Valérie Winckler a une façon originale de prendre ses bains de minuit. Il y a dix ans, au cours d’un dîner, l’envie lui vint de voir ce que le grain d’une feuille de papier photographique rendrait si elle l’exposait à la lueur de la lune. De l’idée à la plage la distance n’était pas difficile à franchir, d’autant que l’artiste réside une partie de l’année sur l’île d’Yeu. Depuis cette première expérience – d’ailleurs peu concluante –, la photographe transporte jusqu’au rivage dans sa « charrette » (entendez une remorque accrochée à sa bicyclette), des feuilles de 50 x 60 cm qu’elle s’ingénie à recouvrir de sable, de galets, d’étoiles de mer, de crustacés et de cette précieuse algue qui l’inspire tant lorsque l’eau écumeuse de la vague recouvre, enlace la plante immémoriale que les Bretons surnomment « le pain de la mer ». Le scintillement de l’astre de nuit n’y suffisant pas, elle s’équipe d’une puissante source lumineuse et d’une lampe de poche « pour peaufiner les détails ». On pourrait croire qu’elle a suivi l’école du cirque tant synchroniser toutes ces manœuvres, de nuit et les pieds dans l’eau, relève de l’acrobatie. « C’est très physique. Comme un scientifique, à force d’essais et d’erreurs, j’ouvre des pistes qui m’aident à maîtriser ce que je fais. »
En toutes saisons sur les côtes désertes, Valérie Winckler passe des nuits blanches à créer des photogrammes, qu’elle révèle et fixe dès que le blanc et le noir ont fini de s’inverser sur le papier. « Il faut oser s’aventurer, aller à l’essentiel. Le noir et blanc, c’est l’interrogation du mystère. » Le résultat est là, éclatant, riche en abstraction, que l’imagination transforme en visage de diable au milieu d’organismes indéfinis – œufs de raie grouillant comme des spermatozoïdes –, en ange tentaculaire ou bien en une danseuse de flamenco dans sa robe moulante. A l’inverse des peintures rupestres qui annoncent toutes les virtualités de l’art, les photogrammes de Valérie Winckler remontent le temps. « Petit à petit, en voyant les premiers résultats intéressants émerger, alors que je ne les avais pas du tout anticipés, j’ai eu le sentiment de revenir aux origines de l’univers. » Un sentiment amplifié par une maîtrise technique qui vient renforcer le pouvoir d’évocation et de rêverie des photogrammes. « J’ai la chance de travailler avec Franck Bordas, le lithographe d’Alechinsky. Ses scans et ses fastueux tirages à jet d’encre apportent un supplément d’âme aux jeux de lumière. » Valérie Winckler attendra 2008 avant d’en exposer six à la galerie Thessa Herold.
Retour sur une histoire qui avait commencé bien avant cette année-là. Comme la carte du ciel ou une pelote de laine sous les griffes d’un chaton, les événements joyeux et malheureux de l’existence ont fait jaillir les sources d’inspiration où Valérie Winckler a abreuvé ses passions du reportage, du documentaire et de l’art. Sa fille voit le jour en 1980, en 1985, elle publie Actes de Naissance. Sa mère la quitte la même année, elle signe La mort si proche, trois ans plus tard. En 1993, un travail sur la relation mère-enfant l’amène à faire des portraits de nouveau-nés, comme celui de Céleste qui figurera huit ans plus tard en couverture de Visages de l’aube – ouvrage accompagné d’une nouvelle de Nancy Huston. La présence déjà si forte de ces petits êtres, que ni la conscience de leur vulnérabilité ni le doute n’atteignent encore, pousse la photographe à s’interroger sur la nature de l’homme. « A la façon dont ils me regardaient, j’avais le sentiment qu’ils possédaient la connaissance des origines du monde. » Dans le talmud, rappelle celle qui fut historienne de l’art avant de passer au 24 x 36, l’ange met le doigt sur la bouche du nouveau-né et la connaissance disparaît, ce qui l’oblige à la rechercher toute sa vie. Ancrée dans la nuit des temps, cette croyance, Valérie Winckler le reconnaît, n’a pas de fondement scientifique : le mystère demeure inaccessible.
Plusieurs années s’écoulèrent avant que la photographe de l’agence Rapho, réalisatrice (Canal + et Arte) et auteur n’ait l’idée de relier les bébés aux algues ! « Je suis arrivée à la galerie avec Visages de l’aube sous le bras, et j’ai dit à Thierry Marchand, qu’entre le livre et les photogrammes, il y avait quelque chose… C’est alors que j’ai compris que le moment de les réunir était venu. » C’est maintenant chose faite.
Chaque diptyque est composé d’un portrait de nouveau-né et d’un photogramme en miroir. « Nous sortons du liquide amniotique. Lorsqu’on est embryon, on traverse les chronologies de nos ancêtres. L’aquatique est notre origine. » Alors, à côté de ce bébé avec un doigt dans la bouche, dont les yeux en amande se nacrent de petites larmes au bord des paupières, est-ce un ruban d’algue torsadé comme de l’ADN qui tout à coup, nous pousse à imaginer ses joies et ses peines futures ? Et celui-ci, les lèvres en « O » majuscule ? « Là, il y a une aspiration, et en face, le spirituel. C’est donc, pour moi, l’aspiration au spirituel. » Comment ne pas se sentir émerveillé devant ces images où s’offrent avec évidence associations d’idées et émotions. Ainsi, caché au fond d’une matrice instinctive, nous disposerions à la naissance d’un horoscope symbolique qu’il nous incomberait d’interpréter, de parachever… Des réflexions qui furent enrichies par les rencontres organisées dans le cadre de l’exposition en présence d’un philosophe, d’un écrivain et d’un aréopage de chercheurs dont le professeur René Frydman, père du premier bébé-éprouvette, et le professeur en médecine, Jean-Claude Ameisen qu’on a entendu séparer sans les opposer le scientifique, le philosophique et le religieux.
Face à l’énigme de la vie, reste la beauté tendre et extatique des clichés de l’artiste. Quoi qu’elle en pense, les yeux bleus couvant ses diptyques qu’un petit grain de folie d’un soir a transformés en œuvres abouties, Valérie Winckler se garde bien de trancher. Elle réfléchit déjà à une exposition plus grande avec beaucoup de photos, dans un lieu obscur d’où surgirait la lumière ; au sens des gestes dans les différentes religions ; au temps, le nôtre et celui de l’univers ; et peut-être aussi à un travail sur photogrammes couleur… Privilégiant tout au long de son œuvre les passages d’un état de la vie à l’autre, Valérie Winckler, petite fille mi-française, mi-anglaise, mais sans connaissance de notre langue, débarquée en France à 8 ans et ayant souffert du rejet des autres enfants, sait qu’il ne faut pas trop s’éloigner de ses racines. Ni des plages de l’île d’Yeu et de ses bains de jouvence.