Arabesques, volutes, tournoiements et autres circonvolutions sont autant de motifs témoignant de la gestuelle singulière de Najia Mehadji. Ancrée dans un multiculturalisme engagé, se nourrissant à la fois de techniques théâtrales, de philosophie zen et de spiritualité soufie, sa démarche picturale se déploie depuis près de 40 ans au fil de séries thématiques explorant tour à tour l’architecture de la coupole et du dôme, les fleurs de pivoine, de grenade et d’amandiers, la danse – celle des derviches comme celle de Loïe Fuller –, la musique, le drapé ou encore la vague. L’artiste franco-marocaine est actuellement l’invitée du Musée d’art moderne de Céret, dans les Pyrénées-Orientales, où la première rétrospective consacrée à son travail est à découvrir jusqu’au 4 novembre.
Chaque toile est pour elle une forme de performance, un engagement total du corps au service du geste que rythme la respiration et qu’accompagne une intense concentration. Poursuivant une quête tant matérielle – la technique employée variant souvent d’une thématique à l’autre – que spirituelle, Najia Mehadji n’aime rien tant que tendre des passerelles entre les savoirs et abolir les frontières entre les civilisations. « Etant moi-même d’une double culture, je me suis toujours intéressée à tout ; au Japon, à la Chine, aux peintres américains abstraits, au Quattrocento italien, à l’architecture et à l’artisanat marocains… », énumère-t-elle ainsi, pêle-mêle, pour donner la mesure d’une curiosité éclectique à laquelle elle s’adonne alternativement depuis son atelier d’Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne, et celui qu’elle a établi à Essaouira, sur la côté ouest du Maroc. Découverte en 1985, à la faveur d’une bourse octroyée par la Villa Médicis pour une résidence hors les murs, la cité portuaire l’a immédiatement séduite par sa lumière ; par son histoire, également, très différente de celle des villes marocaines au passé impérial comme Fès, Marrakech ou Meknès. « Construite à la fin du XVIIIe siècle, Essaouira a très tôt été peuplée de gens venant de partout ; elle a toujours été extrêmement vivante, abritant des échanges culturels très forts. »
Née à Paris en 1950, d’un père originaire de Fès et d’une mère française, Najia Mehadji a grandi avec son frère et ses deux sœurs dans le XIIIe arrondissement de la capitale. Très jeune, elle s’adonne au dessin et, dès l’âge de dix ans, réalise des petites peintures à l’huile à partir de photos ou de cartes postales, « souvent sur le thème de la mer », paysage récurrent des vacances familiales. Le baccalauréat en poche, c’est tout naturellement qu’elle s’inscrit en arts plastiques et histoire de l’art à l’Université Paris 1. Les enseignements sont dispensés à la Sorbonne et au Centre Michelet, ainsi qu’aux Beaux-Arts pour ce qui est des cours pratiques. Elle y fait la connaissance d’un assistant qui fait travailler les étudiants sur le geste. « Il nous demandait de prendre un fusain et de nous lancer vers une grande feuille de papier accrochée au mur, de faire quelque chose d’extrêmement spontané, se souvient-elle. Disciple de Grotowski (1), avec lequel il avait travaillé à Wroclaw, en Pologne, il était également professeur de théâtre à Paris 8. » Intriguée par ses méthodes atypiques, Najia Mehadji décide de suivre, parallèlement à sa maîtrise, une licence de théâtre. Nous sommes au début des années 1970, le département universitaire installé à Vincennes est alors considéré comme pilote et très expérimental. La jeune artiste aura l’occasion de côtoyer Peter Brooke, de rencontrer des membres du Living Theatre. « J’ai appris énormément de choses qui me permettent de peindre encore aujourd’hui, notamment sur l’énergie dans le corps, avec un travail gestuel très profond, qui venait de pratiques orientales comme le yoga ou le nô, théâtre japonais. » Pas de textes à apprendre, par exemple, mais plutôt un jeu d’improvisation mettant en lien les sons de la voix et les mouvements du corps. Les participants qui le souhaitaient pouvaient troquer la scène pour le fauteuil et s’atteler à retranscrire, par le biais du dessin, l’énergie des corps en déplacement. « On enduisait de fusain une feuille de papier, puis, avec de la gomme mie de pain, on l’enlevait tout en observant les corps bouger pour ne garder, finalement, que l’essentiel, raconte-t-elle. C’était quelque chose que je n’aurais pas pu faire aux Beaux-Arts et qui me plaisait beaucoup. »
De sa vie d’étudiante, l’artiste conserve le souvenir d’une grande liberté et d’un enrichissement culturel permanent. Par la suite, son goût pour l’expérimentation s’épanouit un temps à travers des performances, qui la voient notamment entremêler dessin et art sonore. En parallèle, elle collabore à la revue littéraire et féministe Sorcières (2), créée par Xavière Gauthier et Anne Rivière, et rejoint le Collectif Femmes/Art (1976-1980) initié par Françoise Eliet. « A cette époque, les femmes avaient énormément de mal à exposer, rappelle-t-elle. Ce groupe nous donnait la possibilité de montrer nos travaux et d’en parler entre nous, une à deux fois par mois ; ça nous permettait d’avoir un retour, de sortir de notre grotte, parce qu’on était complètement isolées. » Peu à peu, sa passion pour la peinture reprend le dessus sur son intérêt pour le dessin expérimental. Les premières séries voient le jour. Elles ont pour grands thèmes l’architecture, le cosmos ; l’artiste s’intéresse plus particulièrement à la coupole et à la voûte céleste. Suivront les fleurs de grenade et de pivoine – respectivement symboles de fertilité et d’honneur, entre autres –, les drapés et les volutes, la musique – avec tout un travail, notamment, autour des Gnawas – la danse, et, plus récemment, les vagues. Aux va-et-vient de la mer font écho le flux et le reflux tels qu’évoqués dans le soufisme, qui voit dans le premier un mouvement allant vers l’autre, l’universel, et dans le second une quête de nos sources, de l’origine. « Partir d’un élément local pour aller vers l’universel est quelque chose de récurrent et de très important dans mon travail. Chaque période correspond à une symbolique. » Et si, au premier regard, sa peinture flirte avec l’abstraction, chacune des formes employées exprime un concept précis.
C’est autour de ses thématiques de prédilection que s’articule, chronologiquement, le parcours de la rétrospective qui lui est consacrée au Musée d’art moderne de Céret : une cinquantaine de toiles grand format, plus de cent dessins et un ensemble d’estampes habillent les murs des onze salles investies. Par sa polysémie, son titre, La trace et le souffle, souligne la multiplicité de lecture qu’offre l’œuvre de Najia Mehadji. « Chacun peut y voir quelque chose en fonction de sa propre culture et de différents critères », insiste Nathalie Galissot, directrice de l’institution et commissaire de l’exposition. Pour mieux mettre en exergue le discours de l’artiste sur l’universalité de ses souffles et les correspondances entre les cultures, plusieurs pièces historiques d’art occidental et d’art oriental – pochoirs japonais, plats en céramique, une édition de La valse de Camille Claudel, etc. – empruntées au Musée d’Orsay, à l’Institut du Monde Arabe, au Musée des arts décoratifs et au Musée de la Renaissance d’Ecouen sont disséminées ici et là, tels de subtils traits d’union et/ou contrepoints. « Il y a aussi un extrait du film Ordet, de Carl Theodor Dreyer, à partir duquel j’ai travaillé sur les drapés, ainsi que des petits films et des photos de Loïe Fuller en train de danser », précise Najia Mehadji. De la même manière que les gestes de Loïe Fuller sont une extériorisation sublimée de son corps, de son âme, la façon qu’a la peintre de travailler actuellement avec un large pinceau coréen confère à l’outil le rôle de guide. « Le geste ne doit pas être décidé, il faut lui laisser de la liberté. Ce n’est qu’ainsi que peut advenir quelque chose d’intéressant. »
Tous les deux ans environ, l’artiste passe d’un thème à un autre, se laissant guider dans ses choix de manières très variables. « Ce sont des chocs esthétiques, ou des choses qui reviennent des années après, parfois en lien avec l’actualité. » A l’image de l’émotion qui s’empare d’elle, en 2007, à la vue de détails – illustrant le désespoir d’une femme et le viol d’une autre – des Désastres de la guerre de Goya. « Tout à coup a resurgi la révolte qui avait été la mienne face à ce qui s’était passé en Bosnie en 1992. Comment peut-on encore en Europe, à nos frontières, violer des femmes pour des raisons ethniques ou religieuses, m’étais-je demandé à l’époque. Je trouvais cela d’un archaïsme total. Ce qui s’est passé en Bosnie a été pour moi le début d’une période de régression dans les mœurs du monde entier. Jusqu’à en arriver aux terroristes d’aujourd’hui, qui égorgent des passants dans la rue. Dans les années 1970, c’était inimaginable… » A plusieurs reprises au cours de sa vie, l’artiste dit avoir ressenti « la nécessité d’exorciser » telles ou telles violences liées à l’actualité. « Est-ce que l’art peut quelque chose contre la barbarie ? Je pense que oui… L’art est essentiel à l’être humain dans les moments très difficiles, pour soulager la douleur morale ou mentale. Mon œuvre est finalement une forme de résistance, puisqu’elle montre que l’on peut faire la synthèse entre les arts de toutes les civilisations. » Des propos qui ne s’affichent certainement pas dans ses toiles, mais que l’on ressent, diffusément, lorsque happé par la course d’une ligne ou saisi par l’énergie d’un aplat de couleur. « Plus j’avance dans la profession et en âge, plus il est important pour moi d’être éblouie, confie Nathalie Galissot. Il y a chez Najia cette dimension d’éblouissement et de beauté, sous-tendue par la philosophie. C’est un art qui vous emporte et qui vous fait du bien. »
(1) Jerzy Grotowski (1933-1999) est un metteur en scène et théoricien du théâtre polonais.
(2) Sorcières était une revue bimestrielle qui fut publiée de 1976 à 1982.
Gnawas et soufisme à l’honneur
Tandis que des visites guidées et des ateliers pour enfants ponctuent la manifestation à intervalles réguliers, deux week-ends thématiques viennent enrichir la découverte de l’exposition. Ce dimanche 7 octobre est ainsi placé sous le thème des « Vibrations gnawas », terme désignant des descendants d’anciens esclaves issus de tribus originaires d’Afrique noire. Constitués en confréries, ils pratiquent une forme de transe de possession par la musique et le chant, dont Najia Mehadji s’est inspirée pour sa série Gnawa soul. Rendez-vous à 10 h 30 pour une visite guidée spécifique et à 15 h pour assister à la projection, suivie d’une discussion, du documentaire Gnawa music, réalisé par Franck Cassenti en 2010. Le week-end du 13 et du 14 octobre sera quant à lui consacré à « La mystique du soufisme », autre source d’inspiration essentielle du travail de l’artiste franco-marocaine. Une conférence (« Voies soufies, voix poétiques : un voyage en spiritualité persane ») sera donnée par la journaliste et iranologue Leïli Anvar, samedi 13 octobre à 15 h. Le lendemain, rendez-vous est de nouveau donné à 10 h 30 pour une visite guidée thématique, puis à 15 h pour la projection, elle aussi suivie d’une discussion, du documentaire Les mille et une voix/ Terres et voix d’Islam de Mahmoud Ben Mahmoud (2003). Renseignements au 04 68 87 97 34 et sur
www.musee-ceret.com.