L’Intelligence Artistique selon Klingemann

IA. Deux petites lettres et l’imagination s’enflamme. Entre fascination et répulsion, réalité et utopie, l’intelligence artificielle est une technologie autant qu’une promesse ou une inspiration. Alors qu’il est question d’elle à presque tous les « étages » de notre monde, le Centre Pompidou, à Paris, a décidé de lui offrir une chance de s’expliquer ! Les œuvres d’une trentaine de créateurs proposent un regard critique sur les technologies de simulation de l’intelligence humaine. « Il s’agit de démystifier l’idée même d’intelligence artificielle, omniprésente aujourd’hui, en faisant se confronter l’intelligence humaine avec la simulation mécanique, machinique puis informatique », précise Frédéric Migayrou, commissaire de l’exposition avec Camille Lenglois. A l’occasion de l’ouverture de Neurones, les intelligences simulées, ArtsHebdoMédias a rencontré un des artistes invités. Rencontre avec Mario Klingemann, pionnier de l’art computationnel.

ArtsHebdoMédias. – Vous êtes l’un des pionniers de l’art des images générées par les réseaux de neurones artificiels, comment êtes-vous entré dans cette pratique ?

Mario Klingemann. – Je suis fasciné par les possibilités de création d’images à l’aide d’ordinateurs depuis que j’ai obtenu ma première calculatrice de poche programmable au début des années 1980. De mon adolescence à 2007 environ, j’ai principalement créé de l’art algorithmique et génératif car mes connaissances sur la façon d’utiliser l’apprentissage automatique étaient plutôt minces. Si l’idée d’employer l’intelligence artificielle a toujours été quelque part dans ma tête, j’ai mis du temps à y arriver faute d’expertise et du matériel nécessaire. Autodidacte, j’ai longtemps espéré qu’un jour ce domaine deviendrait plus facilement appréhendable et abordable. En 2007, j’ai commencé à utiliser des techniques basiques d’apprentissage automatique avec Sketchmaker, qui tentait de faire évoluer des images en apprenant de ce que je lui demandais de créer à partir d’autres images que je sélectionnais. Cela m’a permis de m’intéresser davantage à la classification d’images et à la détection d’objets. J’ai commencé à créer des outils qui m’ont aidé à étiqueter, commander ou rechercher des ensembles volumineux de données visuelles. En 2013, j’ai pu faire bon usage de mes acquis lorsque le British Library Labs a téléchargé un million d’illustrations de livres sur flickr et a demandé à la communauté de l’aider à les classer. Mon travail m’a valu un Creative Award de leur part. Ce qui m’a peut-être aidé un peu plus tard à obtenir une résidence d’artiste au Google Arts & Culture Lab, à Paris. C’est également à cette époque que le deep learning est devenu de plus en plus populaire et accessible, à ceux qui n’avaient pas accès à un « supercalculateur » universitaire, grâce aux GPU (Graphics Processing Unit, ndlr) utilisés habituellement pour les jeux 3D. Dans les arts visuels, il servait principalement à la classification des images et il a fallu attendre 2015 pour que Google publie l’algorithme DeepDream (et son code, ndlr), permettant de transformer et générer des images à l’aide de réseaux de neurones artificiels profonds. C’était le début d’un nouveau monde qui s’est développé à un rythme incroyable, notamment grâce à l’invention des GANs (Generative Adversarial Networks, ndlr) par Ian Goodfellow, créés avant DeepDream, mais dont je n’ai entendu parler que plus tard, probablement parce que les premières incarnations de GANs ne permettaient que des sorties d’images en très basse résolution. Alors, comment ai-je obtenu mon label « pionnier » ? Je suppose que j’ai été chanceux, là au bon moment, avant d’autres ne s’engouffrent dans la brèche !

Old Masters Feedback Series/2412, Mario Klingemann, 2018.

Quelles technologies d’apprentissage automatique utilisez-vous ?

Je suppose que j’ai essayé la plupart d’entre elles à un moment donné, mais je n’ai pas encore fait grand-chose avec l’apprentissage par renforcement. Pour le moment, je suis toujours très satisfait de ce que je peux réaliser avec les GANs, que j’utilise beaucoup. Intéressé par la génération de texte, j’ai également fait des expériences avec des modèles de séquence à séquence et bien sûr le GPT-2 d’OpenAI.

Pour les néophytes, quelle différence y a-t-il entre le rêve profond (DeepDream) et les réseaux antagonistes génératifs ?

DeepDream agit plus comme un filtre ou un transformateur des images que vous entrez, alors que les réseaux génératifs sont pour leur part capables de créer de nouvelles images à partir de zéro. Dans certaines conditions, DeepDream peut aussi être quasiment génératif. En outre, il y a également des GANs, comme pix2pix, qui transforment plutôt que génèrent des images.

Avez-vous utilisé une partie du code d’Ian Goodfellow de 2014, ou créez-vous le vôtre depuis le début ?

Curieusement, je pense que je n’ai jamais vraiment utilisé la « mère de tous les GANs » directement dans mon travail, ni fait beaucoup d’expériences avec. D’un autre côté, la plupart des GANs, qui ont été construits ou améliorés, ont souvent nécessité l’utilisation de grandes parties de son code source d’origine, ou de son architecture, donc on peut dire que certains morceaux de son code font partie de beaucoup de mes travaux. En fait, je ne connais aucun artiste dans ce domaine qui irait construire ses propres architectures de réseau à partir de zéro. Cela serait de toute façon plutôt futile, car cela supposerait que quelqu’un comme moi qui n’a pas étudié l’informatique est mieux à même de comprendre une architecture neuronale que des équipes de chercheurs qui travaillent dans ce domaine depuis longtemps. Ce que je fais, c’est de prendre les architectures neuronales existantes et de les adapter à mes besoins ; ce qui pourrait être comparable à emménager dans une maison, abattre quelques murs, en construire de nouveaux, et peut-être changer les poignées de porte ou les cadres des fenêtres !

Neural Glitch Series, Untitled, Mario Klingemann, 2018.

En tant que pionnier du mouvement artistique de l’IA, avez-vous une idée du nombre de peintres qui utilisent aujourd’hui l’IA ?

Je dirais que le cercle des premiers adoptants – c’est-à-dire les personnes qui étaient dans ce domaine avant 2018 – était plutôt modeste, peut-être une dizaine dans le monde. Mais maintenant que cette technologie est devenue si simple à utiliser que vous n’avez même pas besoin de programmer, le domaine s’est développé rapidement. Je dirais que désormais il y a plusieurs centaines d’artistes qui utilisent l’IA sous une forme ou une autre dans leur travail.

Pensez-vous que c’est vous l’artiste, ou que c’est la machine qui l’est, ou encore que l’artiste est celui qui crée la base des peintures avec lesquelles vous alimentez la machine ?

Tant que la machine ne peut pas répondre à cette question, je ne doute pas que je suis toujours l’artiste. En ce qui concerne le matériel de formation des images, je ne vois pas beaucoup de différence dans la façon dont les artistes traditionnels travaillent avec du matériel inspirant : ils lisent également des livres, regardent les photographies et les peintures des autres, puis s’adonnent à leur propre travail. Personne ne peut créer à partir de rien, tout ce que l’on fait est une recombinaison, une transformation des choses apprises et vécues auparavant.

Quelles questions vous posez-vous lorsque vous créez ?

Quelles seront les choses les plus évidentes que quelqu’un d’autre fera avec cela et comment puis-je éviter d’être cette personne-là ? Comment puis-je utiliser cet outil d’une manière qui n’était pas prévue par son créateur ? Comment puis-je construire quelque chose qui pourra encore me surprendre même si je connais toutes les parties qui ont contribuées à sa fabrication ?

Utilisez-vous d’autres techniques que l’IA pour créer ?

Oui. La photographie, notamment. J’expérimente aussi différentes formes de techniques d’impression et je construis des installations qui impliquent toutes sortes de matériaux, mécaniques ou électroniques.

Quel est l’avenir de l’art avec l’IA ? Quelles seront selon vous ses limites ?

À l’avenir, l’effet de surprise de l’IA s’estompera et elle sera utilisée aussi simplement que le sont aujourd’hui un appareil photo ou des tubes de peinture. Donc, ses limites seront principalement nos propres limites à l’utiliser de manière imaginative et originale, et dans la capacité du public à comprendre ces œuvres.

Old Masters Feedback Series/2472, Mario Klingemann, 2018.
Contact

Neurones, les intelligences simulées, jusqu’au 20 avril, Centre Pompidou, Galerie 4, niveau 1, Paris.

Crédits photos

Image d’ouverture : Memories of Passersby I, Mario Klingemann, 2018. ©Mario Klingemann. Old Masters Feedback Series/2412 et2472, Neural Glitch Series, Untitled  ©Mario Klingemann