Une fois la voiture garée, on se sent quelque peu dérouté : c’est bien la bonne adresse, mais on a du mal à imaginer que dans cette avenue sans âme aux barres d’immeubles clonées se cache un lieu d’exposition depuis 1987. Pourtant, derrière l’austère façade en béton de la tour érigée par Jean Renaudie dans les années 70, le Centre d’art contemporain d’Ivry (Crédac), fidèle à sa vocation de lieu enchanté, n’est chiche ni de surprises ni de découvertes. Les invités qui se pressent devant un minibar improvisé ou qui déambulent dans les vastes salles de l’exposition sont venus nombreux au vernissage d’Imagine there’s no countries, titre très « lennonien » que Geert Goiris a donné aux photographies qu’il présente ce soir dans ce cadre chaleureux. En pantalon noir et chemisette verte, cheveux mi-longs, sourire étincelant et regard franc, l’artiste belge a tout de l’étudiant sage. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si le grand et sympathique Anversois ne fait pas ses trente-sept ans, il a en poche un CV et un palmarès de réalisations à en faire pâlir d’envie plus d’un. Pour ce diplômé de l’Académie des beaux-arts d’Anvers, qui enseigne depuis 2003 à la Haute école d’art et de design de Bruxelles, la passion des voyages le dispute à l’idée romantique de partager avec le spectateur des expériences extrêmes, grâce à ses photographies ; comme lui, elles sillonnent le monde, de New York à Pékin, en passant par Copenhague et Santiago. « Je traverse des lieux extraordinaires que je respecte. Aux gens qui se sentent de plus en plus désorientés, je montre des images dont l’ambivalence provoque un état mental proche de celui que l’on ressent au cours d’un voyage métaphorique. » L’ambiguïté que trahissent ces clichés, Gert Goiris l’obtient par de longues expositions à la chambre (parfois plusieurs heures), qui modifient non seulement la texture de la lumière, mais font aussi émerger une infinité de détails que l’œil humain mettrait un temps inouï à discerner.
Ainsi, ce qui pourrait être banal devient inattendu et rare ; tel un pont entre deux rives, l’imaginaire féconde la découverte dans l’espace-temps de la contemplation, de l’attente : « Je montre la nature à l’état sauvage, un monde sans hommes – parfois quelques traces –, qui renvoie en creux aux valeurs et conventions de nos sociétés modernes. A son tour, le spectateur qui n’a pas pu en vivre l’expérience, explore les territoires qui m’ont ému. » La pertinence du propos se vérifie dès la première et gigantesque photographie placardée au mur attenant au hall d’accueil. Geert Goiris a surpris dans un paysage lunaire de dunes et de cailloux, la rencontre inopinée d’un imposant tas de pierres avec, planté en son milieu, un arbre mort. Habillé de bandes de tissu bleu et affublé d’un drapeau délavé et d’un volant de voiture, soudain il se métamorphose en sorcière. A quelques mètres de cet étrange tumulus, totem ou épouvantail improbable, un petit panneau « solaire » argenté apporte sa touche incongrue, un choc de modernité au regard des vieux poteaux électriques en bois qui immuables filent vers l’horizon. Sous un ciel d’azur soutenu, papiers gras, chiffons et canettes vides se prélassent dans la poussière. Tous les temps qui s’entrecroisent dans ce panorama immobile font tellement penser à un montage, que l’on est prêt à parier qu’il s’agit d’un manifeste écologique. Erreur, même si la préservation de la nature s’ancre au cœur des préoccupations de l’artiste : « Cet arbre à vœux, je l’ai trouvé au bord d’une route de Mongolie. Comment est-il arrivé là ? Mystère. Quant au panneau argenté, il s’agit d’un support publicitaire local. » La réponse, dans sa simplicité, a de quoi vous laisser pantois : a-t-on été victime d’une hallucination, ou notre désir de tout expliquer nous a-t-il joué un tour ? Rien de tout cela, car c’est justement le but que poursuit Geert Goiris avec ses images : laisser notre créativité et notre réflexion libres de toute entrave. Venues des confins du Chili, de la Chine ou de l’Antarctique, qu’elles montrent un « whiteout » (phénomène atmosphérique causant une diffusion complète de la lumière), un kangourou albinos, un dragster au repos dans l’immensité glacée de l’Utah, ou un incroyable cimetière musulman accroché à la paroi pelée d’un canyon chinois, les photographies de Geert Goiris, telles des pionnières utopiques, délivrent leur message à qui veut envisager une terre sans patrie ni frontières, ou tout simplement rêver. A l’instar d’Imagine, la chanson pacifiste de John Lennon, dont le photographe voyageur a justement adopté le titre pour cette belle exposition.