Confiné, l’art ruse et se réinvente

Cette nouvelle vague de la pandémie a, comme qui dirait, un air de déjà-vu. Les rumeurs, les premiers signes de frilosité des marchés, les annulations en chaîne des salons, foires et investissements, l’annonce présidentielle, les scènes de transhumance contre-nature des villes vers les campagnes, et puis… tout ferme. Mais cette fois-ci, personne n’applaudit au balcon. La télévision passe moins de temps à énumérer les morts et chacun préfère penser à avancer malgré tout. L’obéissance aux règles se négocie avec pour objectif : se faire reconnaître comme « produit de première nécessité » ou « activité essentielle ». Le monde de l’art est touché en plein cœur : musées, galeries, théâtres, librairies sont tous de nouveau fermés – si tant est qu’ils aient rouverts depuis le printemps… Alors rien de nouveau sous les projecteurs ? En réalité, pas tout-à-fait. Car qui dit fermeture des lieux ne dit pas arrêt de toutes les activités. Suivez le guide !

Bien que fortement fragilisée par le premier épisode de la crise sanitaire, la culture affiche sa volonté de rester debout. La chronique de sa mort annoncée par certains ne doit pas se transformer pas en une sombre prophétie autoréalisatrice dans laquelle elle a trop à perdre. Se manifestent déjà, depuis les premiers jours du reconfinement, des dynamiques, audacieuses et hétéroclites initiatives, qui prouvent que le champ de la création n’a pas commencé d’hiberner. Solutions innovantes, programmations pensées pour le format numérique, création de happenings connectés, podcasts… Les propositions artistiques qui émergent se révèlent nombreuses et ne sont pas uniquement des copié-collé du réel au digital ou des clones virtuels de lieux existants. Prendre son café en écoutant une assemblée d’artistes et chercheurs nous raconter l’histoire du pot de miel posé sur notre table comme une épopée, bondir du MoMA à une petite galerie d’art des Hauts-de-France qui nous faisait de l’œil depuis des mois, donner rendez-vous à ses amis le soir venu pour assister à une performance en live stream, et puis s’immerger auditivement dans le paysage des massifs montagneux italiens vu à travers les yeux de Giuseppe Penone le temps de trouver le sommeil… Tout cela est désormais possible sans bouger de chez soi.
Derrière ces propositions butinant dans l’immense réservoir des technologies mobilisables, ce qu’on observe ce sont aussi de nouvelles façons de faire, de nouvelles pratiques, des collaborations inhabituelles, de nouvelles idées qui circulent, plus engagées, et qui impliquent à présent toute la chaîne de l’industrie culturelle ainsi que tous ses acteurs. La réponse de la culture intervient de façon plus rapide que lors du premier confinement, mais aussi plus construite et plus affirmée, revendiquant par exemple des principes de solidarité et d’agrégation des compétences et des énergies. Sa plasticité face aux circonstances traduit donc une créativité sans limite ainsi que l’amorce de quelques évolutions de fond, que l’on serait tenté d’interpréter comme une conscientisation du monde de l’art en tant qu’écosystème dont tous les membres seraient interdépendants, tant pour leur survie que pour leur épanouissement. Une conscientisation qui serait le corollaire des épreuves vécues et de celles qui restent encore à surmonter, et qui pourrait être à l’origine d’un renouveau du milieu conduit de l’intérieur, dans son entier. Dans son livre Notre condition paru en février 2020, juste avant que toute cette histoire de Covid-19 ne débute, l’auteur Aurélien Catin en appelait pour sa part à l’émergence d’une conscience collective et la reconnaissance d’une catégorie professionnelle spécifique à tous les « acteurs-travailleurs » du monde de l’art. Les étapes sont encore nombreuses à franchir avant d’atteindre un tel statut, cependant certains éléments laissent entrevoir que cette idée, loin d’être utopique, se situe tout-à-fait dans l’air du temps.
Enchanté par toute cette émulation, ArtsHebdoMedias présente un panorama de quelques initiatives qui bousculent la culture en ces temps de confinement, entre résilience et résistance, pour que chacun puisse avoir sa dose « non-essentielle » d’art, aussi bénéfique pour le moral que pour les sens, pour échanger impressions et points de vue, soit pour penser.

Accès)s( , précurseur de l’art connecté

Résolument porté sur le numérique et la cyberculture, le festival accès)s(, dont la version factuelle se tient tous les ans à Pau, n’a pas attendu la pandémie pour se déployer dans l’espace digital et son incroyable champ des possibles. S’intéressant aux questions d’accès à la culture par tous et pour tous autant qu’aux technologies 2.0 et leurs usages en art, le format digital est même un paramètre incontournable de cette 20e édition construite autour de la thématique du « melting point », entendu comme point de convergence et friction entre hommes et machines, et entre réel et utopie. Vingt œuvres « web-native », qui utilisent l’univers internet comme matériau et média de transmission, ont ainsi été rassemblées par le commissaire Thomas Cheneseau dans l’exposition en ligne XX créée pour accès)s(. Cette dernière condense 25 ans d’une pratique artistique apparue avec l’arrivée et la démocratisation d’internet, et révèle la capacité du digital à devenir une ressource pour l’art.

XX, l’exposition virtuelle jusqu’au 12 décembre.
Lire aussi l’article de Véronique Godé : Retour historique sur 20 ans d’art connecté.

Poésies sur ordonnance au Théâtre de la Ville

Les théâtres sont fermés, mais tous les comédiens ne sont pas au chômage ! Contre l’isolement et les effets anxiogènes de la crise sanitaire, le Théâtre de la Ville a mis à contribution ses artistes, heureux de poursuivre leur pratique hors des planches. Un coup de mou ? Passez votre appel à la ligne dédiée, et après de brèves questions vous seront délivrées lectures de poèmes, chansons ainsi qu’une prescription poétique pour poursuivre le traitement sur le long cours. Un échange individuel avec des artistes qui se sont donnés pour mission de faire du bien. Pour notre plus grande joie.

Les consultations poétiques du Théâtre de la Ville : tous les jours du mardi au samedi entre 10 h et 19 h, par téléphone.

De la table à la révolution écologique

Pour les passionnés d’art qui aspirent à un mode de vie plus vert mais se retrouvent bloqués en appartement, The Table and Territory Project (T&T) propose actuellement une excursion virtuelle inspirante et rafraîchissante. Plus qu’unique en son genre, T&T est un programme de coopération européenne transdisciplinaire qui agrège les initiatives hybrides entre art et agriculture et se veut le vecteur d’idées innovantes qui mélangent portée esthétique, éthique et fonctionnelle, sur des usages aussi courants que se nourrir et cultiver. Son champ de lutte ? La transition écologique et l’alimentation durable. Et contre qui voudrait que la culture soit à reléguer à la sphère du « non-essentiel ». T&T est au contraire convaincu de l’importance des solutions fondées sur elle. Les artistes, qui peuvent transformer d’un même élan imaginaires et territoires, ont un rôle à jouer dans le changement de nos rapports à l’environnement. Une passionnante réflexion à découvrir lors du séminaire « Art, alimentation et transformation des territoires européens » réunissant artistes, chercheurs, gastronomes, agriculteurs… intégralement accessible en ligne.

Séminaire T&T « Art, alimentation et transformation des territoires européens », jusqu’au 25 novembre sur inscription.

L’art dépasse les murs et les frontières avec l’Atelier des Artistes en Exil

Comme chaque année depuis sa création, l’association l’Atelier des Artistes en Exil (AAE) organise son très attendu festival Visions d’exil au mois de novembre. Les enjeux sont trop importants pour que le confinement ait raison de l’édition 2020. Véritable tremplin pour les artistes réfugiés que l’AAE s’est donnée pour mission de soutenir et d’intégrer dans le réseau culturel, ce 4e festival au thème prémonitoire « D’un confinement à l’autre » a donc été entièrement repensé pour s’adapter à la situation. Vernissage de l’exposition en ligne, fragments d’archives vidéo, portraits et visites d’ateliers animées par les artistes les mardis et mercredis, performances et concerts live le week-end… La nouvelle programmation, riche et très rythmée, est l’occasion de (re)découvrir l’association et son histoire ainsi que de plonger dans l’univers des différents artistes réunis grâce à des formats intimes où s’expriment les parcours de vie ou bien directement sur scène et par le biais de la création.

Festival Visions d’exil jusqu’au 6 février 2021.

La danse contagieuse avec Underscope @ Gaîté Lyrique

Union surprenante d’une institution culturelle et du monde de la nuit, la Gaîté Lyrique a décidé d’accorder une seconde vie à une scène menacée de disparaître en même temps que la fermeture des lieux nocturnes. Défendant une vision de la culture inclusive et portée sur les musiques électroniques ainsi que le spectacle vivant, l’établissement parisien a intégré en résidence cet automne la jeune plateforme Underscope, « fournisseur et curateur de musique en ligne ». Pour remuer nos soirées chez nous, Underscope et la Gaîté Lyrique proposent un cycle de performances à la fois musicales et visuelles diffusés en livestream à la nuit tombée. Ces événements témoignent d’une mutation aussi bien de la fête que de l’expérience artistique, qui s’assument respectivement hors des clubs et des musées, et sont aussi un moyen de faire circuler et se croiser les publics.

Underscope @ Gaîté Lyrique –Live, DJ, VJ sets de musiques électroniques, jusqu’au 30 juin 2021.
Prochain événement en ligne : carte blanche au collectif Parkingstone, le 20 novembre.

La sensualité sans limite de Yosra Mojtahedi

Qui dit espace artistique dit aussi lieu de rencontres et d’expériences sensibles, de confrontation aux œuvres et aux autres par l’intermédiaire du corps. Est-ce donc à cela qu’il nous faut renoncer en même temps qu’on adopte les fameux « gestes barrière » ? L’artiste Yosra Mojtahedi a beaucoup travaillé autour de ces notions de rapports au corps problématiques, non-évidents, contrariés, voire interdits. Ayant développé sa recherche, par l’installation, le dessin et la photographie, autour du corps et de la sensualité dans une démarche de réaction et de dépassement de ces tabous, qui la fascinent autant qu’ils l’oppriment, Yosra Mojtahedi s’attache à maintenir un brin d’érotisme en toutes circonstances. Par la voix captée de l’artiste, par des images immersives et par quelques notes de musique, la galerie parisienne Lou Carter Gallery propose une déambulation virtuelle ensorcelante dans l’exposition de la jeune artiste, dont l’œuvre nous ramène un instant à la beauté des corps temporairement distancés.

Exposition de Yosra Mojtahedi jusqu’au 30 janvier 2021 à Lou Carter Gallery. Site de l’artiste.

Provoquer la rencontre artistique avec le MAIF Social Club

De la dématérialisation à l’itinérance… C’est par ce processus que le MAIF Social Club poursuit sa démarche d’innovation sociale en transportant l’art auprès des publics subissant fortement la fracture numérique et pour qui les conditions de confinement sont les plus violentes. Entre réel et virtuel, l’exposition Trop classe ! circule ainsi d’établissements scolaires d’Ile-de-France en centres d’hébergement d’urgence, apportant dans ses bagages nombreux jeux, applications numériques interactives, vidéos, fablab, et installations au moyen desquels l’art s’exprime tant avec les mains que par l’esprit.

Exposition Trop classe !, jusqu’au 13 février 2021.

« The Internet Is Not the Answer » avec CIRCA et Cauleen Smith

Disruptive, la plate-forme CIRCA conçoit un nouveau mode de monstration artistique. Chaque soir, à 20 h 20 (heure de Londres), est déployée sur l’immense écran du célèbre carrefour londonien Picadilly Circus l’œuvre d’un artiste qui jouit de ce lieu d’exposition hors du commun pour un mois complet, occupant durant quelques minutes cet espace tant convoité et d’ordinaire réservé aux publicités. Ce format d’exposition conceptuel est aussi particulièrement intéressant car il permet la rencontre fortuite d’une œuvre avec un public aussi divers que celui de cette place parmi les plus fréquentées au monde. Durant tout le mois de novembre, les spectateurs sont introduits au rythme d’une ration quotidienne aux travaux de la cinéaste américaine Cauleen Smith, prenant la suite d’Ai Weiwei dont l’exposition monographique s’est tenue le mois précédent. Cauleen Smith et CIRCA ont aussi collaboré autour d’un dessin en édition limitée affichant « The Internet Is Not The Answer ». Un avertissement contre la tendance du milieu culturel à user exclusivement du web pour contourner les restrictions, et de ce fait à déserter l’espace public, qui ne doit être laissé aux seuls contrôles et flux de travailleurs-consommateurs. Un manifeste sous forme d’œuvre à méditer en déconnectant son smartphone.

Exposition Cauleen Smith par CIRCA jusqu’au 30 novembre sur Piccadilly Circus, Londres et sur la plateforme CIRCA.

Retour des veillées poétiques avec le festival TYPO

Profitant d’une résidence aux Ateliers Médicis, l’auteur et commissaire d’exposition Olivier Marbœuf organise TYPO, le festival des « écritures de caractères » et des voix engagées. Jusqu’au 22 novembre, les événements se déroulant en ligne mettent à l’honneur la convivialité en compagnie d’écrivains et artistes. Pour cela, Olivier Marboeuf a notamment eu l’idée de réactiver la pratique de la veillée, marquant la résurgence d’une tradition orale où l’on se raconte des histoires autour d’un feu sous une forme renouvelée puisqu’elle passe cette fois par écrans interposés. Veillées poétiques, rencontres avec des auteurs, vidéo-littéraires… L’idée reste de créer du lien et de la chaleur, même à distance.

Festival TYPO jusqu’au 22 novembre.

La galerie Christian Berst se décline dans le virtuel

Si un mot devait le qualifier, ce serait la persévérance. Au départ, quand Christian Berst s’est lancé dans la profession et a ouvert sa galerie, c’était pour défendre sa vision de l’art brut à rebours de la tendance générale. En le qualifiant d’ « art des fous », on place l’art brut à la marge du reste de la création, tandis que le « brut » signifie selon lui, au contraire, le sens de toute démarche artistique vraie, incarnée, qui ne se perd pas dans la théorie ni ne cherche à s’inscrire dans une histoire de l’art ou un courant. En présentant un fonds photographique anonyme composé de centaines de tirages amateurs pour son exposition Le fétichiste : anatomie d’une mythologie, il rompt avec la lecture pathologique du phénomène. Sans collectionneur identifié, et dans la multitude des auteurs ayant contribué à la production de ces images, impossible d’appréhender le fétichisme en question comme la perversion singulière d’un individu spécifique. Et on commence alors à percevoir, dans ces clichés éparpillés de jambes gainées de collants, la part qui ressort de l’imaginaire collectif, qui appartient donc aussi à nos propres symboles intimes. Pour ne pas nous laisser passer à côté de cette expérience déroutante, la galerie Christian Berst propose jusqu’à fin décembre une visite virtuelle de l’exposition.

Exposition Le fétichiste : anatomie d’une mythologie jusqu’au 29 novembre. Lire aussi Christian Berst : « L’art brut est au cœur et non à la marge ».

Ecouter les œuvres et leurs histoires avec le Centre Pompidou et le LaM

L’habitude fait que nous allons au musée pour voir des œuvres. Pourtant, nombreuses peuvent être les manières de les aborder. Le Centre Pompidou l’a bien compris et a développé la série « Un podcast, une œuvre » sur son site. C’est le moment idéal pour changer ses habitudes et découvrir, par l’oreille, les histoires des chefs d’œuvre de la collection de l’établissement. Un parcours qui se fait par navigation entre des thématiques actuelles aux accents politiques – art et écologie, art et féminismes, art et consommation… – et qui prouve que par-delà le plaisir, l’art a des choses à dire. On redécouvre et contemple l’autoportrait The Frame de Frida Kahlo à la lumière de sa pensée de la révolution, ou encore les ready made de Marcel Duchamp replacés dans leur contexte contestataire… Sous le signe du « merveilleux » cette fois, le musée lillois LaM propose une initiative similaire par le biais de la chaîne Soundcloud, « Ecouter, voir… Ecoutez voir ! », où les trésors de sa collection se livrent à notre ouïe attentive.

Podcasts du Centre PompidouPodcasts « Ecouter, voir… Ecoutez voir ! » du LaM.

Préparer le monde d’après avec Le Fresnoy – Studio national

Parce qu’il est à la fois salvateur et utile de décrocher du présent pour imaginer, à partir des indices éparpillés autour de nous, le futur auquel nous aspirons et que nous sommes en train de construire, le colloque « L’humain qui vient » organisé par le groupe de recherche éponyme, qui officie au Fresnoy – Studio national, tombe à pic. Les conférences, menées par des philosophes et scientifiques parmi lesquels Alain Fleischer, Joseph Cohen ou encore Vinciane Despret, sont autant de scénarios d’anticipation sur l’homme de demain. Sera-t-il augmenté ? Aura-t-il partie liée avec l’intelligence artificielle ? L’humanité sera-t-elle élargie aux autres espèces ? Le Fresnoy a pris le parti judicieux de toujours relier la réflexion à des œuvres d’art contemporaines décryptées à l’image. Avec les artistes Olivier Perriquet, Ismaël Joffroy Chandoutis, Grégory Chatonsky et AnneMarie Maes, l’art se fait tour-à-tour miroir, laboratoire et moteur de changements d’appréciation sur la figure de l’humain et de fabrication d’autres modèles. Entre dystopie et futurs souhaitables, non sans optimisme, « L’humain qui vient » nous abreuve d’idées, mais aussi d’espoir.

Colloque « L’humain qui vient » par le Fresnoy – Studio national transmis en direct les 5 et 6 novembre 2020 à (re)découvrir sur Youtube.

Crédits photos

Image d’ouverture : Le fétichiste, sans titre, 2003. ©Galerie Christian Berst

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