Il émane des œuvres d’Arno Gisinger une poésie mystérieuse, qui n’a d’égale que la rigueur scientifique des recherches précédant leur réalisation. A la fois historien et photographe, cet Autrichien installé à Paris développe depuis près de vingt ans une pratique artistique liant intimement les deux disciplines et s’appuyant sur les documents d’archive comme sur la mémoire collective. Son dernier projet, Topoï, prend la forme d’une exposition monographique itinérante, conçue en collaboration avec quatre institutions respectivement allemande, française, autrichienne et suisse*. Le Centre photographique d’Ile-de-France (CPIF), à Pontault-Combault, en accueille actuellement le deuxième volet, qui met en correspondance des travaux menés ces dernières années avec une production pensée spécifiquement pour l’occasion.
« J’observe depuis 20 ans comment l’histoire s’inscrit dans des lieux, confie Arno Gisinger. Mes travaux sont finalement un peu comme des enquêtes. » L’une des toutes premières a été menée à Oradour-sur-Glane, petit village du Limousin où 642 habitants furent massacrés par les troupes SS le 10 juin 1944, et dont les ruines ont été conservées telles quelles depuis lors. L’artiste s’y rend en 1994. Il a à l’époque tout juste 30 ans et sort de l’école nationale supérieure de la Photographie d’Arles, après avoir suivi des études d’histoire et de philologie allemande à Innsbruck, dans son pays natal. Sur place, il prend une série de clichés, explore longuement les archives et part à la rencontre de la population. « J’ai ensuite refait des photos, très différentes des premières, car influencées par le fruit de mes recherches et les témoignages recueillis. » Depuis, son travail n’a eu de cesse de révéler la tension existant entre l’histoire et la mémoire, entre les faits et leur souvenir, tout en rappelant combien le médium photographique est, depuis ses débuts, « très lié à l’écriture de l’histoire ». En témoigne ainsi, au sens le plus littéral, l’installation vidéo présentée au CPIF, qui voit défiler des reproductions de pages d’ouvrages historiques. Il s’agit de trois éditions d’un même manuel allemand, publiées en 1928 (date de l’apparition des premières photos au côté des dessins), 1931 et 1933. « Ces “portraits” de livres permettent d’observer une forme de réécriture de l’histoire, opérée au fil du changement des illustrations, notamment celui imposé par les nazis. »
Arno Gisinger ne raisonne pas en « genre » – portrait ou paysage, par exemple –, « mais en personnes, témoins, lieux, objets, images… », développant une œuvre à la fois d’une grande cohérence et très diversifiée. « Je ne crois pas tellement à la forme définitive des choses, précise-t-il, les œuvres pouvant prendre un sens différent selon le lieu qui les accueille. »C’est l’une des notions autour desquelles s’est construit le projet Topoï, terme choisi pour sa dualité sémantique – outre l’endroit, il évoque le propos –, qui renvoie « au lien entretenu par la photo avec le lieu – celui d’exposition ou de prise de vue –, à l’importance que celui-ci a sur le travail. »* Le Museum für Photographie Braunschweig, en Allemagne, le Centre photographique d’Ile-de-France, à Pontault-Combault, la Landesgalerie de Linz, en Autriche, et le Photoforum PasquArt à Bienne, en Suisse.
L’idée topographique est à la source de Konstellation Benjamin (2005-2009), une série de 36 photos grand format d’endroits visités par le philosophe et historien de l’art allemand d’origine juive Walter Benjamin, entre le début de son exil en France en 1933 et sa disparition à Portbou, près de la frontière espagnole, le 26 septembre 1940. Sur chaque image est reproduit un extrait de sa correspondance, en allemand ou en français. « Mon idée était de partir de ses lettres et d’aller voir les lieux. C’est historiquement très précis. Mais, réalisé 70 ans après les “faits”, l’exercice se rapproche d’un travail sur l’absence et la disparition. » Plusieurs des endroits autrefois fréquentés n’existent en effet tout simplement plus, tel cet hôtel niçois auquel s’est substitué un espace vert. Directement collé au mur, le travail lui-même, « doué d’une matérialité éphémère, car lié à un homme disparu », est voué à être détruit à l’issue de l’exposition.De l’autre côté de la pièce, des dizaines d’images, de petit format cette fois (20 cm sur 25), couvrent la paroi blanche. Certaines montrent un objet ou un meuble, d’autres ne laissent apparaître qu’un décor vide. Il s’agit de pièces appartenant aux collections du Mobilier national autrichien ; toutes ont été spoliées à des familles juives en 1938 et 1939. Ce n’est qu’à la fin des années 1980, que l’institution envisage leur éventuelle restitution aux descendants des propriétaires et entreprend dans ce but d’en dresser une liste précise. Invent arisiert (2000) comprend 650 clichés – seule une partie est ici reprise – réalisés à partir de l’inventaire, minutieusement élaboré lors de leur saisie, des biens de huit familles. Il n’y en a que 180 sur lesquels figure un objet – machine à écrire, chaise, commode, bureau, etc. –, tous les autres se sont « évaporés » des réserves au fil du temps. « Toute la question est de savoir que faire de ces objets aujourd’hui. Est-ce bien ou mal de vouloir les restituer ? » L’absence, récurrente, se fait poignante.
Dialectique et authenticité
Non loin, une immense photographie en noir et blanc laisse deviner un univers de ruines (Messerschmitthalle, 1995). « Il s’agit d’un lieu enfoui sous les montagnes tyroliennes, à Schwaz, un tunnel chargé d’histoire, une ancienne mine d’argent transformée en usine d’armement pendant la Deuxième Guerre mondiale par l’industriel allemand Messerschmitt. » En charge de ce territoire dans l’immédiat après-guerre, les Français y avaient implanté un camp d’internement, baptisé Oradour en souvenir du drame éponyme, puis détruit, à leur départ, en 1951. « Je suis resté seul des heures durant, utilisant un temps de pause très long et éclairant l’espace à l’aide de torches ; l’ambiance était très étrange, c’était un peu pour moi une réponse à l’expérience vécue à Oradour. » De fait, le travail d’Arno Gisinger s’organise régulièrement sous forme de diptyques, comme pour mieux souligner l’importance du principe dialectique qui est le sien, et dont il partage le goût avec Walter Benjamin : « Seules les images dialectiques sont des images authentiques », écrit l’intellectuel allemand qui s’est longuement penché sur l’histoire de la photo et la relation entre la photographie et l’œuvre d’art. Betrachterbilder (1998) et Faux Terrain (1997) sont deux séries ayant pour même toile de fond une célèbre peinture visible à Innsbruck, Tyrol Panorama : un tableau panoramique de plus de 1 000 m2 qui a pour sujet la résistance tyrolienne déployée au début du XIXe siècle face aux armées coalisées de Bavière et de France. « Cette œuvre est très liée à mon enfance : elle en est un des premiers souvenirs ! Mais au-delà de cette anecdote, ce qui m’intéressait, c’était comment la photographie permet d’observer ce dispositif pictural et, surtout, ce que la peinture fait aux personnes qui l’observent. J’ai été très vite fasciné par les regards des spectateurs sur la toile. » Un travail mis en résonnance avec celui réalisé à Cù Chi, au nord-ouest d’Hô-Chi-Minh. Cette enquête menée sur le thème de la Guerre du Viêtnam se répartit en une série consacrée à un lieu de mémoire – où sont reconstituées les entrées des tunnels qui sillonnaient la zone –, et un ensemble de photos dédiées aux vétérans asiatiques. « Contrairement aux portraits d’Innsbruck, j’ai voulu capter le regard direct des personnes. Car, ce qui frappe justement dans les innombrables films américains réalisés sur cette guerre, c’est que l’ennemi, on ne le voit pas… Les soldats vietnamiens n’y ont jamais vraiment d’identité. »
S’il touche sciemment à des « objets très complexes » et fort chargés d’histoire, Arno Gisinger ne souhaite ni revivre cette dernière, ni se mettre à la place d’une victime, mais cherche au contraire la distance, « nécessaire », la plus juste. « La photographie, ça fonctionne un peu comme au théâtre. Dans les pièces de Bertolt Brecht, notamment, il y a toujours quelqu’un qui intervient pour permettre une distanciation et rappeler qu’il s’agit de théâtre. C’est la même chose avec la photo : il s’agit d’une image, juste une image. L’émotion ne doit pas y être affichée, mais soulevée autrement. » Et le public, conquis, de saluer.
Histoire et photographie en débat
Dans le prolongement de l’exposition d’Arno Gisinger, le CPIF organise, vendredi 22 février, une journée d’étude consacrée aux relations complexes qui existent entre histoire et photographie et au rôle joué par les artistes et les images produites lorsqu’ils se confrontent aux faits historiques. Les artistes font-ils œuvre de transmission ? Leurs productions témoignent-elles simplement d’une histoire des sensibilités – du ressenti, des consciences, de la culture –, ou créent-ils un matériau historique ? Comment leurs images entrent-elles dans le laboratoire de l’historien ? Comment participent-elles, à leur tour, à la fabrique de l’Histoire ? Telles sont quelques-unes des questions qui seront abordées par les intervenants comptant, outre le photographe autrichien, les historiens de l’art Stephen Bann et Michel Poivert, le professeur en études de cinéma et de l’audiovisuel Christa Blümlinger et le chercheur en histoire Philippe Artières.
Entrée libre sur inscription au 01 70 05 49 80 ou par email.