Il court, il court le design depuis plus de 150 ans. Si tout le monde s’accorde, ou presque, à le voir naître, des deux côtés de l’Atlantique, au milieu du XIXe siècle parallèlement à la révolution industrielle, il échappe à la définition unique. Selon qu’il sera historique ou contemporain, industriel ou de cimaises, en série ou en pièce unique, réalisé en collaboration ou fruit d’une réflexion individuelle, les observateurs le rendront blanc ou noir, pour paraphraser La Fontaine. Autant de facettes qui ne peuvent être évacuées d’un revers de la plume. De glissements sémantiques en glissements de sens, la notion de design a envahi les sphères marchandes et de la communication, jusqu’à devenir un style, un gage de réussite commerciale. Sur la pointe des pieds et maintenant ouvertement, il trône au musée et déclenche des enchères de folie. Certains objets design sont qualifiés d’œuvres et cousinent parfois avec des pièces issues de l’art contemporain. ArtsHebdo|Médias fait le point dans le troisième numéro de son e-magazine pour tablettes numériques dont voici l’article central.
La laideur se vend mal, le titre de cet ouvrage signé Raymond Loewy(1), designer né en France et installé aux Etats-Unis au sortir de la Première Guerre mondiale, sonne comme une évidence et vient évoquer directement, ou en creux, l’intersection délicate dans laquelle évolue le design contemporain. Au croisement de la création, avec son lot d’originalité et d’esthétique, de la production à l’unité, en série limitée ou en masse, du commerce – du supermarché à la galerie – et de l’innovation, qu’elle produise de nouveaux matériaux ou techniques, il est aussi difficile à délimiter que la quadrature du cercle à résoudre. « Il existe plein de définitions et chacune d’entre elles, à peine édictée, est aussitôt dépassée, voire erronée. S’il faut toutefois choisir, je me tourne vers le projet tel que William Morris(2) l’a rêvé. Dès le départ, il veut concevoir la ville entière, la terre entière ! On retrouve d’ailleurs une ambition similaire chez Raymond Loewy ou chez Joe C. Colombo(3). Une volonté de repenser le monde à partir du design. Ils n’ont pas peur, les designers ! », commente Alexandra Midal, docteur en histoire du design et enseignante.
Etymologiquement, le design est à la fois dessein et dessin, intention et tracé, projet et objet. Depuis le milieu du XIXe siècle, il n’a eu de cesse de traduire les changements opérés dans notre société, d’épouser ses avancées et ses combats, de transformer les différents rapports de force en nouveaux rapports de formes. Il est lié à la fois à la question de la fonction et à celle du sens, tant de l’objet que de son environnement.
(1) Raymond Loewy : 1893-1986.
(2) William Morris : 1834-1896.
(3) Joe C. Colombo : 1930-1971.
La fonction toujours présente
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, si le design nous occupe aujourd’hui, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’envahir notre quotidien et d’entrer au musée mais prospère également dans les expositions, les galeries et les salles des ventes. Certains designers ont quitté l’anonymat, qui sied à la majorité de ceux qui opèrent dans l’industrie, et leurs créations font désormais la une des magazines. Leurs noms sont aussi connus que ceux des artistes contemporains ; d’ailleurs, ils fréquentent désormais les mêmes lieux, ou presque. Certaines chaises se vendent plusieurs centaines de milliers d’euros, d’autres pièces atteignent des sommes encore plus vertigineuses. Les collectionneurs d’art sont désormais nombreux à se laisser tenter par elles et le public, perplexe, ne sait plus que penser : existe-t-il réellement une différence entre une œuvre d’art et un objet design ?
« Un objet bon marché peut être aussi génial qu’un autre très cher »
« Mettre dans un même ensemble la poubelle de Philippe Starck, un prototype de Marc Newson ou une production en grande série des frères Bouroullec est un peu compliqué », rebondit François Laffanour, fondateur de la galerie Downtown, à Paris. Et d’évoquer la nécessité de créer des catégories pour permettre une meilleure compréhension des créations et de leur prix, savoir ce que l’on peut attendre d’une galerie d’art, d’un salon du meuble ou d’une simple boutique. « Un objet vendu en supermarché n’est pas forcément inférieur en qualité de création que celui réalisé en trois exemplaires par un artiste dans un matériau coûteux. Ce qui compte, c’est le concept. Un objet bon marché peut être aussi génial qu’un autre très cher. Le problème n’est pas là. Ce que je vise en souhaitant catégoriser, c’est minimiser les risques d’amalgame. Quand on se retrouve face à des objets dont on ne connaît pas la provenance, dont la production a été volontairement limitée et numérotée pour s’apparenter à des objets de collection, là, on met le doigt sur un problème. Tout n’est pas sur le même plan. Chaque chose doit être clairement définie et il ne faut pas oublier que ce qui donne de la valeur à un objet, c’est son parcours. »
Design où es-tu ?
Installée, jusqu’au 24 mars, à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, l’exposition Design où es-tu ? présente une sélection de 170 réalisations innovantes pour mieux comprendre le design, ses champs d’application et analyser son rôle. Ces objets, images, espaces collectifs, services ou systèmes sont issus d’une collaboration entre un designer et une entreprise, en recherche d’éditeur ou encore prospectifs. Ces réalisations couvrent un éventail très large de secteurs d’activité : les transports, la mode, les produits high-tech, les équipements professionnels, le mobilier, l’habitat… Toutes ont reçu le label de l’Observeur du design 13, qui témoigne de la qualité d’une approche de design centrée sur l’utilisateur. Scénographiée par Les Sismo, l’exposition est organisée comme un itinéraire de découverte dévoilant les différents contextes d’intervention du design. Cinq espaces témoignent son apport aux entreprises, aux collectivités et à la vie quotidienne de chacun.

Une frontière posée par le marché
« Cette frontière, c’est le marché qui la pose, il s’en sert aussi. Il est facile de comprendre que les étiquettes de prix ne sont pas les mêmes selon qu’on expose dans un magasin ou dans une galerie. Le marché aime les choses simples, reconnaissables, et met longtemps à absorber ceux qui les dépassent. Prenons l’exemple de Bruno Munari(4), qui a réalisé les premiers mobiles, avant Calder. Il fut peintre, illustrateur, graphiste, designer, sculpteur, poète, cinéaste… et fut également créateur de livres pour enfants, ce dans quoi on l’enferme. Mais l’évidence de son génie nous saute aux yeux et force est de constater que son œuvre est observée par les jeunes artistes », explique matali crasset qui se définit comme designer industriel. « Le critère du marché de l’art, c’est la pièce unique ou celle en édition limitée, car elle peut constituer un investissement sur lequel on espère un retour, c’est-à-dire un bénéfice. Les designers qui se plient à cette règle sont acceptés par le marché, disons plutôt tolérés. J’en veux pour preuve les foires internationales d’art qui séparent systématiquement les galeries de design de celles d’arts plastiques. Elles ne sont pas loin, mais elles sont à côté. Je crois que cette porosité entre l’art et le design n’existe que pour une certaine pratique de ce dernier », surenchérit Marie-Laure Jousset.(4) Bruno Munari : 1907-1998.
Le reflet des enjeux sociétaux
Pour résumer simplement, le design est une discipline à part entière, avec son histoire, ses règles, ses figures emblématiques, ses missions, ses professionnels. Même si une partie de sa production – infime – bénéficie désormais du même dispositif de promotion et de commercialisation que celui de l’art contemporain, il ne peut être confondu avec ce dernier. Bien entendu, les designers sont des créateurs et à ce titre leur sphère partage une large intersection avec celle des artistes. A l’instar de leurs œuvres, leurs créations reflètent la société dans laquelle elles sont nées, ainsi que ses enjeux. Tout juste ont-ils des moyens différents d’expression. Bien entendu, de nombreuses interactions peuvent exister entre les deux domaines. L’art peut influencer le design et le design peut offrir des solutions à l’art. Bien entendu, encore, tous les cas de figure sont possibles. Certains créateurs refusent de choisir leur « camp » par peur d’enfermement et d’autres, très stricts dans la définition de leur rôle, passent leur temps à l’excéder. « J’entrevois de plus en plus ce métier, à travers les projets que je mène, comme celui d’un accoucheur, d’un maïeuticien. Il s’agit de moins en moins de mettre en forme de la matière, d’esthétique, mais plutôt de faire émerger, de fédérer, d’organiser, autour d’intentions et de valeurs communes, des liens et des réseaux de compétences, de connivence et de socialité », explique matali crasset. « Très sincèrement, je ne comprends pas vraiment pourquoi il est si important d’ordonner les gens et leurs activités. Se pose-t-on les mêmes questions pour un journaliste et un écrivain, quand on sait que, quotidiennement, ceux-ci passent d’un exercice à l’autre sans que cela n’émeuve personne ? Entre design et art contemporain nous utilisons les mêmes outils, souhaitons partager avec les autres une sensation, un sentiment, une vision. Il me semble tout à fait naturel que ces chemins de recherche se croisent et se rencontrent. Il faut juste que chacun soit à l’aise sur la route qu’il emprunte. Il s’agit là très souvent de choix intimes, qu’il n’est pas forcément possible de justifier », confie la designer Elise Gabriel.
Alors, saluons le design pour l’immense part d’amélioration qu’il a apporté à notre quotidien, soyons conscients de la large étendue de ses qualités, de la fonctionnalité la plus pragmatique au surgissement de la réflexion la plus intense. « Il est important que l’on puisse vivre dans un contexte où les objets peuvent être porteurs à la fois de beauté, de rationalité et de sens. Je crois que c’est cette prise de conscience qui amène aujourd’hui à une globalisation de la notion de design. Une chaise si elle est juste, si elle est dans son temps, peut vous faire réfléchir, conclut François Laffanour. Elle peut aussi à un moment donné exprimer autant de subversion qu’un tableau. Mais dans tous les cas, elle demeure une chaise. » C’est bien une chaise.
Au sommaire de notre numéro spécial design : Dix pièces commentées par leurs créateurs, un shopping « Eclats de verre », un dossier : « Design & Art contemporains », « Le jeu des mots » avec Alexandra Midal, deux portfolios, une enquête : « Chassez le naturel… », un focus sur Space Oddity en Belgique, le portrait de Julia Lohmann, un entretien avec Serge Bensimon et un agenda.
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