Deux expositions à Paris permettent de découvrir ou de redécouvrir l’œuvre du peintre depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Une occasion unique de comprendre comment il est passé de l’abstraction à la figuration.
A deux pas du centre Pompidou, le train habituel des parisiens ralentit jusqu’à céder la place à une immobilité attentive. Mains jointes et regards pâles, deux femmes s’offrent sans provocation à l’œil inquisiteur des passants. Seule, assise sur un lit, les genoux serrés et les mains posées de chaque côté du corps, une femme abîmée par le temps mais à l’expression infantile retient l’attention. Abandonnée, jambes écartées, une autre sans âge garde la tête baissée. Accrochées dans cette galerie aux murs blancs, les toiles de Jean Rustin crèvent la baie vitrée et viennent se coller aux rétines pour y imprimer à jamais une humanité sans fard. Passé le pas de la porte, la surprise est totale car il n’est pas ici question d’une « simple » exposition mais d’une rétrospective. Sur deux étages et une surface doublée (la galerie 24 Beaubourg a ouvert ses portes à la fondation Rustin), s’offre au regard une série de toiles parmi les plus belles de l’artiste, relatant cinquante années de peinture. De Soleil vert, toile abstraite de 1964, aux derniers portraits réalisés sur de petits formats, en passant par Sous la jupe (1971), qui annonce une figuration plus franche, La chambre au dessus (1973), qui plante un décor à jamais exploré, ou encore Pietà, qui fit partie de l’exposition si controversée de 1982 à Créteil (certaines toiles avaient été regroupées par un gardien dans une pièce interdite au jeune public), l’œuvre de Rustin se dévoile d’une manière inédite. Il est très émouvant de suivre le chemin de l’artiste, de découvrir grâce, aux choix inspirés de Charlotte Waligora, directrice de la fondation, non seulement ce qui lie les toiles entre elles mais aussi ce qui relie leur auteur à l’histoire de l’art. Jean Rustin aime à dire qu’il n’a jamais cherché à faire que de la peinture. De notre côté, nous n’avons jamais cherché qu’à la contempler.
ArtsThree : – Pourquoi une rétrospective maintenant ?
Charlotte Waligora : – Un peu par hasard et surtout parce que nous avons eu l’opportunité d’exposer un ensemble plus important de toiles que ce qui était prévu à l’origine. En effet, l’espace de la fondation a plus que doublé en occupant les cimaises de l’espace 24 Beaubourg auquel il est relié par une simple porte. Cet agrandissement temporaire nous a permis d’imaginer un parcours dans l’œuvre de Jean Rustin, plus qu’une rétrospective. Par ailleurs, la fondation s’est associée pour l’occasion à Samantha Sellem qui présente des toiles récentes et des dessins dans sa galerie de Saint-Germain-des-Prés. Un dispositif qui offre une double présence, rive gauche, rive droite, à l’œuvre de Jean Rustin.
Que montrez-vous ?
C. W. : Avec Maurice Verbaet et Corinne Van Hövell (ndlr : propriétaires de la fondation), nous avons décidé de montrer deux à trois œuvres de chaque période, d’assez grands formats, des toiles abstraites des années 1950, le retour à la figuration (1968-1971), la série des poupées roses (1972-1973), les célèbres années 1980, et, enfin, la dernière figuration, celle que tout le monde a eu l’occasion de voir depuis quelques années, partout en France, ainsi qu’en Europe. Nous souhaitons faire découvrir la genèse de cette figuration si particulière, permettre de mieux comprendre l’œuvre.
Qu’elle a été la réaction de Jean Rustin ?
C. W. : C’était le souhait de Jean Rustin. Il en parle depuis longtemps et il a tendance à penser depuis quelque temps qu’il n’a jamais vraiment cessé l’abstraction. Déclarant depuis toujours qu’il ne fait, au fond, que de la peinture, il veut dire qu’il a toujours placé cette dernière au-delà du discours.
Jean Rustin est-il passé subitement de l’abstraction à la figuration ?
C. W. : Pas exactement. C’est comme si une légende s’était instaurée autour de l’exposition de 1971 à l’ARC du musée d’Art moderne de la ville de Paris. On dit qu’il a vu ses toiles abstraites et décidé de changer de cap. Lui-même a eu tendance à présenter les choses ainsi. Ce n’est pas si simple. Dans un entretien récent, je lui ai posé la question en lui montrant les toiles des années de 1967 à 1971. Elles sont composées d’éléments figuratifs, morceaux de corps, femmes et hommes, des bouches et des formes phalliques, même si la ligne d’horizon n’est pas encore tracée. L’exposition lui a permis de choisir, mais la figuration était déjà là.
Jean Rustin, un monument de la peinture française ?
C. W. : Sans aucun doute. Je suis persuadée depuis la première vision de l’œuvre qu’il est un des peintres majeurs de la nouvelle figuration, mais plus encore, le peintre français le plus accompli des trente dernières années du XXe siècle. Son œuvre ne fait pas l’unanimité, mais Jean Rustin en plus d’être un excellent peintre a réellement fait une œuvre. L’histoire de l’art le démontrera, le temps fera, lui aussi, son œuvre. Il devient de plus en plus difficile de l’ignorer.
Lire aussi le portrait de l’artiste.