Depuis l’an 2000, le festival accès)s( à Pau nous laisse entrevoir par le prisme des arts électroniques les convergences hommes-machines, leurs utopies et leurs débordements futurs, initiant chaque année par une nouvelle thématique portée par un commissaire indépendant, une réflexion sur la cyberculture, ses impacts sociétaux et son rapport au corps. Cette année « Melting point », point de fusion, en est le mot d’ordre : jusqu’au 12 décembre plusieurs expositions, des performances, des conférences, des concerts et des ateliers ouverts à tous les publics convoquent, vingt ans après la création du web 2.0, une réflexion entre usages et technologies, qui dépasse les contours de l’Hexagone avec une exposition en ligne et près de soixante artistes-chercheurs invités, issus de 17 nationalités différentes – du Japon à la Colombie.
Melting Point, point de fusion ou de liquéfaction à laquelle une matière passe de l’état solide à celui de liquide. « En sommes-nous à ce point de fusion homme/machine ? », questionne le curateur et critique d’art Jean Jacques Gay, docteur en sciences de l’information et de la communication tout juste nommé à la direction du festival à la suite de Pauline Chasseriaud. « C’est une rencontre avec les artistes des internets que nous propose cette année le festival accès)s( : ensemble, nous tenterons de visualiser ce point de fusion à travers des œuvres qui imaginent, profanent et manipulent un Internet rendu matière, dit-il : un médium web capable de cristalliser cet art à « l’état gazeux » décrit par Yves Michaud, et nécessaire, selon Félix Guattari et Bernard Stiegler, pour « panser l’après » d’une énième Révolution industrielle comme une Renaissance.» *
C’est donc en contrepoint du World Wide Web, de ses applications et connections «pervasives» orchestrées par les Gafam, que l’équipe d’accès)s met les réseaux et leurs utopies pionnières à l’honneur. Pour se faire, elle en rappelle ses avant-gardes : dans le cadre de l’exposition Melting point qui présente une vingtaine de projets au Bel Ordinaire de Billière, sont conviés des artistes majeurs d’un art contemporain connecté qui, depuis plus de 20 ans, s’écrit dans l’ombre du marché.
Olivier Auber, pionnier des réseaux depuis 1986 y présente le générateur poïétique, un espace de création graphique spontanée et planétaire, auquel chacun peut participer librement sans endosser les cookies d’une identité marketing convoitée. Le plasticien Maurice Benayoun « analyste existentiel et cyber-géographe », précurseur d’installations de réalité virtuelle dès les années 1990, expose Emotions Winds (2013-2015) – notre photo d’ouverture -, une pièce de sa série les Mécaniques des émotions qui détourne les données laissées sur la toile par des internautes pour dessiner en temps réel des cartographies sensibles du monde, sondant ici le système nerveux d’une planète trop souvent appréhendée en termes de performances économiques.
Dans sa vidéo, The Big Kiss, réalisée en 2008 lors d’une performance éponyme sur Internet, Annie Abrahams nous donne à voir une étreinte télématique entre un homme et une femme par webcams interposées : qu’est-ce que l’on ressent quand on s’embrasse sans se toucher ? L’acte provoque-t-il du désir ? Qu’est-ce que cela signifie de construire une image avec sa langue ? Des questions profondes liées à l’intime sont ici exaltées, tandis que Fabien Zocco, connecté par un bracelet électronique à une araignée robot à six pattes, Spider and I (2019), nous livre ses émotions en direct le temps du festival, ré-interprétées par les mouvements de son hexapode.
Phénomènes d’ubiquité, et détournement d’identité sont des sujets nécessairement soulevés par les œuvres ici choisies dont les plasticités convoquent bien d’autres agitations cérébrales ou émotives : le plasticien Grégory Chatonsky également attendu au moins de fusion y expose une sculpture récente, celle d’un portrait en creux réalisé à partir des traces que nous laissons sur le web, Deep Body ou « Je ressemblerai à ce que vous avez été ! » version 2 (2020). Glaçant !
Tandis qu’avec Profiling the profiler (2019), Nicolas Maigret et le collectif DISNOVATION nous offrent non sans ironie une version cybernétique de l’arroseur arrosé, en façonnant des profils psychologiques, culturels et politiques désenchantés des industries « Big Tech » à partir des mêmes outils d’analyse des données que ceux-ci utilisent pour nous traquer. Beaucoup plus luxuriants sont les portraits géants d’Anne Horel dont les collages agissent comme le filtre QR code d’une animation que l’on peut voir sur Instagram. L’artiste des réseaux a en outre pour cette exposition revisité les tarots de Marseille afin de rendre à chacun tentera sa chance un oracle personnalisé dans le flux d’une animation baroque totalement délirante !
Explorant la sculpture et la notion de paysage à l’aune de leurs transformations par le son et la lumière, l’iranienne Golnaz Behrouznia et le français François Donato nous proposent avec Dissimilarium 0.1, un diorama transmédia constitué de 5 mini maquettes comme autant de brèches dans l’espace-temps projetant le visiteur dans des scenarii de science-fiction. Ainsi vingt projets sont exposés qui mettent en regard les œuvres de plusieurs générations d’artistes ; c’est assez rare et réjouissant !
Retrouver à l’ère du flux et de la blockchain le Peg Mountain d’Albertine Meunier, dont l’unité de valeur le peg man coin (petit bonhomme de métal) valait cinq baguettes de pain lors de sa mise en service en 2013, peut faire sourire quand la Caméra 2067 de David Guez nous projette dans le futur : il faudra, c’est un fait, attendre 2067 pour découvrir son propre portrait tiré lors de l’exposition car celui-ci est directement stocké dans le cloud !
Qu’en sera-t-il alors de la valeur de la monnaie et de la circulation des flux ? Aura-t-on enfin résolu le secret de la mémoire de l’eau ou la transposition de substances chimiques en datas numériques évoqués par Néon URL (2019), une vidéo issue de Please love party, l’installation de Pierre Pauze réalisée au Fresnoy avec le concours de l’industrie pharmaceutique et l’utilisation du Darknet en 2019.
Le conflit en Syrie mis en abîme dans une œuvre de réalité virtuelle proposée par Thibault Brunet, Boîte noire (2020), aura-t-il pris fin ou enflammé le monde entier, dont l’esthétique – une question politique cruciale – nécessite un sérieux lifting. Mais pour l’heure ne gâchons pas la fête anniversaire et vivons même masqué le temps, présent !
La plasticienne et vidéaste Agnès de Cayeux, en grande « ordinatrice », animera avec le concours des plasticiens Anne Horel, Andrés Lozano, Olivier Michel et Thomas Chesneseau, un atelier ouvert pendant quatre semaines autour de l’écriture digitale, du dessin délégué aux machines et de nouveaux dispositifs de création artistiques. Une exposition permettra en outre de déployer du 9 octobre au 7 novembre dans la petite galerie du bel ordinaire les productions collectives issues de ce work in progress tandis que ses Cyborgiennes, des sculptures hybrides connectées et récemment montrées au Centre Wallonie Bruxelles à Paris, conçues avec la plasticienne et développeuse Laura Mannelli, sont à découvrir au Melting Point.
Alors que la soirée électro prévue le samedi 10 octobre a été malheureusement annulée pour cause de pandémie, ISNT et La Peste – en Dj set et jauge assise sur réservation – feront, nous l’espérons, fuir le Sars, de la Route du son, le soir de l’inauguration : un jour peut-être comprendra-t-on que certaines particules sonores ont le pouvoir de dézinguer la matière funeste. Rendez-vous est donc pris le 8 octobre à 19h pour le lancement du festival, sur l’ancien site des abattoirs, où sont regroupés la salle de concert et le lieu de l’exposition.
A noter par contre que c’est à la chapelle des Réparatrices, le 9 octobre, qu’est attendu en chair et en muscles le musicien-performer Atau Tanaka, – entre autre chercheur diplômé de Stanford et de l’Ircam – investi depuis les années 1990 dans une recherche sur le biomuse comme interface corporelle d’une interaction musicale : utilisant les signaux physiologiques de son corps, telle que la tension musculaire comme moyen d’articuler le son, par un geste concentré auquel il associe des algorithmes d’apprentissage automatique, Tanaka nous propose un concert (Human Learning X Machine learning) en cinq actes !
Voici seulement quelques exemples des réjouissances attendues pour le week-end d’ouverture tandis qu’un agenda en ligne nous promet d’autres rencontres artistiques, projections et conférences, jusqu’en décembre. Restez donc connectés, d’autant que pour compléter cette programmation paloise, une exposition virtuelle avec le concours de Thomas Cheneseau (co-fondateur avec l’artiste Systaime du mouvement SPAMM) nous propose un retour sur 25 ans de création web – de Mouchette à Jodi, de Claude Closky à Miltos Manetas –, y sont présentés 20 œuvres web-natives qui ont marqué l’histoire des réseaux et des arts numériques. Une occasion unique offerte aux jeunes générations de mettre à jour leurs archives !
*L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique est un ouvrage paru en 2003 dans lequel le philosophe Yves Michaud analyse les pratiques et théories de l’art contemporain dans la réalité sociale du début du XXIe siècle et décrit un nouveau régime esthétique succédant à la modernité et à la post-modernité.
Réservation : festival@acces-s.org ou au 05 59 13 87 44.
Exposition en ligne : xx.acces-s.org
Image d’ouverture : Emotions Winds (2013-2015) de Maurice Benayoun.