Tandis qu’une forêt délicate de ses livres réalisés à l’encre sur calque est présentée à la galerie Victor Sfez, à Paris, Laura Nillni vient d’inaugurer avec Ricardo, son époux, Omnia Animata – Tout un ciel les sépare, à la mairie du Ier arrondissement de la capitale. Pauline Lisowski assurant le commissariat des deux expositions. Si la plasticienne et le compositeur ont depuis 1996 l’habitude de produire ensemble des vidéos, ils ont développé plus récemment une pratique commune d’installations visuelles et sonores. Innervées de sons et de transparences, Sol, Papillons de Kafka, Involuta et Fulcrum distillent un art à l’intelligence sensible. A la rentrée, trois d’entre elles participeront aux Jours de lumière, festival organisé du 27 au 29 septembre à Saint-Saturnin, en Auvergne.
Ce soir-là dans la cour de la mairie du Ier arrondissement parisien, des notes de musique s’élèvent. C’est soir de vernissage et Noé Nillni est venu célébrer l’ouverture d’Omnia Animata – Tout un ciel les sépare signée par ses parents, Laura et Ricardo. Sa trompette au service d’un programme mi-contemporain, mi-classique répond aux œuvres plastiques toutes empreintes de de son et de légèreté. Recomposé à l’aide de panneaux amovibles, le bel espace d’exposition réserve un peu d’intimité aux amateurs de vidéo et s’offre pour l’essentiel au déploiement de quatre installations visuelles et sonores. Il y a tout juste un an, alors qu’était jouée pour la première fois à Buenos Aires Das Nachausweg, une pièce de Ricardo pour soprano, violoncelle et piano inspirée par un texte de Kafka, Laura était en résidence et avait commencé à travailler sur le thème du livre. Des ponts se créent alors entre le travail des deux artistes. Kafka impose la métamorphose du livre en papillon. Naissent alors des mains de la plasticienne 38 opuscules en papier calque dont les feuilles transparentes sollicitent le regard comme les différents instruments de la composition musicale mobilisent l’ouïe. Texte et partitions se partagent les pages. Laura s’empare du travail de Kafka et de celui de Ricardo. Mots et partitions viennent s’imprimer singulièrement sur chaque ouvrage à la trame empruntée à la texture d’un rideau. N’est-il pas question dans cette littérature d’une musique qui monte par les fenêtres ouvertes sur le jardin ? A la mairie, les livrets de Laura, épinglés comme des lépidoptères, infusent dans la composition de Ricardo distillée par un petit haut-parleur très discret. Le son enveloppe la pièce et se diffuse au-delà. A mesure qu’il s’éloigne et se rapproche du centre de la salle, le visiteur accède à la juxtaposition des créations sonores. « Ne pouvant pas isoler chaque installation, nous avons fait en sorte qu’au milieu du grand salon, chacun puisse écouter un fourmillement de tout. S’abandonnant à ce son global, l’impression est confuse mais dès qu’on se rapproche d’une installation, le son de cette dernière redevient intelligible », explique le compositeur.
Mais quittons Les papillons de Kafka pour Fulcrum (notre photo d’ouverture). « C’est le nom d’une pièce de Ricardo dont la composition est très générative et fait référence à la manière dont les composants de l’univers végétal se reproduisent. Depuis un moment, nous poursuivions l’idée de réaliser une installation pour chacun des duos écrits par lui. Fulcrum m’intéressait particulièrement pour son lien avec la nature. » Comme à chaque fois que les deux artistes s’expriment côte à côte, la phrase de l’un complète celle de l’autre. Toutes ensemble, elles forment une même explication sans qu’il soit véritablement indispensable de les authentifier. Fulcrum est un terme latin pouvant se traduire par « pivot ». En botanique, il désigne les pétioles et crampons qui permettent aux plantes de se tenir droites. Tenue dans l’espace par un point, une branche d’un mètre d’envergure est posée dans l’air comme un trait d’union entre Omnia Animata et Les contes de la forêt vierge, exposition de Laura Nillni accueillie à la galerie Sfez depuis juin. « La branche ressemble à celles que j’utilise pour la série Racine carrée. Elle a bénéficié du même traitement. D’une belle forme ramifiée, elle a été débarrassée de son écorce et rendue très lisse. Des partitions de Fulcrum dessinées en vert au crayon sur du calque très fin y sont accrochées naturellement. » Sensibles au moindre souffle d’air, les feuilles laissent échapper des ombres mouvantes sans pour autant menacer de se détacher. La magie naît de cet improbable équilibre. Immobile et mobile.
Pour passer de la plus récente à la plus ancienne, il faut se tourner vers Sol. Imaginée pour Musique à voir au musée de Dunkerque (avril-septembre 2017), l’installation était à l’époque qualifiée d’ovni par ses créateurs. En effet, si de nombreuses œuvres témoignent de l’intérêt de Laura Nillni pour la partition – pour preuve, ces tableaux bleus avec des clous ponctuant l’espace d’exposition –, seules des vidéos portaient la signature de Laura et Ricardo Nillni. Laura réalisant les prises de vue, Ricardo accompagnant l’image en électroacoustique. « C’était la première fois que la musique était première et que nous cherchions à l’incarner. » Laura laisse la parole à Ricardo. « Si Sol évoque à la fois la note de musique et le plan sur lequel nous marchons, elle fait surtout écho à une installation de Sol LeWitt. En effet, l’œuvre musicale à l’origine de l’installation s’appelle 5 degrés de crayonnages, titre emprunté à un Wall Drawing de l’artiste américain, exposé en 2012 au Centre Pompidou Metz. Trois cubes réalisés au crayon, tel un dessin d’enfant, apparaissent impeccablement géométriques à une certaine distance. Musicalement, j’aime travailler sur des idées structurées construites à partir de choses extrêmement fluides et vaporeuses. La contradiction entre le mot “degré”, qui fait appel à la raison, et celui de “crayonnage”, qui évoque l’approximation, m’a intéressé. La confrontation de ces deux univers m’a passionné. J’ai composé une pièce pour quatre instruments – flûte, clarinette, alto et violoncelle – en cinq petits mouvements. » Face au visiteur, cinq structures métalliques évoquant des pupitres proposent au regard les partitions des quatre instruments, dessinées sur papier calque et superposées. Offrant aux mouvements habituellement sans « corps » une présence physique.
Inscrite dans une continuité chronologique, Involuta est en premier lieu une œuvre musicale. « Je suis partie de la composition de Ricardo en me fondant sur ce qu’il m’en avait expliqué et ce que j’avais essayé de discerner à l’écoute. L’idée développée dans la musique s’est traduite pour moi en trois calques s’enroulant sur eux-mêmes et portant la partition de trois extraits musicaux que j’avais sélectionnés. » Extraits que le visiteur entend en boucle dès qu’il s’approche d’eux. Nées de la musique, les trois formes s’affichent au mur sans autre formalité. Elles se sont imposées à Laura comme à chaque fois. Il faut dire que les idées que travaille Ricardo ne sont pas forcément sonores et que nombre de concepts peuvent être développés tant musicalement que plastiquement. Autant de sources auxquelles s’abreuvent l’œuvre commune des deux artistes. Saint-Germain-l’Auxerrois donne l’heure. Le tintement de la cloche pénètre l’exposition. En son centre, l’atmosphère sonore vibre de façon différente toutes les 60 minutes. Le phénomène intéresse Ricardo Nillni.
La visite de l’exposition touche à sa fin. Pendant que certains se dirigent vers l’écran qui diffuse en boucle les onze vidéos du couple éditées par la galerie Sfez, d’autres décident d’investir l’espace spécialement consacré à Aliquando. Pour ce projet, ce sont les images de Laura qui ont donné le la. Des extraits de prises de vue de la Seine se succèdent. L’eau sature les différents cadrages et nous renvoie l’environnement qui s’y reflète. Diffusée sur deux murs disposés à angle droit et accompagnée de miroirs au sol, la vidéo sidère l’œil. Les images de cette version datent de 2018. Elles ont été prises lors de la crue du fleuve, alors que l’eau avait monté si haut que les voitures pouvaient se mirer dedans. « Je passais le long de la Seine chaque soir. Les couleurs étaient tellement incroyables que j’ai décidé de renouveler les prises de vue d’Aliquando réalisées à l’origine en 2015. Il y avait des rouges, des violets… On pourrait croire ces couleurs réalisées grâce à des effets spéciaux, mais il n’en est rien. C’était juste celles visibles la nuit durant la crue. » La musique qui s’en échappe, elle, n’a pas changé. Composée à partir de bruits produits par l’eau, elle propose des sons de trompette transformés, poussés dans les graves tant et si bien qu’ils finissent par évoquer des sirènes de bateau. Rapprochement souligné par plusieurs visiteurs. Le compositeur souriant confie ne pas l’avoir anticipé. Laura s’en amuse.