S’il ne parvient pas à masquer la pauvreté des lieux, le bleu vif et lumineux badigeonné sur les murs intérieurs et extérieurs de la petite maison rurale des Covaci, contraste avec la grisaille des terrains vagues, bidonvilles et squats qui, invariablement, les accueillent lors de leurs séjours en France. Des temps de résidence plus ou moins longs, ponctuant les incessants allers-retours entrepris par cette famille de Roms, entre son pays d’origine – la Roumanie – et l’Hexagone, et dont le photographe Bruno Amsellem s’attache à comprendre et raconter les motivations profondes comme le quotidien.
« Il est très important pour moi de ne pas utiliser ce reportage pour en tirer des généralités, insiste-t-il. Je ne peux parler que de ces seules familles qui ont accepté que je les suive, de leurs itinéraires particuliers, eux-mêmes survenus à des moments précis d’une histoire familiale qui sera, peut-être, tout autre dans les années qui viennent. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Tarzan Covaci et de sa famille, à Lyon où il vivait avec sa femme enceinte et sa petite fille dans une maison abandonnée. Je lui ai simplement dit que j’avais envie de comprendre comment il vivait, raconter son histoire, pour rendre compte de leur vécu, faire un “état des lieux” de leur situation. Il m’a très vite accepté et quand je lui ai dit que je comptais l’accompagner en Roumanie, les portes se sont ouvertes en grand. » S’ensuit une série de va-et-vient entre la région lyonnaise et celle de Bihor, dans l’ouest de la Roumanie, part inhérente d’un continuel mouvement alternatif entre village d’origine, point de repère immuable et théâtre des événements essentiels que sont les naissances ou les fêtes religieuses, et un ailleurs porteur d’espoir et source de survie.
Car à travers les parcours singuliers de ceux qui ont accepté de lui faire partager quelques épisodes d’une vie aléatoire et fragmentée, le photographe esquisse les contours d’une histoire d’hommes, de femmes et d’enfants, d’un itinéraire commun à toute une population malmenée par la vie depuis la chute, il y a 22 ans, du Mur de Berlin et celle, qui s’ensuivit, des régimes communistes. Face à l’inéluctable montée du chômage, les Roms disséminés à travers l’Europe sont chaque jour un peu plus marginalisés et exclus des pays où ils sont pourtant sédentarisés.
« Je m’attendais bien sûr à la pauvreté, mais pas à une situation aussi difficile, reconnaît le photographe. Je me suis très vite aperçu qu’ils n’étaient pas en capacité de manger tous les jours, qu’ils étaient rejetés par la population roumaine, qu’il n’était pas toujours possible d’envisager la scolarisation des enfants. »
C’est donc un irrépressible réflexe de survie qui pousse ainsi sur les routes des familles entières à la recherche de moyens de subsistance et de conditions de vie décentes, chaque départ étant invariablement motivé par l’espoir d’une tranche de vie meilleure, d’une part d’avenir moins incertaine. Allers-retours volontaires ou forcés, en cas d’acceptation de l’aide au retour proposée par la France ou d’une simple expulsion.
Cette thématique du voyage, de la mobilité, développe par ailleurs une notion étonnante et terrifiante qu’est celle de l’exil intérieur. Car il s’agit bien d’un mouvement migratoire interne, celui de citoyens européens ballottés au sein même du vaste espace géographique auxquels ils appartiennent, phénomène que Bruno Amsellem étudie depuis une dizaine d’années déjà. Ses travaux intègrent une démarche plus large relative au rejet – thème aussi contemporain qu’intemporel –, et à ses répercussions.
« Il y a tellement de situations différentes, de lieux, d’histoires, de cultures personnelles et familiales qu’on peut dire de ce sujet qu’il est inépuisable, estime-t-il. J’ai envie de continuer, bien sûr, mais je sais aussi que je sors psychologiquement épuisé par ce reportage, révolté par le rejet et le racisme constants dont les Roms sont l’objet, dépité aussi parce que je ne vois pas comment leur situation peut s’améliorer.»
Au-delà des visages, situations et paysages humains comme urbains qu’elles viennent mettre en exergue avec une extrême sincérité, les images de Bruno Amsellem proposent une réflexion sur l’altérité et la peur, dangereuse, qu’elle continue d’engendrer. Sans concession ni détour, ses clichés illustrent avec lucidité combien l’injustice et l’inégalité restent l’apanage de nos sociétés modernes.
L’ensemble du reportage à voirsur le site Signatures.