Tandis que l’élixir ajuste sa robe écarlate, un nouveau corpus d’œuvres et une installation in situ rendant hommage aux révoltes ouvrières s’emparent de la couleur rouge au Château La Dominique, situé au nord-ouest de Saint-Emilion. Réunissant une quinzaine d’artistes français et internationaux, Rouge, couleur de l’engagement est une exposition à découvrir jusqu’au 25 août.
Le commissaire Guillaume de Sardes a des faux airs de Terence Stamp dans Théorème, de Pier Paolo Pasolini (réalisé à partir de son œuvre littéraire éponyme). Et toute la maisonnée Fayat, propriétaire du vignoble classé grand cru en 1955 – y compris sa jeune directrice, l’œnologue Gwendoline Lucas, et la passionnée Camille Poupon, directrice de la communication et cheffe des opérations – semble transcendée par l’expérience de l’art renouvelée : Le Château La Dominique, près de Libourne en Saint-Emilion, a choisi de réitérer cet été son invitation autour de la couleur rouge par une nouvelle exposition : Rouge couleur de l’engagement. Une thématique qui résonne de façon éminemment politique et qui, succédant à Rouge des forêts et de villes proposée en 2018, s’ancre davantage, par le choix des œuvres, dans les transformations de la « polis », autrement dit de la cité en mouvement, prônant ici les valeurs du changement et du courage, de l’action citoyenne autant que celle de l’engagement individuel.
Chacune des quatorze œuvres sélectionnées y apparaît comme l’allégorie d’une destinée transfigurée : du cliché noir et blanc de l’Ouvrier en grève assassiné, pris en 1934 par le photographe mexicain Manuel Álvarez Bravo (1902-2002), dont le sang de la résistance répandu sur le sol convoque la couleur explicite, à la croix blanche sur fond rouge (Milk Cross, 1987) de l’Américain Andres Serrano, dont l’usage des fluides corporels – ici le sang et le lait, mais parfois aussi l’urine et le sperme – dans la réalisation d’une iconographie touchant au sacré lui valurent, en cette même année 1987, scandale et consécration. Jeune coopérant, en Chine à la même époque, le photographe français Thierry Jadot en ramena les témoignages d’une période charnière marquée par la libéralisation économique initiée par Deng Xiaoping, mais aussi par les événements dramatiques de la place Tian’anmen (1989). Son image Cité Interdite, Pékin (1987), prise à l’entrée de la Cité impériale, nous apprend par son cartel que sa couleur pourpre est une référence à l’étoile polaire, considérée dans l’imaginaire chinois comme la « petite étoile pourpre » au centre du monde.
Dans les fûts flambant neufs remplaçant le cuivre par l’inox, fermente le magistère, alors qu’au beau milieu de l’exposition trône la mystérieuse sculpture-baquet en carton écarlate de l’artiste américain Mike Bouchet : Jacuzzi pour Robert Mugabe (2006). Son titre évocateur nous glace les sangs, alors que chemine une autre réflexion sur le rapport au pouvoir et à l’économie du travail avec l’installation La Liberté guidant la laine (notre photo d’ouverture), conçue in situ par le Jérémy Gobé comme le passage d’une partie du chai à l’autre. Depuis plus de cinq ans, l’artiste français tricote une œuvre textile en référence à la révolte des canuts et à l’introduction du métier à tisser comme acte fondateur d’une révolution robotique ayant engendré dévalorisation ouvrière et perte des savoir-faire. Le motif Jacquard de sa tapisserie sculptée apparaît ici déformé par la poussée verticale des baïonnettes, des fusils ou encore de la hampe du drapeau qui illustrent le célèbre tableau de Delacroix.
« C’est cette forme extrême de l’engagement, un engagement au péril de la vie, qu’évoque avec ironie Robert Combas dans Petite bataille rangée entre encore ces enfoirés d’Anglais contre les gentils Français », commente le commissaire, face au dessin à la ligne claire sur papier blanc, collé sur une feuille rouge, tandis que des images de guerres ou d’incendies s’enchaînent inéluctablement avec celles de tableaux de Goya et de scènes de corrida dans une vidéo, NADA, rouge électronique de mounir fatmi. « La présence du taureau rituellement mis à mort vient rappeler la violence inhérente à la condition humaine, précise Guillaume de Sardes. Aussi loin que remonte l’historien, il est question de guerre et de tauromachie – mais d’art, aussi, comme en témoigne la Fresque du Toréador découverte à Cnossos qui date de 1450 avant notre ère. »
Et pourquoi pas la danse pour simuler l’instinct guerrier, la fougue impétueuse de la jeunesse et la nécessité de mouvement ? La radicalité exaltée par les danseurs de hip hop dans Le Feu au cœur, le film réalisé en 2018 par la talentueuse Danielle Arbid, qui répondait ici à une commande de l’opéra de Paris par un tournage au Centquatre, déploie sur grand écran toute l’énergie et la sensualité vitales qui irriguent les veines de l’adolescence.
En contrepoint, l’installation sonore Esquiver, les dissidents du rouge (2019), de la jeune plasticienne et philosophe de l’art Orianne Castel, se découvre dans l’intimité d’un casque, face à la projection d’un carré blanc sur fond blanc : sur un ton insidieusement monocorde et avec toute la rigueur poétique d’un texte allégorique d’une intelligence rafraîchissante, s’y joue à partir de la composition d’une toile rouge « allant du cinabre au bordeaux » (la société), l’incidence des points clairs (ses dissidents) qui, petit à petit, par intégration des teintes complémentaires, vont modifier le tableau de l’intérieur.
A découvrir encore, la géométrie explicite de la ligne rouge, du podium et des chaises vides de Jan Vercruysse (1948-2018), avec Les paroles II, sculpture réalisée en 1993, ou encore le Panneau de vote (1972), de l’artiste conceptuel Jean-Pierre Raynaud, qui perdit son père à quatre ans dans le bombardement de l’usine où il travaillait. A chaque destin son corollaire. Autant d’œuvres, autant de destinées que le sang et l’amour de l’art révélèrent.
« La boulangerie a été mon premier métier. La transformation de la pâte en pain me fascinait, se souvient l’artiste Martial, né en 1968. Je n’aimais pas mon corps, malingre, et j’ai voulu le remodeler en pièce montée, comme une pâtisserie. » En 1997, il est ainsi sacré champion de Los Angeles, puis champion de France IFBB de body-building. Son œuvre, qui relève du body art, pose la question existentielle d’un corps transfiguré. Transfiguré ! Le mot est lâché, qui relève du sacré quand le corps devient le lieu même d’une révélation, en référence au Nouveau Testament, lorsque Jésus change d’apparence corporelle pendant quelques instants pour révéler sa nature divine à trois disciples. Mais laissons la bonne du Théorème léviter sur le toit ! Deux collages photographiques, Fly or Die, se superposent dans un cadre exposé : l’un montre Martial en adolescent chétif avec des ailes découpées dans une notice de produit dopant, l’autre le fait apparaître adulte bodybuildé, métamorphosé en un inquiétant papillon à la pigmentation carmine.
Avec une apparente légèreté, s’immisce dans la visite, une dimension métaphysique, alors que la part des anges s’évapore inostensiblement des cuves. Un diptyque graphique de la féministe américaine Judy Chicago, issu de sa série Song of Songs (1999), illustre des versets tirés du Cantique des Cantiques sur les rapports homme-femme, tandis que l’abîme pourpre d’une bouche insondable (Tokyo color, 2008-2015), photographiée par le Japonais Daido Moriyama, évoquerait le labyrinthe du désir et ses impasses ? Le rideau tombe enfin, avec l’Autrichien Heimo Zobernig (Untitled-rideau rouge, 2009), plutôt rouge vif, d’un vermillon dont la nuance tire son nom d’un pigment à base de sulfure de mercure. « L’artiste autrichien suggère-t-il, après William Shakespeare que “ le monde entier est un théâtre ; et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs ” ? », s’interroge Guillaume de Sardes, dont la venue au Château La Dominique avait elle-même été anticipée (de même que l’arrivée providentielle de Stamp dans Théorème) par l’architecte Jean Nouvel, à qui Jean-Claude Fayat (héritier du domaine et dirigeant d’une entreprise familiale de BTP implantée dans plus de 170 pays) avait confié de 2011 à 2012, la réhabilitation du chai. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’occasion de la construction du Musée du Quai Branly. Furent alors choisies, pour la façade du nouveau bâtiment technique qui prolonge l’architecture du Château La Dominique, les six nuances de rouges que prend la teinte du vin lorsqu’on l’oxygène (par un mouvement de révolution) dans un verre. Tandis que la peau du cuvier transformé en « red cube » pour l’été réfléchit le vignoble alentour, un escalier conçu dans l’ombre nous fait prendre de la hauteur pour rejoindre un immense toit-terrasse doté d’une piscine de galets aussi écarlates que le raisin foulé au pied… Pour y découvrir les plaisirs et saveurs d’une restauration panoramique ouverte sur un paysage divin tout au long de l’année.