Trevor Paglen à l’affût

Le Smithsonian American Art Museum, à Washington DC, accueille actuellement une rétrospective de l’œuvre de Trevor Paglen. Encore peu connu en Europe, l’artiste américain est un observateur pugnace et visionnaire d’un monde où technologie, collecte des données, peur du terrorisme, soif de sécurité, motivent l’établissement d’une surveillance toujours plus pointue et insidieuse des citoyens. A travers des dispositifs sophistiqués de prise et d’élaboration d’images, Paglen révèle les rouages d’une machinerie opaque qui se déploie tant sur terre que sous la mer ou dans les airs. Difficile de ne pas penser à Michel Foucault, qui avait en son temps perçu cette volonté de quelques-uns à observer le plus grand nombre. Surveiller pour contrôler ou quand les technologies menacent les libertés individuelles.

STSS-1 and Two Unidentified Spacecraft Over Carson City (Space Tracking and Surveillance System, USA 205), Trevor Paglen, 2010.

Le regard rivé sur les rebonds incessants d’un feuilleton dont le héros est un égocrate ubuesque, on en oublierait presque que les ressorts de la puissance se jouent d’abord hors-champ, dans cette infrastructure du secret et de la surveillance dont les visées ont été mises en lumière par le lanceur d’alerte Edgar Snowden. Alors que la vie politique semble désormais soluble dans la frénésie de la téléréalité et de l’immédiateté des réseaux sociaux, nos vies sont peut-être à distance du spectacle d’abord saisies et gouvernées en silence par un environnement invisible et ubiquitaire qui échappe à notre perception et à notre contrôle et, donc, à la vie démocratique. « Saisir le moment historique dans lequel nous nous trouvons », tel est le projet que s’est fixé depuis une quinzaine d’années l’artiste Trevor Paglen. Encore peu connu en France, cet artiste américain attiré par l’envers du décor fait l’objet d’une rétrospective majeure au Smithsonian American Art Museum, à Washington DC, dont la mission est de questionner l’expérience américaine. « Puisque que vous êtes ici, je devrais vous dire que si vous voulez travailler avec Trevor, mais que vous pensez que c’est trop risqué, vous avez tout faux. » C’est ainsi que l’ex-directrice du musée interpelle John Jacob, curateur du département de la photographie alors qu’il prend ses fonctions. Le résultat de cette collaboration est aujourd’hui sous nos yeux au cœur de la capitale américaine, une rétrospective imposante en termes de cohérence et de pertinence où notre vision est le champ de bataille.

Né en 1974, Trevor Paglen passe son enfance sur des bases militaires américaines – son père y est ophtalmologue – avant de rejoindre San Francisco où il s’immerge dans les milieux de la musique underground et amorce une recherche artistique sur les prisons, avant de poursuivre un PhD de géographie à l’Université de Berkeley. Ce qui pourrait apparaître comme un curieux détour est ici constitutif de l’œuvre. C’est en effet cette association entre l’art et la géographie, jointe aux techniques d’investigations du journalisme, qui est le déclencheur et le moteur de l’œuvre. Elle lui offre les armes conceptuelles et méthodologiques pour dévoiler les strates multiples de l’infrastructure de surveillance globale qui nous enserre.

DMSP 5B/F4 From Pyramid Lake Indian Reservation (Military Meteorological Satellite; 1973-054A), Trevor Paglen, 2009.

En tant qu’artiste, Trevor Paglen prône une pratique de géographie expérimentale. Son objet est double : l’enjeu est de mettre au jour la production spatiale des activités humaines de manière critique, mais aussi d’expérimenter d’autres manières de fabriquer de l’espace à partir de l’activité que l’on produit. A mesure qu’il développe sa démarche, le centre de gravité de sa pratique se déplace d’un pôle à l’autre, l’utopie prenant peu à peu le pas sur la critique, tout en l’intégrant. Tout commence par la conviction que toute activité humaine, fût-elle furtive et secrète, se produit et est localisée en définitive quelque part. La surveillance repose sur une topographie et des environnements matériels qui peuvent être révélés, à condition de se livrer à un travail d’investigation de longue haleine. Si, selon Paul Virilio, « voir c’est être à l’affût », il s’agit dans ce contexte de se donner les moyens de se mettre en position de voir.
La guerre interminable contre le terrorisme et ses conséquences sur la démocratie est le contexte historique dans lequel Paglen ancre son travail. Cette guerre déclenchée en représailles au 11-Septembre s’est transformée en conflit global et sans issue évidente. Dépourvue de champs de bataille, elle surgit n’importe où et à l’improviste, brouillant les distinctions entre le militaire et le civil. Pour le géographe Derek Gregory, cette « everywhere war » est devenue la matrice à travers laquelle la vie sociale se fabrique. La surveillance de masse, les détentions en marge du système judiciaire, les assassinats et les guerres par procuration, les états d’exception, les attaques de drones, sont devenus, à la marge du fonctionnement démocratique, l’ordinaire de la guerre contre le terrorisme. Tous ces phénomènes participent néanmoins d’une infrastructure. Les environnements matériels qui les produisent sont localisables si l’on mène l’enquête avec ténacité. Exemplaires de cette approche, les premières séries d’images réalisées par Paglen consistent à photographier des sites de surveillance dispersés sur le territoire américain, du Maryland au désert du Nevada. Une immersion dans les archives et les documents déclassifiés, ainsi que dans les requêtes pour information autorisées par le Freedom Information Act, a permis à l’artiste d’identifier la localisation de ces sites, qu’il finit par saisir à l’aide d’objectifs télescopiques conçus pour prendre des clichés des étoiles.

89 Landscapes, Trevor Paglen, 2015.

Certains sont ainsi photographiés à des distances faramineuses – jusqu’à près d’une centaine de kilomètres. Avec un tel recul, la nature de la composition photographique se transforme radicalement pour laisser poindre une métaphore de la distance. Cependant, le projet de Paglen ne consiste pas à révéler des secrets. Son enjeu est de donner des contours, fussent-ils flous, au Deep State et de démontrer qu’en tant que citoyens, nous avons le droit et le pouvoir de photographier ces sites. Dans le Golden Coast Terminal, Paglen observe d’une chambre d’hôtel la routine des allées et venues de passagers dans un terminal classé secret défense de l’aéroport de Las Vegas, au moment où ils embarquent pour des vols à destination de localisations mystérieuses. L’analyse des numéros de vols lui permet dans un second temps de dessiner la carte de l’infrastructure de la surveillance qu’il ira à son tour photographier. Au fur et à mesure du développement de la série Limit Telephotography, amorcée en 2005, l’artiste finit par faire émerger les contours d’un système orienté vers la construction d’un pouvoir invisible. L’installation 89 Landscapes donne une idée de l’extension de sa couverture spatiale des deux côtés de l’océan Atlantique.

Code Names of the Surveillance State, Trevor Paglen, 2015.

Cette topographie du système de surveillance renvoie aussi au fonctionnement d’une bureaucratie dont il rend compte à travers la collecte d’objets : dans Symbology, l’artiste se fait ethnographe en complétant une collection d’écussons à la gloire d’opérations secrètes. Dans son ouvrage publié en 2007, I Could Tell You but Then You Would Have to be Destroyed by Me: Emblems from the Pentagon’s Black World, Trevor Paglen s’essaie à déchiffrer ces insignes inintelligibles pour les non-initiés. Dans Codes Names of the Surveillance State, il répertorie les noms de code d’opérations secrètes. A travers la liste des 4 000 noms qui défilent dans l’installation, le visiteur prend la mesure de l’extension et de l’effectivité d’un système qui opère aux marges de notre compréhension.
Cette mise au jour systématique de l’infrastructure de la surveillance est poussée si loin qu’elle finit par faire éclater notre perception habituelle de la géographie. De la terre, on passe sous la mer et dans les airs. La géographie est désormais appréhendée dans sa dimension verticale. Dans la série Cable Landing Sites, Paglen endosse la combinaison du plongeur pour se mettre en quête des câbles sous-marin du réseau de l’Internet par lesquels transitent les données recueillies par le système de surveillance. Les photographies de plages à l’atmosphère bon enfant sont juxtaposées avec celles sous-marines des câbles et des cartes nautiques où l’artiste insère les éléments manquants sous forme de clichés, de schémas ou de textes. Pour The Other Night Sky, l’Américain tourne son regard vers le ciel et entreprend, avec l’aide d’astronomes amateurs, de détecter et d’identifier les satellites qui à intervalles réguliers viennent nous surplomber et nous observer. Une activité humaine intense se déroule dans un firmament jonché de débris en orbite. L’œuvre de Paglen entre alors explicitement en dialogue avec l’histoire de la photographie américaine. Le curateur met en regard les paysages de l’Ouest américain, striés par le passage des satellites captés par Paglen, avec des images prises par des pionniers de la photographie comme Timothy O’Sullivan et Ansel Adams, qui ont jadis parcouru ces mêmes lieux. On réalise que l’artiste a très consciemment repris ou subtilement déplacé les modalités de composition de ces premières photographies de l’Ouest. Le futur fait subitement signe à une histoire qu’il réinterroge comme si les satellites en orbite prenaient la suite des missions de reconnaissance photographique du XIXe siècle dans les blancs de la carte.

NSA-Tapped Fiber Optic Cable Landing Site, Keawaula, Hawaii, United States, Trevor Paglen, 2016.

La force de cette rétrospective est de mettre en perspective cette entreprise de dévoilement du système de surveillance avec des travaux dont la visée est de créer des espaces alternatifs, en détournant des technologies habituellement verrouillées dans leur fonctionnement. Ainsi, le désormais célèbre Autonomy Cube permet de contourner la surveillance dont nous faisons l’objet sur Internet. Il interdit d’opérer ce que font habituellement les serveurs : recueillir quantité de données sur nous qui seront ensuite conservées et exploitées. La construction et le lancement cet automne d’Orbital Reflector Diamond Variation est emblématique de cette approche. Cette sculpture, qui est aussi un satellite, a une unique fonction : réfléchir la lumière. Ces œuvres incarnent ces Objets Impossibles si importants dans les récents développements de l’œuvre de Paglen. Il ne s’agit plus de s’en tenir à un dévoilement critique de réalités que nous ne souhaitons pas forcement voir, mais de prendre position et d’esquisser des alternatives aux usages dominants de la technologie. En développant d’autres visées possibles de cette dernière, il crée des percées poétiques et politiques à travers des systèmes verrouillés et renverse momentanément la dystopie en utopie. Il suscite aussi d’autres espaces.

Shoshone Falls, Hough Transform; Haar, Trevor Paglen, 2017.

Mais les développements les plus troublants de la rétrospective concernent les recherches utilisant l’intelligence artificielle. Paglen part du constat que les images sont aujourd’hui d’abord produites par des machines pour des machines. La saisie électronique des plaques d’immatriculation par les radars et caméras donne une bonne idée de cette articulation inédite entre le visuel, la collecte de données et des mesures coercitives. L’artiste entraîne des machines à reconnaître des formes ou des symboles qui peuvent être extraites de textes de Freud, Marx ou Dante avant de les programmer pour en donner des images. Le résultat est ce qu’il appelle des « hallucinations », des images qui véhiculent une atmosphère clinique et oppressante pouvant susciter un sentiment d’épouvante. Dans une autre série, il met en évidence la manière dont la machine tire des informations et interprète une image, notamment dans les très belles Shoshone Falls. Enfin, il montre dans une vidéo comment les technologies de reconnaissance faciale recueillent en temps réel des informations à partir de l’expression et de la gestuelle des musiciens du Kronos Quartett.
Si de multiples indices laissent à penser que nous nous acheminons vers un Etat de surveillance, pour Trevor Paglen, nous y sommes déjà. Dans un article de 2013, il reprend l’idée d’Edgar Snowden selon laquelle nous pourrions être confrontés à l’avenir à ce que ce dernier appelle une « Turnkey Tyranny ». Il suffirait en quelque sorte de donner un tour d’écrou aux dispositifs déjà en place pour qu’ils se révèlent autrement coercitifs. Les inégalités sociales croissantes et les catastrophes écologiques pourraient précipiter ce type de scénario. Voir loin, c’est aussi une manière de pénétrer l’opacité toute proche.

Image Operations, Trevor Paglen, 2018.

Le prochain article de Franck Bauchard sera consacré à Everything is Connected: Art and Conspiracy, au MET Breuer, à New York aux Etats-Unis.

Contacts

Trevor Paglen : Sites Unseen, jusqu’au 6 janvier 2019 au Smithsonian American Art Museum, à Washington, Etats-Unis.
Le site de Trevor Paglen : www.paglen.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : They Watch the Moon, 2010 © Trevor Paglen, Collection Cynthia et Armins Rusis, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – STSS-1 and Two Unidentified Spacecraft Over Carson City (Space Tracking and Surveillance System, USA 205) © Trevor Paglen, photo Gene Young, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – DMSP 5B/F4 From Pyramid Lake Indian Reservation (Military Meteorological Satellite; 1973-054A) © Trevor Paglen, Collection du Oakland Museum of California, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – 89 Landscapes © Trevor Paglen, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – Code Names of the Surveillance State © Trevor Paglen, Collection de la Lannan Foundation, courtesy Metro Pictures – NSA-Tapped Fiber Optic Cable Landing Site, Keawaula, Hawaii, United States © Trevor Paglen, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – Shoshone Falls, Hough Transform; Haar © Trevor Paglen, Collection  Rory et John Maxon Ackerly, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery – Image Operations © Trevor Paglen, courtesy Metro Pictures et Altman Siegel Gallery