ces deux journées d’échanges consacrés à l’absolue nécessité de préserver cet espace de biodiversité nécessaire à la bonne santé de la planète et de ses habitants. Telle une œuvre en évolution constante, le jardin provoque des émotions profondes, attise l’ensemble des sens, et livre les lois complexes du vivant. A ce titre, il compte parmi les préoccupations d’Olga Kisseleva. Pionnière du bioart, la plasticienne développe depuis plus de 10 ans le projet EDEN (Ethics Durability Ecology Nature) qui met en évidence l’intelligence et les mystères des écosystèmes. Voici son Jeu des mots éclairant, qui affirme l’imagination comme élément central de l’existence.

 Bioart

« Sont rassemblées sous l’appellation “bioart” toutes les interventions d’art contemporain sur le vivant. Il ne s’agit pas de donner à voir ou reproduire à l’identique la matière vivante mais d’agir artistiquement pour la modifier ou faire apparaître des qualités, qui ne seraient pas visibles autrement. Certaines propositions s’attachent à transformer l’apparence, la structure ou la façon d’être tant de certains organismes, que de végétaux ou d’animaux. Parfois, elles impliquent même l’humain. À titre d’exemple, j’aimerais citer le très intéressant travail de Marta de Menezes, qui a changé le dessin des ailes de certains papillons en usant de modifications génétiques. De mon côté, le projet Bioprésence est emblématique de cette pratique, car il a initié le projet EDEN. Je souhaitais restaurer l’orme de Biscarrosse, disparu à cause de la graphiose, plutôt que de réaliser un monument à sa mémoire. Grâce à la participation de plusieurs laboratoires de recherche, il a été possible de croiser un orme de Sibérie avec l’ADN de l’arbre légendaire. Le descendant pousse désormais à l’intérieur d’une sculpture très ouverte en lieu et place de son aîné, indiquant ainsi à la fois sa filiation et sa différence. Toutes les interventions de bioart d’EDEN ne sont pas de même nature. Il est souvent question de dispositifs qui ont pour vocation de mettre au jour les qualités souvent méconnues des arbres. Notamment, leur capacité à communiquer, construire des stratégies, réagir à des événements, interagir avec leurs semblables et avec d’autres espèces. Ces qualités ne sont pas toujours créées par le bioart, mais parfois rendues visibles. Certains dispositifs incluent également la participation des humains. Le bioart n’est pas différent des autres disciplines artistiques. Il procède de démarches diverses qui peuvent être purement esthétiques comme plus ou moins engagées. »

Bioprésence, détail de l’installation présentée au Centre des Arts d’Enghien, Mondes sensibles, 2014. ©Olga Kisseleva

 Paradis

« Ma définition du paradis se résume en un mot : “équilibre”. Le paradis n’est pas un endroit où règnent abondance, plaisirs et beauté. Si l’on accepte qu’il soit toujours défini par rapport à ce que nous sommes, des humains, il me semble qu’il devrait être un espace où chacun d’entre nous pourrait vivre en équilibre avec son environnement. Un lieu qui offrirait suffisamment de tout ce qui est nécessaire. La surabondance, la luxuriance, rendent l’être humain inutile, ne laissent que peu de place à son imagination. Pour moi, qui suis du Nord, j’ai souvent eu le sentiment d’être au paradis en pleine toundra. À partir du moment où les forces de la nature et l’esprit humain sont en équilibre et en accord, le paradis existe. »

 Écologie

« L’écologie devrait être la principale préoccupation de l’humanité. Tous les problèmes environnementaux auxquels la planète doit faire face à l’heure actuelle sont dus à une rupture de l’équilibre dont nous venons de parler, à cette volonté de construire des paradis de surabondance partout où c’est possible et surtout partout où ce n’est pas possible ! Il est d’ailleurs inutile de répéter ce que de très nombreuses personnes expertes expriment très bien aujourd’hui d’autant que je ne possède pas les moyens d’influencer une quelconque politique en mesure de renverser la situation. J’essaie donc simplement d’apporter un éclairage différent sur la nature, avec des informations, des expériences, des sensations à partager qui pourront peut-être permettre de faire évoluer le regard porter sur elle. Je souhaite attirer l’attention du public sur l’intelligence de cette nature. Une intelligence qui pourrait peut-être nous servir de modèle, de guide. Pour cela, il faudrait cesser de penser la nôtre supérieure, prendre en compte les enseignements de la nature et s’en émerveiller. Peut-être faudrait-il envisager le monde à la manière d’autres espèces pour adopter une façon d’exister plus écologique. »

Lugansad, Jardin du Luxembourg, Paris, 2020. ©Olga Kisseleva

Mythologie

« Mot intéressant qui vient à propos après celui d’écologie. Je l’entends au pluriel. Il me semble que les mythologies sont porteuses de nombreuses informations sur la nature et son intelligence. Toutes à des degrés divers. Les contes russes de Baba Yaga ou le Kalevala des pays nordiques nous les enseignent, autant que les dieux grecs et leur Olympe. Celles qui m’intéressent le plus considèrent que chaque coin de terre, lac ou rivière est doté d’un esprit. La forêt y possède une âme. Avec Baba Yaga, les éléments obéissent à la voix, comme le font aujourd’hui Siri et autre Alexa. Dans ses histoires, qui datent du IXe siècle, sa maison à pattes de poule peut voler sur commande. C’est grâce à sa connaissance de la nature que la sorcière Baba Yaga arrive à diriger tout son petit monde avec intelligence et succès. Les mythologies conservent l’essentiel de cette sagesse oubliée par la plupart des hommes. Conviction qui m’a amenée à développer le concept d’ancestrofuturisme, très présent dans le projet EDEN. Il s’agit, pour être en mesure de mieux vivre le futur, de rassembler les savoirs développés par les organismes biologiques non humains, grâce notamment aux mythes, une des sources de leur enregistrement, ou bien en les collectant auprès des populations autochtones, qui ont réussi à les conserver. »

Arbre

« Bien entendu, tout comme les Maoris, j’estime les arbres comme des frères. Je les considère comme intelligents. Ils sont nos égaux même s’ils semblent peu émotifs et communicants. À travers EDEN, je souhaite faire comprendre que nous avons beaucoup à apprendre d’eux… Néanmoins, quand j’entends le mot “arbre”, la première chose à laquelle je pense c’est l’arborescence, symbole de notre civilisation du début du XXIe siècle. Nous sommes complètement intégrés aujourd’hui dans des milliers de structures de ce type : en commençant par nos villes, qui vivent et meurent comme les arbres. Il suffit pour s’en convaincre de les observer naître et se développer avant l’intervention des urbanistes. Après avoir pris le pouvoir, ces derniers tentent d’optimiser, de construire des périphériques pour désengorger les centres ou de développer des quartiers à la verticale. Parfois ça marche et parfois pas du tout. Et quand la ville s’étiole, elle se meurt comme un arbre, par assèchement d’une branche puis d’une autre. Si l’on peut aussi observer dans notre environnement urbain de multiples structures arborescentes, fournissant la ville en vitalité : eau, électricité, gaz, information…, c’est qu’il n’en existe pas de plus efficaces, ni de plus aptes à survivre comme à résister. »

Polyana, Soyons à leur hauteur, Montluçon Art Nature, 2021. ©Olga Kisseleva, photo MLD

Racines

« Les racines sont une part invisible mais importante des structures arborescentes. Elles permettent de véhiculer l’information, la force, l’énergie, d’échanger, de se ressourcer. Je parle tant des racines des plantes que des nôtres, qui sont la base de notre identité et souvent guident nos actions. Quand on me demande d’où je viens, même si je vis à Paris depuis longtemps, je réponds : “De Saint-Pétersbourg”. Cette ville est mon principal ancrage, un petit point en haut à gauche sur la carte de l’immense Russie. Ma ville, avec ses paysages en milliers de tons de gris et sa culture étonnante, mélange, depuis sa fondation, des traditions russes, orientales et occidentales. Les Russes ont l’habitude de se penser indestructibles, car ils sont adossés à la Sibérie, qui est immense. C’est une racine aussi… Sans compter Baba Yaga ! Je dois aussi dire que mes racines, comme celles de nombreux Russes, sont également ukrainiennes. Si aujourd’hui la Russie et l’Ukraine sont deux États en guerre, il ne faut pas oublier que Kiev était la première capitale de la Russie et qu’Olga de Kiev en fut l’initiatrice. Mes grands-parents venaient de là-bas et mon prénom a été choisi en hommage à cette très honorée souveraine du Xe siècle. Puis il y a Paris où je me suis enracinée depuis plus de vingt ans. Et aussi la France, qui est devenue de plus en plus importante pour moi avec sa langue, sa façon de penser et sa culture, toutes les trois très différentes de mon bagage originel mais aussi très structurantes. Pour finir, j’évoquerais toutes les forêts que j’ai eu la chance de découvrir à travers le monde : des îles Cook jusqu’au nord de la Norvège et de l’Alaska jusqu’au sud du Brésil. Grâce aux arbres, je me sens partout un peu comme chez moi. »

Culture

« J’ai grandi dans un pays amputé d’une part importante de sa culture : la religion. En l’éradiquant, la tentation a été forte, pour le politique et la société, de se soustraire à toutes les règles morales. Tuer son prochain n’était plus une faute punie par un enfer éternel. Tuer pouvait même devenir un acte banal et les morts se comptaient par millions. Inutile de s’étendre sur le sujet, tous les péchés ont été en vogue en URSS, à telle ou telle époque, ou tous ensemble à un temps donné. Cependant, la société a survécu et a même engendré de nombreux talents. Comment cela a-t-il été possible ? Uniquement parce que la culture a su remplacer la religion et véhiculer les valeurs de l’esprit et le respect de la vie humaine. La culture a joué un rôle décisif pour les peuples de l’ancienne Union soviétique. Elle leur a permis de toujours produire et conserver des choses à partager avec les autres. Aujourd’hui, la culture est un vecteur de référence partout dans le monde. Mais elle est souvent en danger alors que son rôle est de plus en plus crucial. La culture permet de construire la réflexion, de distinguer le bien du mal. »

EDEN, interactive installation, Echigo Tsumari triennial, 2018. ©Olga Kisseleva

Transmission

« Je tends un paquet et vous le prenez. Ce type de transmission est facile. Mais vous permettre de le comprendre, de l’interpréter, de vous l’approprier est beaucoup plus complexe. Que ce soit un objet, un message, une pensée ou un savoir, ce qui est transmis doit servir à constituer un bien commun. C’est pour cela qu’il faut se creuser la tête et trouver des clés. J’enseigne à l’université, j’essaie de faire passer des savoirs à mes étudiants, et aussi de les préciser en échangeant avec des collègues lors de colloques. Quand on transmet, la réception nous apprend autant que la non-réception. Il faut sans cesse se questionner. Des échanges se produisent. Ce n’est pas une activité à sens unique. Je tiens beaucoup à cette pratique, qui permet une construction théorique, un renouvellement de la pensée, une sorte d’échange d’énergies. Après chaque cours, je suis épuisée et en même temps régénérée. La transmission, je la vis aussi avec les arbres, quand je travaille sur leur communication : transmission-réception-envoi-transmission-réception-interprétation-compréhension-incompréhension-retransmission-interprétation-vérification… Et j’en passe ! »

Imagination

« Ce qui me vient à l’esprit n’est pas l’imaginaire, qui permet à l’artiste de créer, mais plutôt l’imagination, qui intervient quand on rencontre un problème et qu’il faut trouver une solution. Souvent, d’une contrainte naissent les plus intéressantes inventions. Sans difficultés à résoudre, il est toujours plus pénible d’avancer. “Imagination” est donc pour moi un mot très pragmatique de l’univers du quotidien. En user est le seul moyen d’avancer dans l’existence. D’abord, il faut chercher de son côté, dans ses racines ou dans ses ailes, puis s’il n’y a pas de résultat probant se tourner vers d’autres points de vue, cultures, espèces… pour compléter ses savoirs et trouver une solution adaptée. L’imagination va avec la curiosité et aussi la capacité à construire des structures arborescentes. Elle est très liée à l’intelligence. »

Liberté

« La liberté est intérieure. Elle seule permet de suivre son imagination, tant en esprit qu’en action. La liberté de penser rend les choses possibles. Si nous pouvons imaginer où nous souhaitons aller, comment et avec qui nous voulons être, rien ne peut nous en empêcher, à condition évidemment que les autres aient cette même liberté. Là, où elle n’est pas encouragée, tout peut devenir très difficile, les solutions peinent à émerger et finalement rien de positif ne peut réellement s’accomplir. La liberté est un bien commun que nous devrions apprendre à cultiver et à partager. La posséder est la condition première pour résoudre l’équation de toute existence. »

Armille, Parc historique, Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Olga Kisseleva

Contact> Les Conversations sous l’arbre, Jardin source de vie, les 16 et 17 mai, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 27 octobre et le Festival international des Jardins jusqu’au 3 novembre.

Image d’ouverture> Armille, Parc historique, Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Olga Kisseleva