Alors que depuis plusieurs mois, les incursions de l’IA dans le monde de l’art font régulièrement le buzz, le Centre Pompidou a provoqué la surprise en ouvrant ses collections à dix-huit œuvres numériques sous forme de NFT. Actualité foisonnante qui offre l’opportunité de s’interroger sur l’ensemble des technologies « nouvelles » utilisées par les artistes et sur la nature des œuvres qui en découlent. Au centre des processus de création, de promotion, de médiation et de commercialisation, les machines sont-elles en train de changer le monde de l’art ? Durant les trois prochaines semaines, ArtsHebdoMédias publiera une série d’articles, interviews et portraits dans le but d’offrir matière à penser la relation contemporaine que les plasticiens entretiennent désormais avec les machines. Vous découvrirez les points de vue d’artistes-théoriciens, d’acteurs institutionnels et privés, ainsi que de nombreuses œuvres à la pointe des technosciences. Au fil des publications, nous décrypterons les pratiques artistiques les plus récentes et donnerons la parole à ceux qui s’aventurent sur ces terrains instables et passionnants. En préambule, Samuel Solé explore les relations artistes-machines à travers les siècles et propose quelques pistes de réflexion sur l’arrivée de l’IA et des NFT dans l’art.
« L’écrasante majorité des images sont désormais réalisées par des machines pour d’autres machines, les humains étant rarement dans la boucle. » Tel est l’inquiétant constat de l’artiste américain Trevor Paglen. Depuis le développement récent de l’intelligence artificielle (IA), les machines sont devenues capables non seulement de reconnaître et d’analyser un ensemble d’images déjà existantes, mais aussi d’en produire de nouvelles, presque sans intervention humaine. Les champs d’application concernent à ce jour les secteurs de l’industrie, de la police, de la recherche et de la santé, mais de plus en plus d’artistes détournent ces outils numériques de leur fonction initiale à des fins artistiques. L’art créé par IA pose à nouveaux frais la question du statut de l’artiste, de l’œuvre d’art et de l’intention artistique.
En août 2022, Jason M. Allen, développeur américain de jeux vidéo, participe à un concours d’art organisé par l’État du Colorado. L’œuvre qu’il propose, Théâtre d’opéra spatial, représente trois personnages drapés de rouge et de blanc dans un paysage de métal, percé d’un grand soleil irradiant la scène d’une lumière poudreuse et dorée. Le jury, convaincu par l’originalité de la proposition, accorde à l’artiste le premier prix du concours, dans la catégorie « art numérique ». Seul problème : Jason M. Allen n’est pas le véritable auteur de l’œuvre. C’est l’IA Midjourney qui en est à l’origine. Personne ne s’était rendu compte de la supercherie. Résultat : une polémique éclate autour des questions de l’artiste et du plagiat. Peut-on attribuer de telles œuvres à un auteur ? Peut-on définir leur valeur artistique et marchande ? Peut-on les qualifier d’œuvres d’art, dès lors qu’elles n’ont pas été réalisées par un artiste, mais par une IA sur la base d’images déjà existantes ?
Préalablement entraîné sur une grande quantité d’images et de textes, un algorithme de génération d’images est capable de produire un nombre virtuellement infini d’images à partir d’un texte descriptif rédigé par l’utilisateur. Les œuvres créées par IA peuvent ensuite être associées à un NFT (non-fungible token). Les NFT ou jetons non fongibles fonctionnent comme un titre de propriété, consigné dans un registre numérique public et décentralisé. Ils permettent de garantir l’unicité et la propriété d’un actif numérique, comme une image, un tweet, voire un objet virtuel dans un jeu vidéo. Contrairement aux actifs numériques « fongibles », tels que les cryptomonnaies, les NFT sont dits « non fongibles » car chacun d’entre eux est unique et n’est pas interchangeable avec un autre actif de même valeur. Ils peuvent être achetés, vendus ou échangés sur des places de marché en ligne, à l’exemple des films d’animation de l’artiste japonaise Sawako Kabuki. La grande majorité des NFT est aujourd’hui associée à des œuvres créées par IA.
Artistes et machines : une perspective historique
Si les nouvelles technologies numériques marquent un tournant esthétique et épistémique dans le monde de l’art, elles s’inscrivent en réalité dans la continuité de l’histoire des relations entre artistes et machines. Les machines ont tour à tour été envisagées comme outil de création, comme figure de représentation et comme objet de contemplation. On peut en remonter les origines à la Renaissance, période à laquelle les artistes ont commencé à utiliser des machines de plus en plus sophistiquées pour créer leurs œuvres, à l’exemple de la camera obscura, un dispositif optique permettant de projeter une image inversée et réduite d’une scène sur une surface plane. Brunelleschi, Dürer et, bien sûr, Léonard de Vinci, sont parmi les exemples les plus marquants de la figure de l’artiste-machiniste, au croisement de la raison mécaniste et de la sensibilité artistique.
Mais c’est au tournant du XXe siècle, après la révolution industrielle du XIXe siècle, que les machines s’installent durablement dans l’atelier et l’imaginaire des artistes. Les peintres futuristes, comme Umberto Boccioni et Luigi Russolo, ont trouvé dans le machinisme la possibilité d’un nouveau langage plastique – couleurs, formes, motifs et rythmes – susceptible de célébrer la vitesse et l’ivresse du monde moderne. Machines à vapeur et chaînes d’assemblage, automobiles et locomotives, renouvellent à la fois le style et l’objet de la peinture. En même temps qu’elles transforment notre manière de voir le monde et de le représenter, les machines se sont mises, elles aussi, à produire des images. L’invention de la photographie en 1839, puis du cinématographe en 1895, ouvre la voie aux œuvres mécaniquement reproductibles, pour reprendre la formule de Walter Benjamin. Que nous montre d’autre Dziga Vertov dans L’homme à la caméra (1929), sinon l’homme moderne dans un monde de machines (l’usine et la ville), vu par le regard d’une machine (la caméra) ?
Ainsi la machine est-elle devenue non seulement une source d’inspiration privilégiée de l’artiste, mais aussi l’outil de création approprié pour réaliser ses projets. Comme l’écrit Francis Picabia dans un article du New York Tribune en 1915 : « La machine est devenue plus qu’un simple instrument de la vie humaine. Elle est réellement une part de la vie humaine. Je me suis approprié la mécanique du monde moderne et je l’ai introduite dans mon atelier. » De façon plus radicale encore, la machine, en tant que telle, peut être présentée comme une œuvre à part entière, dans toute sa présence physique. C’est le cas, par exemple, des Méta-Matics mises au point par Jean Tinguely dans les années 1950 et 1960. Il s’agit d’une série de sculptures composées d’objets trouvés et de pièces mécaniques récupérées, capables de dessiner automatiquement des motifs aléatoires et abstraits. Certaines pouvaient être activées par le public et d’autres fonctionnaient grâce à un mécanisme. Il est possible de voir dans ces machines à dessin les précurseurs des algorithmes de génération d’images : l’artiste délègue à la machine le pouvoir de créer.
Révolution numérique : le « devenir-artiste » de la machine
La révolution numérique dans la seconde moitié du XXe siècle bouleverse à son tour la longue histoire des relations entre artistes et machines, en témoignent les expositions Art robotique, à la Cité des sciences en 2015, et Artistes & Robots, au Grand Palais en 2018. Qu’il s’agisse de robots, d’ordinateurs ou d’algorithmes, les machines, de plus en plus complexes, deviennent de véritables co-créatrices des œuvres d’art aux côtés des artistes. Dans le sillon creusé par Jean Tinguely, de nombreux artistes cherchent à mettre au point des machines capables de produire des images, à l’exemple de Patrick Tesset et Leonel Moura. Dans Robot Art (2017), ce dernier répand sur une surface vierge un essaim de robots équipés de pinceaux et de couleurs, programmés pour réaliser des compositions géométriques et abstraites. Pourvus de capteurs sensibles, les robots s’adaptent à leur environnement, ce qui laisse une grande place à l’imprévu dans le résultat final.
Sous la supervision de l’être humain, les machines sont désormais capables de créer des œuvres de plus en plus sophistiquées. Les algorithmes de génération d’images prolongent en effet le rêve d’une machine créatrice, alter ego de l’artiste créateur. Faite d’engrenages et de mécanismes complexes, la machine concrète laisse la place à la machine abstraite, au programme informatique, composé d’une suite de 0 et de 1. Si la machine est encore loin de remplacer l’artiste, l’IA est toutefois devenue l’outil privilégié de certains artistes numériques. Mario Klingemann est l’un d’entre eux. L’artiste allemand, qui nous avait accordé un entretien lors de l’exposition Neurones : les intelligences simulées au Centre Pompidou en 2020, utilise des réseaux de neurones et d’apprentissage profond pour créer des œuvres d’art générées par ordinateur. Il se concentre en particulier sur la génération de portraits énigmatiques, qui interrogent la limite entre l’humain et le non-humain.
L’art créé par IA organise la rencontre d’une intentionnalité (celle de l’artiste) et d’une agentivité (celle de la machine). Si la machine se rapproche de l’artiste, l’artiste, à son tour, se rapproche de la machine, dans un chassé-croisé qui nous interroge sur l’utopie transhumaniste et la fusion homme-machine. Depuis les années 1970, le performeur australien Stelarc appareille son corps avec des prothèses électroniques et robotiques, dans le but d’en repousser les limites et d’explorer de nouvelles formes de sensibilités. Dans une performance en 1996, Ping Body, l’artiste se met en scène harnaché d’un réseau de capteurs, dans le but de collecter les données de ses mouvements et de les traduire en bande sonore générative. À l’exemple d’autres artistes comme Moon Ribas ou Neil Harbisson, Stelarc fait de son corps un lieu de rencontre entre l’organique et le mécanique. Au « devenir-artiste » de la machine répond ainsi le « devenir-machine » de l’artiste.
Néanmoins, ce constat reste à nuancer. De nombreux artistes contemporains continuent d’utiliser les outils numériques comme de simples outils, dans le prolongement du burin ou du pinceau. Le peintre anglais David Hockney, par exemple, utilise depuis les années 2010 les logiciels d’infographie de l’iPhone et de l’iPad afin de prolonger dans le médium numérique son geste pictural. Dans une veine impressionniste, ses paysages vallonnés et lumineux, peints dans la campagne normande, saisissent le cycle des saisons par aplats de couleurs vives et touches de pinceau numérique. Ils sont actuellement exposés sous la forme d’une longue frise de 90 mètres au Musée de la Tapisserie de Bayeux. D’autres artistes emploient la machine, non comme un instrument, mais comme un matériau propice à la composition de sculptures et de tableaux, à l’exemple des reliefs muraux de l’artiste français Zaven Paré, réalisés à partir de circuits imprimés et de pièces mécaniques. Pour ces artistes, la machine doit rester, comme l’écrivait déjà Baudelaire à propos de la photographie, « la servante des sciences et des arts » afin d’éviter que l’artiste ne devienne, comme le craignait Delacroix, « une machine attelée à une autre machine ».
Art créé par IA et NFT : une union paradoxale
Que les œuvres générées par IA soient associées aux NFT, cela semble aller de soi. Le mode de production de l’art étant numérique, pourquoi son mode d’échange et de circulation ne le serait-il pas aussi ? Dans ce sens, le logiciel Eponym, développé par Art AI, permet de générer des images à partir d’un texte et de les transformer automatiquement en NFT, échangeables contre la cryptomonnaie Ethereum. Le lien entre IA et NFT est on ne peut plus direct. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte d’un paradoxe : les NFT permettent de garantir la non-fongibilité d’œuvres numériques, alors que celles-ci sont par nature fongibles et reproductibles à l’infini, sans que l’on puisse distinguer les copies de l’original. Or, en « tokénisant » une œuvre numérique, on la rend unique et non reproductible.
Le philosophe américain Nelson Goodman nous aide à comprendre ce paradoxe. Dans Langages de l’art (1968), il propose la distinction entre arts autographiques et arts allographiques. Une peinture, une sculpture ou une performance sont des œuvres autographiques : ce sont des objets uniques et irremplaçables, intrinsèquement liés au geste créateur des artistes. À l’inverse, une œuvre littéraire ou une partition musicale sont des œuvres allographiques : elles reposent sur un système de notation symbolique et peuvent être copiées sans perte de qualité, chacune des copies étant considérée comme une manifestation authentique de l’œuvre originale. Si je lis Madame Bovary, c’est bien l’œuvre de Flaubert que je lis, même si je n’ai pas le manuscrit original entre les mains. Partant de ce principe, il est évident que l’art numérique est allographique : il repose sur un système de notation symbolique (le code numérique) et il n’existe aucune différence entre le fichier original d’une œuvre numérique et l’ensemble des copies de ce même fichier.
En authentifiant l’auteur et le propriétaire d’une œuvre et en prévenant toute duplication de celle-ci, on pourrait être tenté de penser que les NFT changent le statut de l’art numérique : celui-ci ne serait plus allographique, mais autographique. Mais ce n’est pas le cas. Il faut en fait distinguer l’œuvre du NFT qui lui est associé. Prenons l’exemple de l’œuvre NFT Everydays: the First 5000 Days, créée par l’artiste Beeple et vendue aux enchères pour 69,3 millions de dollars par Christie’s. L’heureux acquéreur du NFT ne possède pas l’œuvre elle-même, mais seulement le droit de revente du NFT. L’œuvre est toujours accessible au public sur Internet et peut toujours être dupliquée à l’infini : elle reste donc allographique. Qu’elle soit ou non associée à un NFT, cela ne change pas sa valeur artistique (intrinsèque), mais uniquement sa valeur marchande (extrinsèque). L’œuvre, en tant qu’œuvre, reste inchangée. Gardons à l’esprit que la valeur d’une œuvre repose avant tout sur l’œuvre elle-même et non sur son titre de propriété. De ce point de vue, rien de nouveau sous le soleil.
Image d’ouverture> Théâtre d’opéra spatial, Jason M. Allen avec l’IA Midjourney.