Après Pompei Masturbator, à Paris, Orsten Groom accroche ses toiles aux cimaises du centre d’art perpignanais A cent mètres du centre du monde. Jusqu’au 8 mars, Exopulitaï – The Trickster Meltdown donne à voir l’œuvre exaltée du peintre. Voyage en sidération garanti.
A cent mètres du centre du monde ouvre 2020 avec une première exposition intitulée Exopulitaï – The Trickster Meltdown. Né en Guyane en 1982, d’une famille juive polono-lituanienne Simon Leibovitz-Grzeszczak, dit Orsten Groom, a exigé que son exposition soit caractérisée de rétrospective. Défi au travail du temps, confusion de termes ou prétention urgente à lutter contre la disparition ? Ce titre nous invite à imaginer toutes sortes d’effondrements. Car la première approche de cette exposition produit des ondes à répétition ! Je dois avouer que l’impression première fut sidérante à la vue de Pompei Masturbator à Paris au point de me laisser sur une ligne de crête, sans savoir, comme cela m’arrive pour la corrida, si cette peinture pouvait être « apprivoisée » ou non, ou si elle s’adressait à un public branché, prêt à avaler un génie de circonstance. Première impression… qui revient en boomerang façon « culpabilité » (de ne pas avoir saisi) ou doute symétrique (qu’est-ce qui fait art là-dedans ?) ! L’ajustement a pu se faire d’abord grâce à un texte d’Olivier Kaeppelin, commissaire de l’exposition parisienne, puis aux propos tenus par l’artiste. Le texte de Kaeppelin est remarquablement partageur, incitatif, plus que convaincant. Mais on n’en reste pas là. Lorsque de son côté, Orsten Groom parle de sa peinture, il parle du monde, de lui-même, de cette unité irréductible que l’œuvre construit en lui, avec lui, par lui. La plupart du temps la peinture intervient comme une composante de l’homme, là on s’y casse, non pas les dents mais le regard ! La fusion tellurique qui croise aussi bien la couleur, les motifs, la verticalité, l’horizontalité que les cardinaux, s’épuise dans une dynamique, tendue, rétive, qui frôle l’objectivité. Car ces multiples oxymores ressentis par le spectateur s’adressent à la sensibilité, à l’intellect, à la culture, aux langages, à l’histoire ; ils couvrent plusieurs mondes qui habitent tout être humain et les convoquent simultanément. Spirale interminable de la pulsion vitale, qui happe l’esthétique des formes au passage et détruit toute beauté inutile.

Pourtant il reste difficile d’aborder et de parler de la peinture d’Orsten Groom. Au premier regard, cette peinture on l’a déjà vue. Trop vue ? Simultanément un sentiment de doute détruit cette première impression et la peinture nous apparaît zélée, excessive ou excessivement culottée de se présenter sous son plus mauvais jour. Des flaques de dégoulinures, des torrents de couleurs, des fantômes de formes, un fatras enchevêtré, brodé de part en part de la toile, telle un espace qui aurait subi un orage d’objets plus dévastateurs les uns que les autres, une « pluie de fer, de feu, d’acier, de sang » que Prévert ne renierait pas ! Mais pas d’inventaire. Ou bien un inventaire perpétuel pioché dans l’immense réservoir humain, continu et impitoyablement encombré. Nachsprechen, toile à dominante blanc/noir, est trouée de figures graphiques et fantomatiques, tirées du sac picassien, prisonnières entre une barrière barbelée et une grille jaune qui tient dans son filet un cheval bleu. Plus bas, telle une didascalie, un polichinelle joue d’un instrument de musique, discret et déterminé face à de maigres silhouettes de violoniste, une guérite, et des pieds de pantin, tout rappelle un camp de concentration ; la suite de lettres située au bas du tableau ne pourrait démentir qu’elle évoque Auschwitz si elle était prononcée. Le titre, qui signifie « répétition », résume la situation mais ne l’illustre pas, elle dérive vers d’autres rituels moqueurs ou sinistres. Les silhouettes ne sont-elles pas celles des musiciens contraints de jouer dans les camps nazis ? Les signes SS, les svastikas et les écritures gothiques sont omniprésentes. Il s’agit d’un instantané de chaos, d’un tissage plastique et scriptural, d’une crise picturale où le sujet s’efface glorieusement sous le pinceau.

Là, s’arrête la première impression. Car si le terme de rétrospective peut surprendre quant à la jeunesse d’Orsten Groom (l’artiste n’a pas 40 ans), il n’en reste pas moins que son œuvre proliférante peut la suggérer, à moins que ce ne soit un certain état d’urgence lié à la force du brassage, à la nécessité de faire pour conjurer on ne sait quelle violence. Car Groom semble prendre à bras le corps la vie qui se fait, qu’il fait. Il nie la fixité, prélève dans l’histoire de la peinture, dans l’histoire tout court, convoque la poésie, dénonce la guerre, décline l’horreur, tout cela dans une allègre modernité qui crée le fait, et nous proclame l’imparfait, le retour du refoulé, le futur antérieur. Ce que le formalisme ou les abstractions avaient dénoncé après 1945, Orsten Groom s’en empare au naturel. Chaque toile est un événement au sens sémiotique du mot. Il en a fallu des rotations, des explosions cosmiques, des conglomérats de roche pour qu’un simple gravier fasse chuter un géant et produise l’œuvre ! Telle est la concomitance des sources que l’on retrouve dans la peinture et les sujets d’Orsten Groom. Du magma terrestre et céleste, de l’origine du monde, des savoir-faire et autres subtilités, le processus de peinture livre son tiers-œuvre.

Chaque œuvre représente une enquête comme il le dit lui-même mais ce qui est surprenant c’est qu’une fois faite, il cherche dans de nombreux ouvrages et repères documentaires comment il va pouvoir la nommer, pour que la totalité peinte s’ajuste au mieux avec un nom de baptême : le titre. C’est alors que ce dernier devient le sujet à inventer, rien n’est acquis, le spectateur doit chercher les indices qui mettent en relation les éléments iconiques et textuels. Ainsi l’œuvre intitulée Defixio serait un avatar du surréalisme si la blanche divinité qui émerge de sa mandorle rouge n’était pas raisonnée par des coulures générales, et une horloge trônant. Enigme composite de surcroît, car Defixio, en tant qu’inscription sur une petite feuille de plomb trouvée dans un sarcophage mérovingien, nous renvoie au répertoire magique des tablettes d’envoûtement et de malédiction ; ce qui explique la présence d’une boule transparente en référence à la voyance, d’un personnage bleu en suspens… ; de même les mains, qui traversent aussi bien la boule, qu’elles frôlent une paire de ciseaux bleus, annoncent ou dénoncent que le temps ne peut rien contre la perduration des rituels mais qu’il faut décrypter, toujours et encore… Il en fait aussitôt la preuve avec ce fragment d’écriture, imité de tablettes grecques ou hébraïques, tracé en jaune dans le bas du tableau. L’écriture est une signature, à bon entendeur… Cela concorde parfaitement au traitement inouï que l’artiste inflige à la matière. Il aborde tout de front, le thème, le sujet, la critique de la peinture, avec une énergie que seule l’immobilité réelle du tableau stoppe sous nos yeux.

Les origines juives d’Orsten Groom, comme il l’affirme dans le catalogue, expliquent son intérêt pour les mots, ce qu’ils sont, ce à quoi ils renvoient, et la fin qu’on leur donne. Ici, il pourrait être un acteur des lettres manquantes et cette manière d’abonder la création par de multiples sources qui font autorité sur lui, insues, et persistantes. Dans le catalogue, il est encore plus difficile de relier les titres aux tableaux, il s’agit pourtant du même jus, on le sait, on le sent. Toute cette production germine en même temps, nourrit la toile d’une façon rabelaisienne, l’effet ne vient pas de la quantité mais de la diversité. Tout se passe comme si nous devions assister à une démonstration de peinture pour peu que nous tolérions le geste dans la peinture et pas seulement sa rigueur. Toute cette abondance, ce « carnaval de l’être », ces réseaux d’association et d’échos qui ne se résolvent jamais dans la recherche d’une « expression » comme nous l’entendons pour « l’expressionnisme » (O. Kaeppelin) laissaient attendre une matérialité de la peinture, une épaisseur, un effet concret du faire, par exemple ce que l’on comprendrait du mot « trop ». Le trop impliquerait de trouver une matière épaisse, des objets collés, une concrétude solide et massive. Or cette troisième dimension n’y est pas. La peinture est plutôt fluide, et les nombreuses superpositions de coulures finissent par traquer le sujet et le faire disparaître, l’engloutir dans un all-over qui balance la peinture à la première personne. La peinture est son propre sujet. Tout en englobant l’expulsion des conventions et principes picturaux, elle traduit simultanément de l’être et de la culture, une soupe savante qui ne rassasie pas à la première bouchée mais qui entraine le visiteur dans sa lampée. Enfin un phénomène étonnant, inattendu, qui met à mal la tentation d’un expressionnisme dont on serait blasé car à ce point-là, il n’en est plus un.

Si l’Ut pictura poesis organisa la peinture comme un discours, le renversement proposé par l’artiste serait d’être un Orsten Pictor. Celui qui fabrique le monde et son autocritique simultanée, infernal travail d’associations, de recouvrements, de distorsions où l’enfer prend des ailes et le bonheur une sale figure. La délectation des dégoulinures, des entassements, des formes, des suggestions, des petits axes, sont des indices troublants des enquêtes que mène l’artiste pour chaque œuvre. Tous décrivent le chaos, les mythes, l’illimité, c’est une impression vraie, lourde et envahissante où la peinture colle à sa peau, où le jaune embaume le cadre, le noir embrume le beau, les couleurs capturent les objets libres de couler… Autant dire qu’Orsten Groom n’est pas à la contradiction près, la vague interprétative qui engloutit le premier regard est faite d’un flot brouillé sans direction ni épaisseur. Et c’est bien là une intrigue, un point de mystère. En effet, une telle profusion appelait une masse, des couches successives, l’épaisseur des repentirs, des rehauts, des cibles historiques tirées de Guernica ou d’horloges coperniciennes. Mais non. La peinture demeure fluide et en couches peu épaisses, et quand il nomme Stentor, les 2 m x 3 m de son évocation de Guernica, le titre est un avertissement comme si la proximité du chef-d’œuvre lui cédait une gloire en surplomb.

A cent mètre du centre du monde offre un lieu à la mesure des expansions plastiques d’Orsten Groom, pour autant que celui-ci puisse admettre qu’il les contienne ! Car pour saisir le périmètre tentaculaire du peintre et entrer dans la peinture, on peut relire ses réponses à une journaliste de ce même magazine au Jeu de mots qui lui a été proposé en 2017 ! La réalité de sa peinture passe par les mots qu’il utilise, les univers qu’il convoque et les auteurs qu’il cite. Sans cela la peinture se trouve clivée, orpheline des effets de corps et d’esprit, de culture et d’ignorance, de bien et de mal, de peinture et d’écriture… qu’il abreuve d’un même trait et unifie organiquement.
Finalement, (sans) tricher pour qui et contre quoi ? La réponse vit sa vie chez Orsten Groom qui clôture toute suspicion en secrétant sa peinture par tous les pores. Pendant un demi-siècle les étudiants des écoles d’art ont été interdits de séjour en subjectivité sensible, avec une mise en avant de la pensée esthétique (sans doute portée par un idéalisme de mauvais augure ?), il n’empêche qu’Orsten Groom remet à l’heure les pendules du picturalement correct. Ses derniers mots dans le catalogue disent : « Toute existence n’est qu’un épuisement de la quête d’un mot. Un ». Et son contraire.