Le Frac Champagne-Ardenne accueille, jusqu’au 21 avril, la première exposition monographique française du plasticien italien Francesco Arena et présente, parallèlement, un projet inédit de la jeune Française Emilie Pitoiset. Appartenant à la même génération, les deux artistes ont en commun un langage formel minimal et un goût certain pour la narration, qu’elle soit liée à l’histoire, d’ordre documentaire ou fictionnelle.
Onze mille cent quatre-vingt sept jours. Ce nombre d’une mystérieuse précision, et repris pour titre de l’exposition de Francesco Arena, correspond au temps écoulé entre le premier bombardement de la cathédrale de Reims – intervenu le 4 septembre 1914 – et la signature de la reddition allemande – actée dans cette même ville le 7 mai 1945 –, à la fois point d’orgue de la Seconde guerre mondiale et prélude à une nouvelle ère emplie d’incertitude et de division, bientôt symbolisée par le Mur de Berlin. Les faits historiques, qu’ils soient politiques, sociaux, culturels, voire religieux, sont autant de points d’entrée pris par l’artiste italien pour développer un travail où s’entremêlent références générales et récit personnel. Une façon, sans doute, d’interroger la place de l’artiste, non seulement dans la société, mais également dans l’histoire, celle avec un grand H.
Dans l’imposante salle du rez-de-chaussée du Frac, une immense table en métal (Mare della tranquillita, 2013) s’étire sur cinq mètres de long et un mètre soixante-quinze de large. Il s’agit de la reproduction d’un meuble conservé à Reims, sur lequel fut signée la reddition évoquée précédemment. Les quatre coins proviennent du découpage d’une table en bois familiale, prélevée dans la cuisine de l’artiste. « Ils viennent signifier les limites de cet objet, lequel renvoie pour sa part aux contours de la guerre », explique Francesco Arena. Tout au long de l’exposition, l’œuvre devient le lieu d’une performance quotidienne (Surface avec ligne, 2013) qui met en scène un marcheur, enfilant toujours la même paire de chaussures pour arpenter la surface de la table lors d’innombrables allers et retours. Au bout du compte, 155 kilomètres auront été parcourus, soit la longueur de l’ancien Mur de Berlin. S’élevant dans un coin de la pièce, Colonne est une structure verticale réalisée avec de l’argile humide travaillée autour d’un étai en métal – tel ceux utilisés pour la consolidation des plafonds – jusqu’à « la limite de mes possibilités physiques en termes de hauteur », précise-t-il. La sculpture fait référence à la partie située sous le toit, en béton armé, de la cathédrale de Reims et, plus largement, à l’histoire de sa reconstruction, qui débute dès 1919 grâce au soutien de l’industriel John Davison Rockefeller et de plusieurs autres riches mécènes américains.
Posées contre une paroi de la salle, deux dalles en ardoise (Monochromes, 2013) viennent illustrer la continuité caractérisant l’écriture de l’histoire. L’une est la reproduction d’une plaque gravée d’un texte en français, située au pied de l’édifice religieux et commémorant la réconciliation allemande ratifiée le 8 juillet 1962, à Reims toujours, par Conrad Adenauer et le général de Gaulle. A l’occasion de la visite dans la ville, 50 ans plus tard, de François Hollande et d’Angela Merkel, une seconde plaque, arborant cette fois une inscription en allemand, a été déposée près de la première. Francesco Arena reproduit fidèlement ces deux objets à ceci près qu’il ne conserve des textes originaux que les accents. Le umlaut allemand et l’accent circonflexe, respectivement caractéristiques de la langue parlée outre-Rhin et de la nôtre, attirent immanquablement le regard. Non loin, une autre colonne, rectangulaire, intrigue par son titre. Around Céline est constituée de quatre plaques de métal, mesurant toutes la taille de l’artiste – l’ensemble pèse son poids –, entourant et dissimulant D’un Château l’autre, Nord et Rigodon, trois ouvrages composant une trilogie signée Louis-Ferdinand Céline – qui met en scène l’épopée bouffonne de collaborateurs exilés en Allemagne, puis au Danemark. « Mon intérêt pour cette période des deux guerres mondiales a pris source dans la lecture de ces livres », précise Francesco Arena. A son travail fourmillant de références historiques, vient faire écho celui d’Emilie Pitoiset, qui puise pour sa part dans les univers littéraire et théâtral les éléments multiples de ses fictions.
Le dernier point d’appui
C’est au premier étage du Frac que la jeune femme déploie ses Actions silencieuses – qui donnent son titre à l’exposition – comme autant de situations de déplacement, de points d’équilibre précaire. « J’ai voulu construire ici comme une histoire, explique-t-elle, ce que j’aime faire lorsqu’on m’invite à réaliser une exposition personnelle. Le titre évoque pour moi quelque chose de délicat, de précieux, des petits gestes. » Chez elle, la notion de mouvement est essentielle : « Ce qui m’intéresse, c’est l’espace existant entre le dernier point d’appui et la chute. » Il en découle une succession de basculements de situation, fruits des subtiles contradictions dont elle entoure ses formes insolites et hybrides. Un mini porte-perruque disposé sur une étagère accrochée à 40 cm du sol (A surrealist misunderstanding, 2013), une moitié de veste suspendue au mur (La Doublure, 2013), une chemise soigneusement pliée et peinturlurée (Storyteller Costume, 2013), un large paravent de cuir noir savamment ouvragé (Giselle, 2012) sont quelques-unes des œuvres composant le « récit » imaginé pour l’occasion. Au cœur de l’ensemble, une estrade de bois grise (Solo show, 2013) vient littéralement figurer une scène et la notion d’exposition personnelle.
Chaque pièce a un statut d’objet dont l’accrochage est extrêmement précis. Et l’artiste d’évoquer des tableaux vivant, « mais sans le vivant : un peu comme si une personne tenait un objet qui reste là, alors qu’elle se retire. » De la même manière, l’errance du visiteur a été soigneusement pensée. Certaines pièces sont placées à hauteur de main et suggèrent un rapport de manipulation, d’autres sont disposées à hauteur d’yeux, invitant à l’observation. « J’ai construit cette installation comme un ensemble d’actions silencieuses », précise Emilie Pitoiset. « La chemise est le costume de celui qui va raconter une histoire ; elle est présentée en dehors de la scène et fait figure de narrateur. Le paravent vient, lui, délimiter l’espace dans l’espace, à la manière d’un objet scénique… Quant à la perruque, elle participe d’une sorte de malentendu surréaliste, relatif à la forme comme à l’expression », qui lui est plus particulièrement adressé : « Dans mon travail, j’aime m’auto-troubler », dit-elle en souriant. La notion de rite, indissociable de celle d’action, est sous-jacente à l’ensemble de l’exposition. L’artiste interroge la particularité des objets. « Je me suis posé la question de ce passage d’une chose commune à une chose ritualisée, qui, en tant que telle, devient exposable. »
Chacun à leur manière, Francesco Arena et Emilie Pitoiset s’emparent d’une forme de réalité pour la transposer dans une fiction intime et singulière, où la curiosité et l’imagination du regardeur s’en donnent à cœur joie.