Qu’elle s’exprime par le biais de la peinture, du dessin, de la photographie ou de la vidéo, médiums dont elle n’a eu de cesse de repousser les limites respectives, Helena Almeida a toujours centré sa démarche autour d’une exploration de son propre corps et de la notion d’espace. Figure de l’art conceptuel des années 1960 et 1970, l’artiste portugaise née en 1934 à Lisbonne, où elle vit et travaille toujours, s’inscrit pleinement dans les réflexions avant-gardistes qui ont marqué les scènes occidentales de l’art contemporain dans la seconde moitié du XXe siècle. L’exposition Corpus, actuellement présentée au Musée du Jeu de Paume à Paris – elle sera accueillie par le Centre d’art le Wiels, à Bruxelles, à la rentrée prochaine –, retrace les différentes étapes de son travail au cours des cinquante dernières années.

Comme une fenêtre entrouverte, un grand aplat bleu s’éloigne du châssis accroché sur le mur ; non loin, une toile bicolore – bleue et orange – devient un store à moitié enroulé sur lui-même, une autre glisse discrètement, dans un mouvement latéral, hors de son cadre. « Ce que nous voulions montrer dans cette première salle, c’était combien, en tant que peintre, Helena Almeida avait cherché très tôt – dès le milieu des années 1960 – à interroger la notion d’espace », explique d’entrée João Ribas, co-commissaire de l’exposition Corpus avec Marta Moreira de Almeida. « Son travail est alors très marqué par les traditions et réflexions picturales qui animent la scène artistique occidentale, poursuit-il. Elle dit d’ailleurs avoir été influencée par Marcel Duchamp, ainsi que par Support/Surface. Une période différente s’ouvre au lendemain de la Révolution portugaise de 1974 : elle se met en effet à travailler avec la photographie – à l’époque considérée comme un médium secondaire – sur laquelle elle va s’appuyer pour développer un travail très précis, féminin, voire féministe. Même si elle-même n’a jamais voulu être définie comme une artiste féministe. » Un ensemble de photographies en noir et blanc, datant du milieu des années 1970, est ainsi présenté en regard des travaux picturaux susmentionnés : l’une des séries montre, au fil de neuf clichés, Helena Almeida faire le tour d’un châssis nu ; une image grand format la voit porter une toile blanche comme un vêtement.

« Ses œuvres n’ont de cesse d’aller chercher les limites du médium utilisé. Et lorsqu’elle les atteint, elle passe à un autre médium pour aller plus loin encore sur le chemin qu’elle a choisi d’emprunter. C’est ce constat qui rythme la scénographie de l’exposition », reprend João Ribas. Les limites de la peinture conduisent ainsi tour à tour à celle de la photographie, du dessin, puis de la vidéo, etc. Un sentiment d’enchevêtrement, d’entrelacement que l’on retrouve dans la fluidité des passages opérés du bidimensionnel au tridimensionnel et vice versa, dans son utilisation conjointe du dessin – chez elle, le trait prend littéralement corps, sortant du plan de la feuille ou du mur –, de la photographie, de la peinture, voire de la sculpture. A partir des années 1980, la notion de chorégraphie devient également essentielle, en ce qu’elle vient alimenter son inlassable réflexion autour de l’espace, qui devient théâtre de performance. « Elle se meut dans son atelier, compose des scènes, une sorte de danse ou de géométrie. Dans un second temps seulement, au terme d’un processus complexe qui inclut le dessin, vient l’acte de photographier en lui-même », précise João Ribas.

Une pièce de l’exposition est dédiée à la série Seduzir (Séduire), développer au début des années 2000. Elle regroupe des études préparatoires dessinées, des photographies – fragments de corps et postures diverses – et une vidéo d’une trentaine de minutes sur laquelle on voit Helena Almeida, toute de noir vêtue, faire des exercices d’étirement. Une expression de souffrance traverse parfois son visage. « L’artiste dessine des formes étranges, qui sont autant de poses, puis elle s’entraîne pour les reproduire en vue du travail final, explique Marta Moreira de Almeida. La douleur, éventuellement ressentie par le corps, et les limites de celui-ci font partie intégrante du processus. »

Helena Almeida, 1976.
Réalisée entre 1974 et 1977, la série Pintura habitada (Peinture habitée)– qui ouvre la deuxième salle – est sans doute son œuvre la plus connue : il s’agit de portraits photographiques d’Helena Almeida, qui ont été peints ; un travail au sein duquel elle tient le double rôle du modèle et de l’artiste. « Elle est la fille d’un sculpteur renommé au Portugal, Leopoldo de Almeida, rappelle Marta Moreira de Almeida. Dès son plus jeune âge, elle a travaillé à ses côtés, lui servant notamment de modèle. Or ici, l’acte de poser devient l’œuvre elle-même. » Si tout son travail s’articule autour d’une exploration conjointe d’elle-même et de l’espace, il n’est pourtant jamais question d’autoportrait – l’auteur des photographies est son mari, l’architecte et sculpteur Artur Rosa –, mais de corps, au sens universel du terme, qui transcrit, occupe, imprime et (re)définit l’espace. Chez Helena Almeida, il n’existe ainsi pas de frontières entre l’œuvre et le corps de l’artiste. « J’ai commencé à devenir la peinture, j’ai commencé à devenir mon œuvre, à devenir la chose créée. Et en même temps, j’en suis le créateur. Et je ne saurais dire pourquoi », confie-t-elle simplement dans un entretien réalisé par les commissaires de l’exposition et publié dans le catalogue.