Architecte de formation, Didier Faustino développe depuis vingt ans une démarche qui fait la part belle à l’hybridation et à la pluridisciplinarité. Architecture, donc, mais aussi installation, design, vidéo, performance ou encore scénographie sont autant de modes d’expression à travers lesquels il interroge, inlassablement, les relations qu’entretiennent le corps et l’espace, qu’il soit privé, public, social ou politique. Le Magasin, Centre national d’art contemporain de Grenoble, accueille jusqu’à début janvier une exposition intitulée Des Corps & Des Astres, conçue par l’artiste franco-portugais en étroite collaboration avec la commissaire d’exposition japonaise Reiko Setsuda autour d’une dizaine d’œuvres datant de 2007 à aujourd’hui.
« Mon travail se situe dans un entre-deux – entre l’art et l’architecture –, probablement nécessaire à un certain nombre de questionnements qui nous poussent à avancer. Il oscille constamment entre des corps et des astres, les étoiles de mes illusions et les corps de mes désirs, les décors et les désastres de ce monde. » C’est par cette poétique, si ce n’est philosophique, entrée en matière que Didier Faustino livre les premières clés de sa démarche singulière. Né en 1968 dans la banlieue Est de Paris, diplômé en 1995 de l’Ecole d’architecture Paris-Villemin, l’artiste vit et travaille aujourd’hui entre la capitale française et Lisbonne, capitale du Portugal natal de ses parents. Qu’il compose les plans d’une maison particulière, réponde à une commande publique ou travaille sur un projet plus personnel, l’architecte et plasticien n’a de cesse de tenter d’abolir les frontières entre les disciplines dont il considère qu’elles se nourrissent les unes les autres. « De manière générale, c’est plutôt l’acte de poser, de générer des questions qui m’intéresse. Cela fait peut-être de moi non pas un bon, mais un mauvais architecte. » Et s’il a appelé son studio le Bureau des mésarchitectures, c’est parce qu’il estime « qu’il y a plus à extraire des mésaventures que des aventures ».
A Grenoble, Didier Faustino investit la vaste halle du Magasin au fil d’un dialogue avec l’architecture du lieu – héritée du paysage industriel du début du siècle dernier – et d’un agencement s’articulant autour de deux grandes pièces (Ashes to Ashes et Vortex Populi) entièrement pensées, dessinées et réalisées avec et pour l’institution. Le parcours débute par une petite salle tapissée de noir et éclairée par un enchevêtrement de flèches de néons blancs (Nowhere Somewhere) suspendu au plafond : « C’est une étoile à six branches qui nous emmène dans six directions différentes, sans que l’une ne prenne vraiment le pas sur une autre, explique-t-il. On a le choix ; celui d’aller nulle part ou quelque part. » La seconde option s’imposant d’elle-même, le visiteur pénètre dans la deuxième salle de l’exposition – celle-ci encadrée de murs blancs – où se déploie Décors et Désastres – « Pièce qui a inspiré le jeu de mots devenu le titre de la proposition grenobloise. » –, une installation composée d’une vingtaine de modules gonflables noirs assemblés par deux ou trois, comme autant de variations d’un même paysage. Initialement réalisée dans le cadre d’un projet mené en 2013 par le chorégraphe américain Richard Siegal – et sa compagnie The Bakery – pour l’Opéra de Göteborg, en Suède, elle est le fruit d’une réflexion sur les notions de complémentarité et d’absence, en l’occurrence des corps. « Ce sont des objets à la fois sculpturaux et vides de sens, qui s’assemblent et se désassemblent au gré des envies du spectateur, explique Didier Faustino. C’est un travail sur l’agencement et le réagencement des corps, sur le prévisible et l’imprévisible ; une reconfiguration permanente de l’espace d’exposition. » Et l’artiste de rappeler combien l’architecture, « postulat de départ » de tout son travail, n’est autre qu’un « ensemble de corps d’entraves et de déplacement ». Accroché à hauteur des yeux à la sortie de la pièce, un cadre au format A4 abrite une feuille de papier semblant avoir été arrachée d’un livre ou d’un carnet. Une manière pour la commissaire d’exposition invitée, Reiko Setsuda, de faire intervenir l’architecture proprement dite, justement, la discipline telle qu’elle se conçoit d’un point de vue académique, soit à partir du dessin. Il s’agit d’une représentation de The Broken High-Rise (La Tour Brisée, 2012), imaginée dans le cadre d’une commande autour de la question du luxe et d’une réflexion sur l’ultime lieu pour habiter sur notre planète. « En tant qu’architectes “dignes de ce nom”, nous avions proposé un bâtiment exclusif pour une certaine catégorie de population, se souvient Didier Faustino, laquelle serait tellement sûre d’être unique qu’elle serait vouée à vivre dans un bâtiment qui pourrait se briser à tout moment. C’est peut-être la réponse la plus radicale que nous ayons proposée, mais j’ai toujours tenu à garder cette ligne : celle de pouvoir dire non à un client, d’estimer le sujet mal posé et, donc, d’y répondre à ma manière ; ce qui m’a valu de nombreux refus en retour ! » Rejetée par le client, The Broken High-Rise restera à l’état d’esquisse, sous la forme d’une simple feuille arrachée. Une manière, aussi, de faire référence à la forêt primaire, « peut-être l’un des derniers endroits sur la planète où l’on peut encore aller se réfugier ».
Interstice et fragilité
A l’entrée de la très grande pièce voisine, dont l’une des parois a été peinte d’un rose pimpant, trois portraits photographiques montrent le visage et les profils pour le moins monstrueux de l’artiste recouverts d’un étrange masque de chewing-gum ((G)host in the (S)hell) : il s’agit d’un triptyque réalisé durant une performance – autour du thème de la captivité et du regard sur l’autre – menée en 2008 au Storefront, à New York ; une galerie dédiée à l’art et à l’architecture dont la façade, découpée, s’ouvre sur la rue. « Elle fait partie des lieux qui m’ont toujours fasciné et qui continuent de m’inspirer. » A l’autre bout de la salle, trois autres tirages numériques et une sculpture mettent en scène un étonnant accessoire, à placer semble-t-il devant la bouche pour communiquer avec autrui, tout en empêchant un quelconque contact physique entre deux visages. Dopplegänger – terme signifiant double ou sosie – « est une pièce de l’entre-deux, une proposition absurde, comme s’il fallait un instrument pour rencontrer d’autres personnes, pour se mettre à échanger, à discuter. C’est donc une pièce qui ne sert à rien, si ce n’est à identifier ce dont on a le plus besoin : l’échange et la parole et, peut-être, le toucher… Il est question d’interstice, de fragilité, sans doute un des fils conducteurs de cette exposition. » Au sol sont dispersées des dizaines de grandes étoiles plates en béton à ultra hautes performances noir. De la même taille que leurs fameuses grandes sœurs parsemant les trottoirs de Sunset Boulevard, à Los Angeles, dans lesquelles sont gravés des centaines de noms d’acteurs de cinéma, elles sont au contraire vouées à célébrer non pas l’individualité mais l’anonymat. « Ce ne sont que des stèles posées en hommage à des inconnus, aux stars anonymes que nous sommes tous. » Un léger relief dessine à leur surface, « comme un filigrane sur un billet ou une note de bas de page », l’expression « habeas corpus », qui vient ici ériger en principe le droit universel à disposer de son corps. Dans une toute petite pièce noire, un haltère habillé d’un chrome clinquant trône sur un piédestal portant l’inscription Lost, Last, Lust (littéralement : Perdu, Dernier, Désir) – par ailleurs intitulé de l’œuvre – ; comme en réponse à la perte de repères et de soi suggérée en début de parcours avec Somewhere Nowhere, elle vient affirmer l’idée de présence, de réminiscence, d’« ici et maintenant », de plaisir et de désir, également. Quelques mètres plus loin, un éclatant Z tout en néon masque le H du « HERO » tracé sur le mur (HERO/ZERO) : « Juste un peu d’humour pour se rappeler que tout ça n’est que légèreté et n’est pas très important car, d’un héros à un zéro il n’y a pas grand chose, il n’y a pas beaucoup d’espace et vice-versa, rappelle l’artiste. Tout cela est une question de point de vue. » Peut-être aussi, plus sérieusement, peut-on y déceler une évocation de la nécessité d’avoir une conscience politique ; une heureuse transition vers la notion de collectif portée par Vortex Populi, monumentale installation spécifiquement conçue pour le Magasin.
Suspendu sous la haute verrière de la nef principale, un immense ruban constitué de dizaines de barrières Vauban – empruntées à la municipalité de Grenoble – se déploie dans l’espace, « se vrille et se cambre pour nous rappeler qu’il faut refuser d’être absorbés complètement par cette idée du groupe ». En détournant un objet symbolique et reconnaissable, qui sert à contrôler, maîtriser ou encore orienter, en insufflant une dose d’esthétique, « d’extra à l’ordinaire », Didier Faustino offre d’envisager le monde un peu différemment, tout en adressant une question qui lui est chère : celle de la frontière. « Vous êtes là dans une espèce de double vortex – un vortex est un terme de climatologie définissant un mouvement de tourbillon généré par exemple par la rencontre de deux flux d’air chaud et froid – ; on ne sait plus où est le chaud, le froid, le Nord ou le Sud… Loin de moi l’envie de conclure sur quelque chose de grave : il s’agit simplement de garder espoir. J’ai grandi dans cette illusion, ce désir de faire tomber les murs, de passer les frontières. Vortex Populi, c’est juste ça : plus de barrière, plus de contrôle, plein d’autres choses… »