Ses dessins tirent leur force de la simplicité du trait. Ses sculptures nous conduisent le long de voies détournées pour une remise en cause subtile et poétique de notre appréhension du quotidien. Témoins privilégiées de son rapport au monde, les œuvres de Quentin Armand s’appuient sur son imaginaire joyeux et déluré, tout en titillant allègrement le nôtre. Tout à la fois cocasses et étranges, elles amusent et questionnent, déconcertent et enchantent. Notre curiosité ainsi éveillée, et à l’occasion de son exposition dans la galerie parisienne E.G.P., ArtsHebdo médias avait envie d’en savoir plus sur cet artiste grenoblois. Actuellement en résidence dans la petite station balnéaire de Nida, sur les bords lituaniens de la Baltique, il était difficile de le rencontrer en chair et en os. Qu’à cela ne tienne, Quentin Armand nous a invité à quelques instants de clavardage – terme emprunté aux Québécois, dont il savoure les bons mots comme autant d’ « achronies indépendantes » –, échange mené sur Internet, en temps réel et par clavier interposé. En voici quelques bribes.
ArtsHebdo médias : – Que vous apporte un temps de résidence comme celui de Nida ?
Quentin Armand : J’ai réalisé que je passais beaucoup de temps non pas à faire des choses, mais à tenter de les faire exister dans « le monde du dehors », à les faire entrer « à l’intérieur » des lieux d’arts. Ce paradoxe fait partie de ma vie de chaque jour, la mienne, j’imagine, comme celle de beaucoup d’autres. Les résidences favorisent le temps de production, elles sont pensées en ce sens. Pour une durée déterminée, un artiste est dégagé de certaines contraintes matérielles et logistiques. Quand je suis venu en résidence la première fois en Lituanie, à Vilnius en 2007, on me présentait toujours comme « l’artiste français », ou bien « l’artiste en résidence », ou encore (le sommet) « l’artiste post-conceptuel français en résidence » ! Bref, on est en vacance de soi-même et en représentation aussi.
Sur quel projet travaillez-vous ?
Q. A. : Sur un projet de sculpture, même si je n’emploie pas souvent le terme « projet ». Je préfère parler de tentative, d’initiative et toujours envisager la question du devenir de mes entreprises, de l’instant comme une question de perspective, une sorte de sentiment d’espace. Il s’agit d’un radeau, d’une construction navale primaire faite à partir de bois collecté sur la plage et dans la forêt. Ce n’est pas l’embarcation de fortune qui m’intéresse, mais l’idée d’un espace horizontal et mobile, ainsi que sa précarité, le sommaire de sa construction, la pauvreté de ses matériaux, le fait qu’il résulte d’une récolte progressive d’éléments sans valeur comme des branches tombées ou des bois flottés.
On est loin des notions d’absurde et d’étrange que l’on retrouve dans beaucoup de vos dessins…, non ?
Q. A. : Nous n’en sommes pas si loin, il s’agit de figurer un lieu que nous puissions considérer, et, pour un instant, envisager comme un espace de possible, un lieu de plasticité, d’étonnante sensualité et plus encore de haute cocasserie.
Vos dessins et sculptures sont-ils liés ou bien s’agit-il de deux modes d’expression différents ?
Q. A. : Quand j’ai commencé à dessiner, j’imaginais vaguement qu’il existait des liens entre mes dessins et mes sculptures ; une sorte d’architecture limpide, un continuum menant de l’un à l’autre et, qu’en somme, j’allais les découvrir à force de traits, de trois dimensions, d’entreprises variées. Le dessin était un moyen, un instrument nu et asservi ; les dessins existaient « en vue de », servaient à envisager d’autres formes, d’autres matières, des actions. Mais plus j’avançais et moins ça arrivait. Petit à petit apparaissaient des formes orphelines, des choses irrécupérables et sans avenir sous quelque forme que ce soit ; du moins cela n’avait pas d’intérêt d’envisager de les convertir en sculpture, en vidéo ou que sais-je… Elles étaient suffisamment singulières, et comme elles se multipliaient, c’est devenu un pan de mes activités.
Le dessin vient donc en parallèle de votre activité de sculpteur.
Q. A. : En parallèle, oui, mais je ne suis ni dessinateur ni sculpteur, ou bien je suis les deux. La sculpture peut être très simple mais sculpter reste une activité très chimique. Il est question de masse, de volume, de géométrie, de physique des choses. Le dessin est une forme plus libre, plus légère, qui peut s’entreprendre avec des moyens très élémentaires. Il signifie pour moi une variété d’activités et de types d’enjeux. Il a dans ses gènes quelque chose de désuet, ce qui en fait, bien sûr, parfois la grandeur.
Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire ?
Q. A. : J’aime les formes vivantes. Dans Tour du monde d’un sceptique, Aldous Huxley se présente comme un sceptique qui s’intéresse à tout. Je ne suis pas Aldous Huxley, mais la dynamique est similaire. Il s’agit de s’intéresser à ce qui est, d’essayer de vouloir, d’y penser, de produire des relais, de convoquer une culture impalpable aspirée par le parfum, la lumière et les autres. Je suis, et j’y pense. Sinon, bien sûr, je lis des livres par paquet de douze, je regarde tous les films qui passent à ma portée, je suis curieux du monde et des gens, voilà.
Vous êtes donc sceptique ? Optimiste ou pessimiste ?
Q. A. : Le scepticisme, c’est simplement une dynamique de curiosité supplémentaire. Une sorte de défiance érigée comme rempart à l’autosatisfaction. Quand j’étais enfant je pensais que l’art était une chose si belle qu’elle était capable de faire pleurer un bataillon de CRS. Bien sûr je ne suis plus un enfant, mais je ne vois pas vraiment pourquoi je devrais changer d’avis. Il n’y a aucune raison de ne pas entreprendre des œuvres d’art.
Avez-vous des projets en vue, à l’issue de l’exposition à la galerie EGP et de votre résidence lituanienne ?
Q. A. : Je cherche à éditer un recueil de dessins. Une sorte d’empilement romanesque intitulé La fichue salle de danse.
Un titre qui interpelle !
Q. A. : Il a pris source un jour où j’avais rendez-vous avec un professeur de danse contemporaine pour parler d’un vague projet de chorégraphie. C’était pendant son cours, mais à l’heure de la pause. Il y avait toutes ces filles, fort gracieuses, dans un état mi-hyperactif, mi-paresseux, relâchant leurs positions après des exercices exigeants, hésitant à se détendre complètement au vu de ce qui les attendait. C’était d’une sensualité vraiment étrange, pleine de vitalité, un rien mélancolique et inquiète… C’est l’idée d’un lieu de vie de ce genre qui m’interpellait. Un espace où la vie n’était jamais ordinaire, où même le trivial était par instants sublime, mystérieux toujours. Et puis elles étaient belles, voilà.
Pourquoi cette récurrence de l’étrange à l’appui de votre interprétation du monde ?
Q. A. : C’est le phénomène de créativité qui est intrigant et sans fin. Mais l’absurde, l’étrange, c’est persistant, oui. C’est un moyen de distance avec les enjeux rhétoriques, trop souvent mesquins dans le monde de l’art, ou même le monde tout court. Et un moyen de distance avec moi-même aussi, ma propre police politique comme dit Lobo Antunes, je crois…
Vos œuvres portent-elles un regard critique sur le monde ?
Q. A. : Eh bien… Je n’en suis pas sûr. Evidemment, il y a une couleur, une forme d’humour, de flegme ou de contemplation peut-être. Mais pour être honnête, critiquer le monde ça m’ennuie. Pourquoi pas, bien sûr, mais je cherche autre chose en art que de grandes vérités, des avis ou des opinions surhumaines. Ce qui compte pour moi c’est que les œuvres vivent leur vie. Je cherche simplement à vivre des expériences, à améliorer, à étendre mon rapport au monde et aux autres, à m’élever au-dessus, ou au-delà, de mon ordinaire existentiel.