La galerie Nathalie Obadia, à Paris, accueille actuellement une rencontre audacieuse entre l’œuvre d’Eugène Leroy (1910-2000) et celle de Sarkis. Les peintures du premier dialoguent avec les aquarelles, installations, vitraux, vidéos, photographies… du second. La diversité plastique de l’un entre en résonnance avec la matière vivante et immuable de l’autre. Rue du Cloître Saint-Merri, la mise en lien est signée Sarkis. Comme à son habitude, l’artiste s’implique totalement dans l’exposition jusqu’à en faire une œuvre en soi.
Si Sarkis connaît l’œuvre d’Eugène Leroy depuis longtemps, la première vraie rencontre a eu lieu il y a moins de deux ans au MUba, à Tourcoing, à l’occasion de l’exposition Indices d’orient – La Mémoire, le Témoin et le Scrutateur. N’ayant pas pu se rendre à l’inauguration, ce n’est que quelque temps après que l’artiste découvre, guidé par la directrice de l’établissement, à côté de quelles œuvres ses films respirent. Evelyne-Dorothée Allemand en a choisi six tournés en 16 mm datant de l’époque où l’artiste était professeur au Fresnoy. Quatre sont installés auprès de deux toiles d’Eugène Leroy et deux autres à l’intérieur du laboratoire éponyme, véritable réserve pleine de tableaux et de meubles à tiroirs abritant la donation réalisée par les fils du peintre en 2009. Sur les écrans, les mouvements précis et lents du pinceau s’enchaînent. La couleur se dilue dans l’eau du bol en un dégradé de nuances, des formes légères et profondes se dessinent. Aux alentours, la peinture de Leroy frémit. Parcourue par des courants telluriques, elle s’offre indomptée et mystérieuse. Sarkis observe et se demande ce qui est à l’œuvre dans cette rencontre, mais garde le silence. Il attend que s’exprime la commissaire et responsable des lieux. « Je crois que vous êtes les deux artistes qui n’enlèvent rien quand ils travaillent. Tout ce que vous faites est présent. Chez vous, on le voit tout de suite. Chez lui, tout est là aussi », relate Sarkis de mémoire. De ce premier contact est née une certitude : les deux œuvres se sentent en confiance l’une en présence de l’autre.
Entre les murs de la galerie parisienne, trois toiles viennent s’inscrire dans l’atelier photographié d’Eugène Leroy. Le peintre, qui ne cessait jamais d’y revenir, inscrivait dans la matière le silence et les jours. « C’était un artiste d’atelier, comme pouvait l’être Cézanne. Un travail de solitude. A Villejuif, j’ai des milliers d’objets accumulés depuis les années 1960. Cette exposition est une conversation entre deux lieux de création, l’atelier de Leroy et le mien. Elle montre comment ils se chargent avec le temps ». Saturant leur espace et stimulant leur esprit. La mise en scène est une mise en lien. Les toiles de Leroy, remarquablement éclairées, s’inscrivent dans un parcours choisi des œuvres les plus récentes de Sarkis. Chacune des pièces témoigne. Non seulement d’elle-même, mais de sa filiation. De tous ces ponts jetés entre les époques, les cultures, les pratiques et les hommes. Ici, un petit arc-en-ciel fait écho à son aîné imaginé pour la Biennale de Venise en 2015. Là, le vitrail Kintsugi renvoie à une technique japonaise du XVe siècle (laque végétale recouverte de poudre d’or) utilisée pour réparer une vertèbre cervicale de mammouth trouvée dans la région de Montbéliard. C’était en 2014, au Musée du château des ducs de Wurtemberg.
Et puis, il y a ces deux huiles sur papier. L’une ensemencée de riz et l’autre de thé. Elles sont présentées à côté d’un masque Lega, peuple bantou installé principalement en République démocratique du Congo, et font immanquablement penser à la série Aura d’après vaudou, inspirées par une exposition au British Museum où l’artiste avait pu admirer des sculptures âgées de plus de 10 000 ans. Isolé sur un pan de mur, un ensemble de plans d’églises arméniennes, dessinés par l’empreinte de son index, évoquent à la fois les plans d’architectes réputés – Louis Kahn, Le Corbusier ou Ludwig Mies van der Rohe – et la partition de Ryoanji de John Cage que Sarkis avait réinterprétés de cette même manière, respectivement en 2011 et en 2012. « Il y a donc des choses qui se croisent en permanence. Chez Leroy aussi. Travailler un jour, retravailler dessus le lendemain. Rien n’est retiré, rien n’est effacé. Chez moi, c’est la même chose. Il faut sans cesse interpréter », indique Sarkis. L’un et l’autre et les deux à la fois. La symphonie est complexe. Il ne s’agit pas de faire jouer l’une après l’autre les œuvres, mais bien de les faire cheminer ensemble. Comme lorsque Sarkis avait invité celles du cinéaste Sergeï Paradjanov à la Villa Empain, à Bruxelles en 2015. « Quand vous mettez en scène une exposition avec un autre artiste, il faut s’interroger sur la manière de montrer son travail. Eugène Leroy était un homme de culture. Il évoquait Rembrandt, Titien, Corot, Mondrian, Ryman ou Rodko. Il connaissait Rimbaud par cœur. De mon côté, les références sont nombreuses également : Uccello, Grünewald Munch, Beuys… Vous êtes touché et ensuite vous créez quelque chose à partir de cette rencontre. »
Parmi les nombreux élans de Sarkis, il en est certains qui marquèrent plus que d’autres la pensée et l’œuvre de l’artiste. Comme en 1969, la découverte de l’exposition imaginée par Harald Szeemann, Quand l’attitude devient forme. L’événement créé à l’origine à la Kunsthalle de Berne, en Suisse, fut « rejoué » au Museum Haus Lange Krefeld, en Allemagne, et à l’Institute of Contemporary Art, à Londres. « Invité à participer à cette exposition, j’ai entendu dire qu’il y avait une exposition de Joseph Beuys à la Kunst Academy à Krefeld. Je le connaissais depuis peu. Là, je le découvrais en grève avec ses étudiants. En plein sit-in. Il y avait une centaine de jeunes. Hommes, femmes, mais aussi des enfants. Pour vivre, il leur fallait créer. Beuys avait fabriqué une boîte, un multiple, qu’on pouvait acheter pour 8 marks. Les ventes leur permettaient d’acheter de quoi manger. Tout cela m’a impressionné au point qu’à mon retour à Paris, j’ai décidé de retirer mon travail du salon de Mai et d’inscrire à l’emplacement qui lui avait été réservé : “Connaissez-vous Joseph Beuys ?”. » Très critiqué pour cette attitude, Sarkis n’en a pas moins conçu un langage artistique qui le caractérise jusqu’à aujourd’hui. Une idée de l’art qui s’inscrit dans le geste, l’esprit et la mémoire. Galvanisé par l’époque, par ses nouvelles manières de créer mais aussi de montrer, donc de partager, il décide quelques mois plus tard, d’inviter un jeune artiste à exposer avec lui au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris : Christian Boltanski.
Au fil des années, les rencontres se multiplient et se diversifient. Elles ne s’intéressent pas seulement à des contemporains, mais aussi à des œuvres parfois très anciennes. Ainsi, au Louvre en 2007, Sarkis décide de faire dialoguer, par webcams interposées, le retable d’Issenheim et le block beuys du Hessisches Landesmuseum Darmstadt. L’artiste veut montrer ensemble l’œuvre de Matthias Grünewald et celle de Joseph Beuys, persuadé qu’il est de leur capacité à s’instruire mutuellement. Certaines invitations n’ont pas autant pignon sur rue. Chez Nathalie Obadia, un coffre effilé et étroit recouvert de feuilles d’or est rempli de pellicules entremêlées qui accueillent un mot allemand, Leidschatz, écrit en néon. Traduisez « trésor de souffrance ». Egalement exposée au Louvre en 2007, cette pièce possède exactement la même largeur que La bataille de San Romano (vers 1456) d’Uccello, dont l’or de certaines représentations recouvre désormais les parois du coffre. « Une œuvre peut dater de 1991, le néon se casser en 2007, demeurer à l’intérieur et s’adjoindre une nouvelle écriture de couleur différente. Tout s’additionne. Les œuvres ne s’arrêtent pas. L’accumulation de souffrance devient un trésor. C’est la première pièce à laquelle j’ai pensé pour cette exposition avec Eugène Leroy. »
Dans la galerie, aucune œuvre n’est isolée. Comme à son habitude, Sarkis a commencé par prendre des notes et beaucoup dessiné, emmagasiner informations et idées sans les refréner. Puis s’est éloigné, a travaillé sur un autre projet. C’est alors que « tout commence à circuler ». Fasciné par les chefs d’orchestre, l’artiste n’a plus qu’à se laisser guider. Les œuvres prennent possession des lieux. L’accrochage terminé, il faut se retirer. Laisser l’exposition seule, la laisser infuser, devenir une. Il ne s’agirait pas que certaines pièces se tiennent à l’écart, refusent le contact. La musique nimbe toutes les salles. Elle doit suivre l’exemple de Venise où la composition de Jacopo Baboni Schilingi avait résonné du jour de son installation jusqu’à la dernière minute de la Biennale. Il est nécessaire que l’énergie circule. « Si vous sentez que cette exposition est un corps constitué, c’est réussi », espère Sarkis. A l’abri du premier regard, une toile d’Eugène Leroy côtoie de près le Film N°171. Posé sur la toile du maître, un bol immaculé attend l’offrande de peinture. L’œuvre doit être pensée dans ses moindres détails. Car il n’y aura aucun montage, aucun raccord son. L’eau est calme. Une mélodie l’enveloppe, mais elle ne frémit pas. Le pinceau, lui, entre en contact. La puissance du rouge fascine. Puis vient le jaune, le bleu et le vert. Au-dessus de la lave picturale de Leroy, naît une peinture autre et pourtant sœur. Tout est dit. Dans les cinq salles de l’exposition, un verre d’eau posé sur une tablette est accompagné par une aquarelle sur papier. Un cercle rouge en guise d’invitation à se désaltérer. Buvez sans hésiter. Le breuvage sera renouvelé quoiqu’il arrive. « Regardez, cette pierre de 150 millions d’années. Elle est installée à côté d’un métronome réglé à partir des battements de mon cœur », fait observer l’artiste. La pièce en rappelle une autre des années 1970. Chaque œuvre est une brèche dans l’espace-temps qui palpite. Et l’art de Sarkis est une magie.