A travers ses projets, souvent menés en collaboration avec des scientifiques, Karine Bonneval s’intéresse aux rapports que l’homme entretient avec les mondes végétal et animal et aux traces invisibles laissées par nos échanges continuels avec la nature. Pour sa part, Julie Fortier aime à explorer les notions d’effacement et de déperdition qui caractérisent le passage du temps, tout en développant une démarche expérimentale s’appuyant sur les odeurs et les arômes, dont le côté insaisissable n’a d’égale que la puissance mnésique et affective. Jusqu’au 24 mars, les deux artistes sont conjointement invitées au Micro Onde, centre d’art contemporain de l’Onde, à Vélizy-Villacoublay (78). Comme un frisson assoupi réunit deux propositions singulières ayant en commun d’offrir de nouvelles façons de voir comme de percevoir.

« Ce qui m’intéresse dans le travail de Karine Bonneval et de Julie Fortier, qui ne se ressemblent pas, c’est qu’elles explorent deux territoires de perception qui sont complémentaires à la vision, indique Sophie Auger-Grappin, directrice du Micro Onde et commissaire de l’exposition. Toutes deux se rejoignent par ailleurs par le fait de côtoyer et travailler des domaines qui n’ont rien à voir avec l’art : la chimie et la bioacoustique, par exemple, ainsi que différents champs de recherches expérimentales. Or, cela ne vient pas du tout nuire à la poétique de leur travail, au contraire. » Au centre d’art contemporain de l’Onde, les deux artistes ont chacune investi l’un des espaces dévolus aux expositions : la vaste galerie carrée pour Julie Fortier ; la Rue traversante, lieu de circulation et de déambulation, pour Karine Bonneval. La plasticienne française y déploie Ecouter la terre, une proposition multiforme qui s’inscrit dans la suite d’un projet débuté il y a un peu plus de deux ans autour des échanges invisibles entre végétal et humain, à travers lequel elle entend donner à voir et à entendre « ce tout vivant avec lequel nous sommes en constant dialogue ». « Le sol n’est pas une matière simple et inerte, aime à rappeler l’artiste. C’est un monde en soi, complexe et organisé, associant de multiples espèces microscopiques, des nutriments, des minéraux en constante interaction. » Le parcours s’ouvre sur un dôme à l’aspect terreux, posé à hauteur de buste sur de grands pieds en bois. Ça et là y « pousse » un petit bouquet de champignons, éléments essentiels de la biodiversité et indispensables à l’écosystème forestier. La pièce s’intitule Anents, du nom des chants que les Achuar, population de l’Amazonie, ont l’habitude d’adresser à l’ensemble du vivant, notamment aux plantes. « Elles sont pour eux des êtres vivants au même titre que les hommes et les animaux, explique Karine Bonneval. Au fil de mes recherches, je me suis rendue compte que c’était quelque chose de récurrent dans différentes cultures, plus particulièrement chez les peuples habitant la ceinture tropicale. » Invité à se glisser sous le dôme, « à mettre la tête dans la terre », le visiteur peut y écouter quelques-uns de ces chants dédiés au millet, au yucca ou encore au riz. Evoquant aussi les constructions en terre, crue ou cuite, la pièce rend hommage à cette intelligence du local, « où l’on va construire avec le matériau que l’on a à disposition » et au bon sens écologique, tout à la fois simple et efficace. A quelques pas, de curieuses formes en terre cuite noire, oxydée dans la masse, émergent du sol. Inspirées des silhouettes extravagantes des organismes unicellulaires que sont les myxomycètes et réalisées à quatre mains avec la céramiste Charlotte Poulsen, elles composent un paysage singulier à parcourir l’ouïe une nouvelle fois aux aguets : chacune des « bouches » transmet en effet le son capté au cœur d’un biotope particulier. Un travail mené en collaboration avec la bioacousticienne et éthologue Fanny Rybak. « Au départ, je voulais faire entendre les plantes et les funghis se déplacer. Cela aurait été possible, mais pas très intéressant dans le cadre des prises directes de son que j’effectue, précise Karine Bonneval. C’est donc plutôt l’activité des organismes animaux que l’on perçoit ici. Il n’y a pas de transformation, juste une amplification des sons, qu’à l’oreille on ne pourrait saisir. » Six enregistrements témoignent de la particularité d’autant d’échantillons de terre, choisis au fil des déplacements de l’artiste durant l’année écoulée, et mettent en lumière la corrélation entre la qualité d’un sol et le nombre de sons que l’on y entend. Du compost grouillant de vie de son jardin du Berry au champ voisin appauvri par une culture intensive de céréales, en passant par le Jardin botanique de Berlin, fréquenté lors d’un temps de résidence au sein du laboratoire d’écologie végétale et du sol (Institut de biologie) de Matthias Rillig, et Colombo, au Sri Lanka, où elle exposait en septembre dernier, l’expérience a volontairement été menée dans des environnements très contrastés. Et parfois sources de surprise, comme dans le cas des deux enregistrements sri lankais, effectués de nuit, dans un jardin un peu en retrait de la ville. « On n’entendait rien de particulier, se souvient Karine Bonneval. Pourtant, les micros plongés dans la terre ont capté de la musique se propageant depuis les maisons. » Une découverte à la fois sympathique et signe d’une forme inattendue de pollution.

Dominant l’installation, se déploie au mur un autre paysage, photographique cette fois. Il s’agit d’une image très grand format issue d’un microscope confocal. « J’ai fait l’inverse de ce que font habituellement les scientifiques, qui essaient d’isoler un élément pour l’étudier, en mettant tout simplement en culture, dans une boîte de Petri, des échantillons d’écorce d’arbre, qui sont un biotope en soi, avec les micro-organismes de mes doigts. S’est alors développé ce que le professeur Matthias Rillig appelle la community coalescence, c’est-à-dire la rencontre fortuite de deux biotopes, et l’organisation entre eux des micro-organismes dans ce nouvel espace qu’est la boîte de Petri. » C’est sur un détournement de protocole scientifique du même ordre que Karine Bonneval appuie la dernière étape de sa proposition, présentée dans une petite salle noire attenante. Emergeant du sol, de petites sculptures en céramique laissent chacune entendre les sons caractérisant une espèce animale – fourmis volantes, vers de terre, vers rouges, collemboles, cloportes et une larve de cétoine –, tandis qu’un écran mural diffuse les images d’une autre rencontre inédite : celle « d’individu à individu », ayant elle aussi pour théâtre une boîte de Petri, entre la main de l’artiste et un funghi. Un petit banc offre au visiteur une pause sensible et contemplative, propice à la réflexion qu’encourage la plasticienne sur notre place dans ce grand tout qu’est le vivant. « En tant qu’Occidental, on a tendance à se penser comme étant au sommet d’une pyramide, dominant un peu tout le reste du vivant. Or les populations tels les Achuar viennent nous rappeler qu’il faut appréhender ce dernier dans sa globalité. Une position nécessaire pour penser l’écologie aujourd’hui. » Ce rapport à la nature nourrit les recherches de Karine Bonneval comme celle de Julie Fortier. Mais si à travers ses œuvres, la plasticienne française donne ici à voir et à entendre les imperceptibles mouvements et sons des micro-organismes, l’artiste canadienne convoque pour sa part notre sens olfactif, s’appliquant comme à son habitude à donner forme à l’insaisissable univers des odeurs. « La difficulté de mon travail consiste autant à parvenir à diffuser une odeur qu’à définir la forme de cette diffusion », confirme l’intéressée.
Au Micro Onde, Julie Fortier présente notamment les premiers fruits d’une recherche entreprise récemment autour de la céramique. Aux murs de la grande salle d’exposition, trois petits cadres en bois sont accrochés à la perpendiculaire à hauteur de visage. Chacun enserre un objet de forme circulaire, composé d’une paroi vitrée arborant de délicats dessins et adossée à une galette de porcelaine, qui sert de diffuseur d’odeur. Pour Le jour où les fleurs ont gelé, l’artiste s’est inspirée d’une expérimentation menée par le chimiste Olivier David, avec lequel elle collabore régulièrement à l’Institut Lavoisier de Versailles : « Il avait fait cristalliser une nouvelle molécule inventée par ses soins et cela avait pris la forme d’une fleur magnifique. J’ai utilisé le même procédé avec différentes molécules pures, tout en créant un accord parfumé. » Il faut s’approcher de chacune des galettes de céramique pour percevoir l’odeur filtrant très doucement à travers la porcelaine, travaillée délibérément par l’artiste en deçà de la température de cuisson normale afin que la matière conserve son caractère poreux. « A chaque fois, j’ai composé un accord très simple de trois-quatre molécules, précise Julie Fortier. Là très mentholé, cédré, avec un colorant bleu méthylène ; ici plutôt framboise, musc blanc et héliotropine, mélangés avec de l’éosine. Le troisième est une variation autour de cette molécule créée par Olivier David, qui s’appelle bois-vanille. Chaque cristallisation prend des formes différentes, dessinant un ensemble de lignes, carrés, gouttes, etc. Ça ne réagit jamais vraiment de la même manière et c’est ce qui me plaît dans les parfums : ça m’échappe souvent et c’est vraiment fascinant ! »

Le centre de la pièce est investi par un autre travail inédit (notre photo d’ouverture), s’articulant autour de l’objet singulier qu’est le manteau de fourrure (Les fauves ont surgi de la montagne). Un dessein mûri de longues années durant, mais jusqu’ici refusé par ses interlocuteurs pour son côté « peu politiquement correct »… Une réticence dont l’artiste préfère sourire, rappelant la très longue durée de vie – et donc « rentabilité » de l’animal – d’un habit de ce type en comparaison de celle d’une fourrure synthétique, posant d’autres questions écologiques puisqu’issue de la transformation de produits pétroliers. Si ce projet lui tenait tant à cœur, c’est parce qu’il prend source dans un souvenir fondateur lié à son enfance passée à Sherbrooke, au Québec. « A Noël, nous pouvions recevoir jusqu’à 50 convives, raconte Julie Fortier. Les hommes comme les femmes arrivaient habillés d’un manteau de fourrure que j’avais la charge de récupérer pour aller les porter sur le lit de mes parents. La plupart du temps, je ne tenais pas toute la soirée et j’allais me coucher dans cette montagne de manteaux. J’adorais me faufiler entre les différents types de poils et d’odeurs, particulièrement retenues par ces vêtements. C’est le souvenir olfactif le plus puissant que je garde. » Si, au départ, l’artiste était partie sur l’idée de recréer cette montagne de manteaux, elle s’aperçoit vite que cela ne peut fonctionner, du fait du caractère singulier de chaque pièce, déterminé par la coupe, l’étiquette, l’époque, la provenance et, bien sûr, les odeurs de parfum, de placard, d’animal, de peau, etc. « Ils devenaient des individus. Je les ai donc approchés à tour de rôle, reniflant les aisselles, les plis, la fourrure pour essayer de projeter à chaque fois un portrait fictionnel de la personne qui aurait pu les porter. » Et la galerie ainsi constituée de prendre la forme d’un groupe d’une dizaine de hautes silhouettes montées sur de fins trépieds, habillées d’ocelot, d’astrakan, de vison, de castor et autre rat musqué et parées chacune d’un collier en céramique diffusant l’identité olfactive imaginée par l’artiste à partir de tous les résidus identifiés, « à la manière d’indices prélevés sur des pièces à conviction ». Ici une note de tabac froid, là de foin ou encore d’encens et de pierre humide, « toutes sortes d’ingrédients tantôt attrayants, tantôt repoussants, parfois les deux à la fois ». Déambulant d’une silhouette à l’autre, le visiteur se prête volontiers au jeu perceptif concocté par Julie Fortier, humant les effluves d’une parure, puis d’une autre, revenant parfois sur ses pas avant de reprendre le cours de sa balade insolite. « En parfumerie, on apprend à flairer un peu comme le chien, explique la plasticienne. Il faut inspirer-expirer plusieurs fois et non prendre une grande inspiration, afin de créer une espèce de turbulence à l’intérieur de son nez ; c’est ainsi que l’odeur va venir se développer. Ce qui m’intéressait avec le manteau de fourrure, c’est qu’il permet de nous isoler, de “rentrer” dans l’odeur. Il y a presque l’idée d’une caresse, d’un geste assez intime car, comme les vêtements sont haut perchés, on a la tête presque dans le ventre. Il y a là quelque chose à la fois d’un peu primitif, de gênant et de drôle, c’est ce qui me plaît ! »
Au sol, se déploie une rivière de perles de diverses tailles, en céramique elles aussi mais non chargées en parfums, s’éparpillant dans l’espace. Une manière pour l’artiste d’opérer une « transformation », de changer d’angle pour passer de la couture au paysage. « Il y a cette notion de forêt, un côté fantomatique aussi, du fait de la disposition des manteaux, et puis l’image de la rivière (de perles). J’aime cette connexion de la parure à la nature, ce lien entre le lieu d’où vient la bête qui devient un manteau et le retour au paysage. Il y a vraiment cette idée de cosmogonie, de porter le monde et d’être le monde. » Qui fait écho à l’attention particulière portée au vivant et à la nature par Karine Bonneval. « Avec Julie nous sommes toutes les deux sur un temps assez long. C’est pour cela qu’on a appelé l’exposition Comme un frisson assoupi. Nous sommes chacune dans une appréhension d’un sens, mais d’une manière un peu lente, c’est ce qui réunit nos deux projets : il faut passer du temps pour aller écouter, sentir. » Pour contempler, aussi, et se laisser gagner par la poésie ambiante, sans aucune modération.