Christian Bonnefoi pratique la peinture comme d’autres prient. « Parce que la forme recherchée est un ajustement perpétuel, toujours remis en question, d’une volonté et d’un désir, les miens, qui passent par la matière, seul milieu où ils peuvent s’étendre. » La curiosité est piquée, il faut aller plus loin dans l’exploration de cette pratique réflexive et artistique. « Qu’est-ce que la peinture ? » La question est au centre et l’œuvre se déploie en autant de réponses qu’il y a de chemins qui bifurquent chez Borges. Belle opportunité pour ArtsHebdoMédias de poursuivre ses conversations. Celle d’aujourd’hui se développe à partir d’Odradek, personnage tiré d’une nouvelle de Kafka. Elle réunit donc Christian Bonnefoi, qui vient de réaliser une exposition autour de cette créature-personnage-objet, au Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay, à Saumur, et Norbert Hillaire, avec lequel nous nous sommes entretenus récemment à propos de son dernier livre sur la réparation dans l’art (1). Odradek n’est pas seulement un prétexte à exposer, c’est pour les protagonistes de cette discussion une clé de réouverture de la modernité, pensée à partir d’une créature en laquelle convergent les arts. La peinture et la littérature, en particulier. Lecture allant, vous découvrirez plusieurs extraits de Brouillon d’Odradek, un texte signé par Christian Bonnefoi, et publié en regard de Collapsologie, suite de versets du poète Pascal Bacqué, à l’occasion de l’exposition de Saumur. A noter que Norbert Hillaire et Christian Bonnefoi participeront au live organisé par ArtsHebdoMédias pour le lancement d’OMNI, du 16 au 19 décembre, au 24Beaubourg, à Paris, et sur les réseaux. Occasion pour les deux complices de performer leur écriture et leur pensée à l’oral et en direct !
Christian Bonnefoi et Norbert Hillaire partagent un même tropisme pour les années 1970 et leurs débordements théoriques, même s’ils en sont revenus, et un même engouement pour des auteurs comme Poe, Borges, ou Mallarmé. Pour ArstHebdoMédias, les deux artistes-théoriciens rejouent à l’écrit de nombreuses conversations poursuivies ces dernières années. Une reprise qu’il faut envisager, comme aime à l’expliquer Christian Bonnefoi, dans un double sens : soit reprendre les choses là où elles avaient été abandonnées par une démarche où le présent, pensé comme fragment d’un futur en train de s’actualiser, est déjà en train de s’orienter vers l’origine ; soit littéralement, reprise au sens de couture, d’une opération de reconstitution d’un corps préalablement démembré. On pourrait en effet comprendre le parcours de Christian Bonnefoi dans le sens d’une reprise de Manet et de Matisse. Manet d’abord, qui constate un certain relâchement spontanéiste de la technique picturale au moment de l’invention du tube de peinture, et qui, pour contenir ces excès, s’attache à une certaine précision dans le rendu de ses motifs, mais de telle manière que les couches successives de peinture se superposent en liberté sans se recouvrir complètement, dans une sorte de présence/absence, comme par anticipation de cette idée selon laquelle la surface est profonde. Notion qui hante la peinture de Bonnefoi. Mais il est également possible d’identifier certaines de ses déclarations comme des échos au Matisse de La danse. Notamment quand le peintre déclare que, « le mot, l’idée, le concept doivent se fondre dans la matière fluide, colorée, lumineuse du mouvement pictural ». C’est bien l’esprit, le concept de la danse, qui se transmettent au spectateur, quand bien même cette dernière serait prise dans le mouvement à l’arrêt de la peinture. « Vous pouvez concevoir une danse d’une façon statique. Cette danse est-elle seulement dans votre esprit ou dans votre corps ? La comprenez-vous en dansant avec vos membres ? Le statique ne fait pas obstacle au sentiment du mouvement. C’est un mouvement placé à un degré d’élévation qui n’entraîne pas les muscles des spectateurs, mais simplement leur esprit », enseignait Matisse.
« Ecoute, tu es un volume creux où séjourne les choses de passage
Les bords intérieurs d’une cruche d’eau sans eau,
Le vide, exact milieu entre la matière et le néant »
Norbert Hillaire. – La modernité n’aura pas cessé de questionner les relations des mots dans la peinture, de la poésure et de la peintrie (voir l’exposition qui s’est déroulée au Centre de la Vieille Charité, à Marseille, en 1993). La question des images et du discours, du lisible et du visible aura également occupé le terrain de ce siècle, dans la théorie, et en particulier la sémiologie. Pourtant, ce n’est pas de cela, me semble-t-il, qu’il s’agit dans votre travail : mais plutôt de résonances, ou d’équivalences entre l’énigme qu’est le langage littéraire ou poétique, dès lors qu’il se retourne sur lui-même et se confronte à sa propre limite, à sa propre opacité, et de l’énigme de la peinture, dès lors qu’elle comprend, comme vous le dites, que la surface est profonde. C’est en ce point situé au-delà des mots et des images, de l’ut pictura poesis, que se situe, par exemple l’expérience que fait Joseph Beuys avec Finnegans Wake, dans lequel il perçoit comme un au-delà ou un en deçà de l’expression littéraire, un au-delà du langage et de ses représentations convenues, quelque chose de l’ordre d’une autre image, d’une fascination pour les anfractuosités de la lettre à l’œuvre dans ce texte, qui le fascine, et l’oblige, par son étrangeté, bien plus que l’esprit de cet immense écrivain qu’est Joyce. Deleuze ne dit pas autre chose à propos de la quête de Proust : « Comme dit Proust, [la littérature] trace [dans la langue] une sorte de langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue, une minoration de cette langue majeure… » Il me semble que votre rencontre avec Odradek est du même ordre : une énigme vous est soufflée, comme un secret, par ce personnage troublant de Kafka, qui vous saisit, et qui vous point – comme un accroc qui, dans ce texte, vient déranger le textile support, très régulièrement et platement tramé, de la peinture à venir, vous obligeant à quelque reprise, à quelque retournement…
Christian Bonnefoi. – Peut-être est-ce à cause de ma formation, l’histoire de l’art, ou de l’exercice même de la peinture, qui depuis les avant-gardes historiques a supprimé toutes les frontières des genres (architecture, littérature, design, typographie, etc.), que j’ai toujours gardé une attention particulière pour tout ce qui dérive de la langue, du poème au concept et vice versa ? Mais au cours du temps, les choses se sont précisées. Au début de mon travail, la « posture théorique » a été déterminante ; il s’agissait là d’une attitude typique de l’époque (années 1970) ; mais déjà pour moi, il s’agissait surtout d’y voir plus clair, un peu comme si, intuitivement, j’avais compris qu’il fallait mettre les mains à la pâte pour comprendre ou du moins approfondir le rapport à l’image, à cette image très particulière qui est celle à l’œuvre dans le tableau.
Le passage à la pratique, et donc à la technique, s’est très rapidement imposé comme nécessaire à cet approfondissement. Le mot, l’idée, le concept devaient se fondre dans la matière fluide, colorée, lumineuse du mouvement pictural, et d’une certaine façon se perdre dans cette sorte de fleuve en crue où les berges et les bords sont sans cesse submergés, où la garantie des limites et donc du sens sont obsolètes, ou contrariés. Dans l’introduction à La Science Nouvelle, Vico laisse entendre que l’imagination, c’est-à-dire l’action des images, est un mouvement qui court dans les veines du récit ou du discours afin qu’ils ne s’assoupissent pas. Engrenage ! A peine le doigt mis dans la chose picturale que le corps dans son entier y bascula, et sans s’y noyer n’en connût pas moins les tourments de naufrages possibles.
Je passe les étapes pour en venir précisément, années 1990, au moment-clef qui répond à votre question : la constitution d’un diagramme et plus récemment d’un lexique des termes de la peinture. Je dois préciser préalablement que mon « époque théorique » avait ceci de particulier, par rapport à ce qu’il était d’usage alors, de marteler toute chose de la rigueur conceptuelle venant de la linguistique, de la psychanalyse ou autres discours appelés à la rescousse, d’utiliser plutôt la métaphore qu’il suffisait de dégager de l’événement pictural, quitte à frôler l’absurde, l’équivoque ou l’à-peu-près ; ainsi, par exemple, j’inventais la notion de « division de la division » signifiant par là que ce qui divise, soit une ligne ou un coup de pinceau posés sur une feuille, qui est le propre de l’acte créateur à son degré zéro et qui détermine ce qu’on appelle l’effet, soit la chose recherchée dans le cadre de l’esthétique (but de l’opération), que cette division a simultanément un contre-effet qui est reporté non plus sur le processus de production de la forme, mais sur cela même qui le conditionne ; et qui en tant que tel n’apparaît pas, demeure dans le secret de ce qui n’a pas à être dévoilé.
Ainsi la forme ouverte et disponible de la « division de la division » s’est accrue au cours du temps, et toujours encore, de précisions, d’adjonctions et même de refonte et de mutation dans d’autres notions telle que par exemple celle d’inachevant qui fait l’objet de mon dernier texte, Michel-Ange de l’histoire (à paraître dans le n° 3 des Cahiers de l’Agart). De même que le voilement qui caractérise le mouvement en retour m’amènera progressivement à poser, picturalement, les notions de Secret, d’Obscur, etc.
Cette notion issue d’une expérience subjective a aussi, et cela est important par rapport à votre question, un effet d’interprétation et de lecture sur l’histoire de l’art elle-même : c’est ainsi que je pus faire un sort à l’épingle des collages de Picasso parce que celle-ci est exactement une division de la division ; en effet elle assume sa fonction première d’être un élément structurel et formel de l’œuvre (esthétique) et dans le même temps un élément et un signe qui rend compte de la procédure, quelque chose qui est tourné du côté de la raison, de la provenance, de l’origine et non plus seulement de l’accomplissement. Par cet événement, qui est aussi un dispositif, le collage n’est plus seulement une remarquable invention technique, mais une refonte complète des données historiques de la peinture, l’équivalent moderne des expériences de Brunelleschi.
N. H. – Pouvez-vous préciser ce que sont les expériences de Brunelleschi ?
CH. B. – Il s’agit de la représentation de l’église San Giovanni à Florence, peinte sur un petit panneau de bois ; Manetti, biographe et assistant de Brunelleschi, mathématicien, dit qu’en son milieu le panneau était percé d’un trou, « ce trou était petit comme une lentille du côté de la peinture, s’élargissant en pyramide, […], du côté du revers, jusqu’à atteindre la circonférence d’un ducat, ou un plus. Il voulait que celui qui regardait appliquât l’œil au revers, là où le trou était large, qu’une main fût placée près de l’œil et que l’autre tînt, face à la peinture, un miroir plan où celle-ci vînt se réfléchir […] ». Cette expérience, la première, qui rend nécessaire l’invention d’un dispositif afin que le regard puisse aller du recto et verso d’une seule traite, au rythme du miroir, cette expérience a été mille fois relevée par les historiens. Mais pour le peintre, pour moi en tout cas, l’invention de l’œil-lentille (convexité) et de l’œil-ducat (concave), parce qu’elle donne d’un coup l’ensemble de l’expérience picturale, la lentille tournée vers l’extérieur (dévoilement), le ducat vers l’intérieur (voilement), cette invention est d’une grande modernité parce qu’elle annonce ce que seront les dispositifs ou « machins à voir » du XXe siècle. Le voilement est le mouvement que j’attribue à l’Inachevant. Ainsi, l’expérience n’est pas seulement la vérification du point de fuite unique et du point de distance, mais surtout l’ouverture d’une nouvelle dimension à rebours de la réalisation de la forme. Cette expérience est un commencement, que le collage, en tant qu’expérience et dispositif, renouvellera sur un autre plan. L’expérience et son dispositif peuvent être pensés comme une mutation de la fonction de l’esquisse : celle-ci est projectuelle, projet d’une forme à venir ; l’autre est une conversion : elle vise l’origine. J’insiste toujours en ce point pour dire que cette opération « théorique » passe non pas par le langage mais par les moyens et la matière de ce dont elle traite, soit des moyens picturaux, pour montrer ce qu’elle regarde. Et ceci est sans doute l’effet majeur de l’expérience : la distinction dans le mode d’exposition entre deux actions : l’une qui va au but premier, c’est-à-dire de montrer quelque chose, d’exposer ; et l’autre en retrait, qui assure les différentes fonctions nécessaires à l’exposition, sans y paraître : part non-visible, en réserve dans l’obscur, et construisant sans relâche le Secret en devenir. Pour anticiper la question que vous ne manquerez pas de me poser à propos de la technique : ce lieu de retrait est l’espace de la technique et de ses produits, dont les dispositifs.
A ces notions métaphoriques issues de l’expérience, j’ajoutais celles issues de mon expérience de lecteur, essentiellement en provenance de la poésie ; ainsi « sublime unité » (Poe) où l’on comprend ce qu’est le mouvement à l’intérieur de l’image fixe grâce à la capacité du tableau à condenser en un lieu des temps et des espaces différents ; que le lieu ainsi produit a la capacité de tenir ensemble des différences, des hétérogénéités sans jamais les contraindre et les étouffer, mais en leur laissant leur capacité d’action, de telle sorte qu’elle puisse en jouer sur leur mode en l’absence de tout sujet.
Ecoute, tu as réveillé l’inquiétude de la Bête ; le bruit que tu fis en dégringolant les corridors de terre, à ta façon désinvolte et bruyante d’une bobine qui se dévide et qui laisse à sa traîne un brouillard de chevelure, ou de fumée de cigarette exhalée, a dérangé la laborieuse créature du monde inférieur comme une menace pleine de dents et de crocs.
Apeurée, elle se cacha plus profondément dans son univers de boue.
C’est pourquoi tu ne la rencontras pas.
(Mais, exactement, que lui voulais-tu ?)
N. H. – Je suis particulièrement sensible au fait de convoquer Edgar Poe au service d’une idée de condensation, et de condensation de temps et d’espace différents qui tiennent, en effet, dans une sublime unité (comme les tableaux). J’ai toujours pensé en effet que la force des Histoires extraordinaires était dans leur capacité à se subsumer dans une forme quasi abstraite, avec la rigueur d’une démonstration mathématique, qui coïncide avec la résolution de l’énigme à la fin. Mais ce processus trouve souvent son point de départ dans l’affirmation d’une hétérogénéité des points de vue, d’une dispersion des indices, des lieux (comme par exemple la différence des langues et des voix entendues par les différents voisins-témoins, au début de Double assassinat dans la rue Morgue, comme étant celle de l’assassin). De cette relativité des points de vue subjectifs et de l’intelligence et du soin mis par l’inspecteur Dupin à les relever, même dans leurs plus infimes détails, se dégage progressivement l’objectivité du résultat.
CH. B. – Petite parenthèse, il y a un revers à Dupin, un Dupin vu de dos : Red Scharlach, dit Scharlach le Dandy (personnage de Borges, dans La mort et la boussole ; il est le mal absolu doté d’une grande intelligence et s’oppose victorieusement au « bon » détective, Lönnrot, sorte de réincarnation de Dupin). Je reprends. C’est pourquoi plus tard s’ajouta la notion de « maturité posthume » (Benjamin) : « Dans sa survie, l’original se modifie » ; qui sans doute vient du « grand transfert » ou « sperme complet » de Proust : comment l’œuvre, subjective par excellence, au moment même où elle atteint la pointe extrême de l’unique, du subjectif, bascule (et cela tient du miracle) dans la plus extrême des objectivités en passant du côté du commun (communauté), du partage, de l’autre. Cela rejoint cette idée de « langue étrangère » que vous signalez, et ce n’est pas pour rien que ma citation de Benjamin vient de son essai sur la traduction. L’œuvre d’art seule dit cela parce que son mode d’être est l’évidence plutôt que la vérité. Peut-être vous souvenez-vous du renversement que je vous proposais de la sentence « le beau est la splendeur du vrai » en « le vrai est la splendeur du beau » ?
N. H. – Oui, un renversement de toutes les valeurs, une sorte d’axiologie portative de Bonnefoi, de même que Valéry a pu parler de philosophie portative… Sauf que là, on touche à ces valeurs universelles que l’histoire des relations arts et sciences a porté depuis toujours…
CH. B. – D’autres notions de ce type se succédèrent, telles le « calme bloc » (Mallarmé), « de lieu, il n’y en a pas » (Saint-Augustin), « avants-corps » (Joubert), « corps vagabonds » (Schefer), etc. Tant et si bien que je m’aperçus rapidement que la théorie avait succombé sous les coups de ce qu’on pourrait appeler « un récit théorique », où la qualité fictionnelle du récit avait peu à peu réduit la part tyrannique du langage, qu’une certaine anarchie s’imposait laissant libre cours aux aventures de tout genre, aux déploiements des éléments migratoires et des corps vagabonds. La division de la division devînt la « division aux pieds légers », la radicalité avant-gardiste du peu et du moins étant supplantée par la radicalité baroque du plus et de l’encore.
N. H. – C’est en ce point, peut-être que s’impose dans votre parcours, cette idée de diagramme que vous évoquez. Le diagramme, comme un entre-deux du texte et de l’image, comme une technique d’imagination, ou une imagination technique, comme une sorte d’annexion par votre art de techniques visuelles qui lui sont extérieures, et qui permettraient de rendre compte de ce débordement des corps vagabonds, des corps étrangers, non de le contenir mais de le sauver (je pense à la phrase de Deleuze à propos de Bacon : « Il faut sauver le contour »). C’est tout le problème du statut et du devenir de l’illustration technique, dont le diagramme fait partie. Comme s’il fallait chercher au delà, en dehors, de l’art et de la radicalité du discours sur l’art, qui en effet avaient alors tendance à se réifier dans la rigueur du less is more, une raison qui rendrait compte de cette radicalité baroque du « plus et de l’encore » dont vous parlez…
CH. B. – D’où la nécessité en effet d’un diagramme et d’un lexique, et d’une modification du sens de l’ut pictura poesis. Parce que le diagramme est « une bouillie de mots et d’images » (Deleuze) ; parce que le lexique (le mien) est l’enjeu d’une prise en main des concepts et des notions par la peinture. A l’origine (Horace), ut pictura poesis signifie : la peinture comme la langue ; à la Renaissance où cette expression devient fondamentale pour l’enjeu du parangon, elle fait l’objet d’un curieux contresens : de la peinture à la poésie, art majeur ; une façon de dire que la peinture n’est là que pour proposer des récits à la littérature, comme dans le modèle donné par Protagoras. Eternel débat mené de main de maître par Varchi : si Michel-Ange est le plus grand, c’est par ses sonnets. Ce que propose mon diagramme et lexique est une nouvelle modification de la formule : de la poésie à la peinture, celle-ci colorant les mots et les phrases, modifiant leur assise, agrandissant l’espace de leur rayonnement, leur infusant de la lumière : Proust est cela.
Et aussi Odradek, comme vous le notez. Mais c’est plus qu’une rencontre, c’est un rendez-vous qui obscurément naquît avec l’épingle de Picasso, se précisa avec les aiguilles de la machine pénitentiaire, pour soudain se précipiter dans l’image de cette bobine cousue de fils blanc, et effilochées, qui est une parfaite description de ces sortes de poupées que Picasso et Klee construisaient à la même époque, épingles, morceaux de carton, allumettes… Et vraisemblablement Kafka ignorait tout de ces artistes.
Voilà un exemple de récit théorique qui procède par sauts et mutations, hasards et nécessités : l’aiguille de Picasso qui s’est faufilée dans les profondeurs des couches de toile et carton, qui a étalé au dos des tableaux de 1937 les lignes et méandres des fils et des reprises, comme une vieille chaussette, cette aiguille vagabonde a pris des allures de poisson de grand fond, et la voilà prise au charme du livre d’Ovide, métamorphosée comme anguille maintenant se faufilant à la traîne d’Odradek, dans cet autre milieu liquide qu’est la bouillie du diagramme (n’oublions pas que la petite madeleine n’est pas qu’une idée, mais tire sa vertu de cet autre bouillie qu’elle fait dans la bouche au contact du thé et de la salive).
Parfois le Créateur tout à sa joie devant si grande vertu de sa manifestation laisse aller négligemment à l’oubli une légère excroissance de la boue entre ses mains ou un supplément de matière qui tombe au sol, ou ne serait-ce qu’une gouttelette de l’eau où il mêle la terre afin que celle-ci s’adoucisse : tu es cela, ainsi as-tu été créé, un oubli d’eau de terre et de fil, la véritable gloire de la chose créée puisque créée sans avoir été ni voulue ni pensée.
De soi et par soi.
N. H. – Mais ce retournement de la peinture sur elle-même n’est pas une simple mise en abyme par la représentation du peintre dans son atelier, comme l’histoire de l’art nous en offre de nombreuses occurrences (l’une des plus réussies étant sans conteste le Vélasquez des Ménines), ou du tableau dans le tableau, à la manière d’Escher. La littérature nous offre aussi parfois des exemples de ce type de retournement (je pense à ce drôle de récit de Perec, Un cabinet d’amateur). Dans votre cas, c’est d’autre chose qu’il s’agit : d’un retournement de l’histoire de l’art sur elle-même, et à même le tableau, sur son verso : vous aimez dire aussi que Picasso est le plus grand historien de l’art du XXe siècle ; d’ailleurs, j’ai visité récemment une exposition en Espagne – elle a eu lieu au Musée Picasso de Malaga, ce qui n’est pas indifférent, et vous donne raison dans votre idée de Picasso historien d’art, car elle s’intitulait : L’histoire de l’art en tant qu’art, comme l’autre versant de votre idée de « l’art de Picasso comme histoire de l’art », pour former une sorte de chiasme.
Chez Picasso, en effet, chaque expérience artistique est l’occasion d’une remise à plat, d’un reset des conditions formelles, techniques, historiques, de la peinture… (en une sorte de marche glorieuse, conquérante et toujours nouvelle vers son passé). Dans cette même veine, et comme porté par la vague – qui se reforme sans cesse à l’horizon un peu borné de notre sombre contemporain – de ces grands modernes, c’est à un reconditionnement formel, technique, historique de la peinture que vous invite Odradek, cette créature sortie de l’imagination de Kafka, à une geste en somme rétroprospective de la peinture, une geste qui l’entraîne à la fois du côté de son histoire et du côté de ses œuvres à venir : d’abord par la relecture/écriture de cette histoire de l’art avec le texte enjoué que vous a inspiré cette étrange créature, et ensuite, par sa mise en œuvre même, sous la forme d’une exposition, qui vient d’avoir lieu et qui s’intitule évidemment Odradek.
CH. B. – Dans la réponse à votre première question, j’ai largement empiété sur le « cas Picasso ». En effet, je pense qu’il est non seulement historien de toute la peinture, du tout de la peinture, mais sans doute son plus grand penseur. Pas forcément le plus grand peintre : Matisse est un redoutable concurrent d’autant plus qu’il s’avance mine de rien, alité le plus souvent, tandis que l’autre bombe le torse sur les plages et s’apparente au Minotaure, mangeur d’hommes, d’enfants et de femmes. Mais c’est le seul devant lequel l’Espagnol s’inclinait, surtout à la fin de sa vie où il lui rendait visite, chaque semaine, pour lui montrer les tableaux ou dessins qu’il venait de réaliser, comme à la recherche d’un avis ou d’une confirmation. Cette importance que je lui accorde explique peut-être mon désintérêt pour Duchamp, je l’avoue, au risque d’encourir une fatwa tant ce personnage rayonne sur la quasi totalité du champ artistique. Peut–être n’a-t-on pas assez remarqué qu’au fondement même de l’avant-garde, dans les années 1910, Picasso est partout, référence majeure pour les suprématistes et les constructivistes, Malevitch et Lissitzky, dans leurs expositions et leurs revues ; mais aussi pour De Stijl.
Il semblerait que tout procède d’une interprétation du cubisme analytique, d’une accélération du principe de décomposition des formes ; Mondrian est caractéristique de cet effort dans le passage de la figuration aux premières compositions néo-plastiques. Mais aussi Picasso et ses amis ouvrent le champ infini des matériaux extra-picturaux, du papier journal aux morceaux de bois, aux objets récupérés ; le premier collage (Braque) est un débris de papier collé sur une toile : c’est donc aussi le premier ready-made. Et pourtant Picasso, pas plus que Matisse, n’est avant-gardiste ; jamais conceptuel, ni abstrait. C’est pourquoi l’un et l’autre se situent à un carrefour temporel, en une « occasio » (par ailleurs notion-clef dans mon lexique, en même temps que le titre de ma première série de travaux, en 1974) qui leur permet de prendre en compte en une seule saisie à la fois le passé et le futur, à l’opposé de la tabula rasa de l’avant-garde. Cette saisie tient ensemble et les temps de l’histoire de l’art (histoire des styles) et les espaces autrefois hétérogènes qu’elle a su s’approprier grâce à des artistes comme Picasso, Matisse, Klee, Giacometti, soit tout ce qui n’appartient pas à la tradition occidentale, mais aussi ce qui n’appartient pas au code esthétique, soit l’art des fous et des enfants.
Ce « retournement » m’a amené à produire deux sortes de sentence : l’une qui consiste à considérer que le nouveau est la tradition de l’ancien ; et que la peinture a pour horizon sa propre origine. Picasso permet plus que quiconque de comprendre cela et exclusivement par l’exercice pratique de la peinture, sans le passage par l’énoncé conceptuel dont la langue semblait avoir l’exclusivité : de la poésie à la peinture. Non seulement il renouvelle, avec les nouveautés spécifiques du XXe siècle, quelque chose qui s’apparente à l’expérience de Brunelleschi, mais il donne à cette dernière toute sa portée, qui dépasse largement l’ingénieux dispositif de « vérification » du point de fuite unique de la perspective. En ajoutant à ces considérations une lecture nouvelle de la Pietà Rondanini, j’ai pu, je crois, montrer en quoi ce retournement est aussi une « reprise » dans les différentes acceptions du mot : soit reprendre les choses là où elles avaient été abandonnées (Duchamp), c’est-à-dire une démarche où le présent, dans le temps où il accueille le nouveau pensé alors comme fragment d’un futur en train de s’actualiser, est déjà en train de s’orienter vers l’origine. L’œuvre est un original au sens de Benjamin.
Soit au sens littéral : la reprise au sens de couture, d’opération de reconstitution d’un corps préalablement démembré. En effet la modernité de Manet au fauvisme porte atteinte à l’intégrité physique des corps et des objets au point de faire scandale, les vertèbres de l’Olympia, ou les trainées de violet, de vert et de rouge sur les visages de Mme Matisse. Avec le cubisme, on franchit un cap : le corps est cette fois littéralement démembré et le nez a le loisir d’aller se poser sur le front tandis que l’œil glisse imperceptiblement vers la nuque. C’est l’apothéose d’une histoire quasi secrète ou jugée secondaire qui se manifeste : les membra disjecta, également expression inventée par Horace. Comme si l’homme se disait soudain que la création divine n’était pas si parfaite, mais qu’il fallait la reprendre à zéro : démembrer puis recomposer. La reprise donc comme recomposition est une affaire proprement technique : il faut produire les outils propres à cette tache, et les modalités de nouveaux types de liaison, greffes ou sutures : ça sera le collage.
Soit, et en conséquence de ce qui précède, la reprise comme réparation dont l’ampleur du sens tient dans la notion de tikkun, à laquelle vous avez consacré un livre. Et c’est sans doute là pour moi la chose la plus importante : c’est que la reprise qui se fait sur l’acquis de la forme (l’œuvre), s’en détache pour se retourner vers l’origine et par conséquent se libère de la dimension proprement esthétique ; en ce point s’envisage l’idée que le vrai est la splendeur du beau, que l’art a retrouvé sa vocation profonde en passant du stade de l’art pour l’art à quelque chose d’autre (cette chose à caractériser : ce n’est pas une mince affaire ! Sans doute, la philosophie a son mot à dire) ; le vers de Mallarmé en rend compte pour la poésie : « Il faut garder plus pur les mots de la tribu ».
N. H. – En vous écoutant raconter cette remontée vers une autre modernité, je ne puis m’empêcher de voir, de visualiser le diagramme qui sert d’« ouvroir de modernité potentielle » à l’exposition dont je vous parlais au Musée Picasso de Malaga, Genealogies of art, or the history of art as visual art. Je vois dans vos propos sur les membra disjecta à l’œuvre, de Manet au cubisme, une confirmation de cette histoire secrète dont vous parlez, dans ce tableau : mais plus encore, je vois dans ce diagramme qui servit de jaquette à un catalogue sur le cubisme, une invitation à circuler autrement, à voyager dans cette modernité que vous évoquez selon d’autres parcours, qui semblent nous échapper pour une bonne part (même si ce diagramme ne cite ni Manet, ni Matisse, ni Picasso). Une modernité démembrée, intelligible sous l’aspect ou à partir d’un diagramme, et dont le corps conducteur de l’histoire n’a plus rien à voir avec les enchaînements linéaires convenus dont nous avons conservé l’image avec une histoire de l’art soutenue par le seul enchaînement des styles, mais dont le corps se reconstitue incessamment sous d’autres aspects, et qui parviennent avec plus de clarté jusqu’à nous aujourd’hui. Cela nous éclaire peut-être sur Odradek…
CH. B. – Le diagramme que vous m’envoyez confirme en partie mon idée du cubisme picassien comme milieu entre l’ancien et le nouveau ; le curieux demi-cercle sous « cubisme » dans le diagramme de Barr fait flèche de tout bois vers les avant-gardes ! C’est ça. Je note aussi qu’un diagramme étant une « bouillie » de mots et d’images, il finit par en présenter une, générale, condensée : j’y vois l’image de sculptures en tube métallique de Picasso. Après coup, j’ai constaté que l’image générale de mon diagramme, à partir de la série principale titrée Babel, commencé en 1978, et que je continue, est une verticale centrée au milieu de la page : l’épine dorsale d’un dos ; de part et d’autre des étoiles détachées ou des membres vagabonds et dispersés, accomplissant solitairement leurs tâches, puis se croisant et se regroupant pour former des constellations, par simple modification du type de rapport qui les liait d’une certaine manière, puis se défont pour se recomposer ailleurs. Le mouvement évoque plus un tourbillon qu’une ligne droite, en quoi il diffère déjà largement de celui de Barr.
N H. – Oui, mais il faut comprendre le diagramme de Barr, dans son contexte : à mes yeux aussi, il manque de cette liberté de circulation dans les constellations de la modernité, dont vous parlez. Et s’il est un peu rigidement tourné vers les avant-gardes, c’est aussi parce qu’il date de 1936, et était destiné à une exposition intitulée Cubism and Modern Art au MoMA, et son auteur venait avec quelques autres de faire un modernist tour qui les conduisit à travers toute l’Europe des avant-gardes…
CH. B. – Mais surtout, mon diagramme est à usage interne : grosso modo, il s’agit d’abscisse et d’ordonnée, l’une établissant chronologiquement l’ensemble de mon travail en fonction des titres et séries, l’autre définissant les deux grandes modalités : Collages-Tableaux. A l’intérieur, les flèches indiquent les liens, d’un point à un autre, pouvant franchir des époques éloignées, soit par sauts, soit progressivement. La série Babel, comme je l’ai dit, progresse paisiblement depuis 1978 ; l’autre série importante, Eureka (Poe) par contre est un peu comme une boule de flipper, elle s’écrase ou rebondit, etc. Autre remarque : des mots, parfois de courtes phrases apparaissent dans les rinceaux des flèches, réminiscence des enluminures médiévales : ce sont mes notions que je produis ou empruntent, et qui associent tels moments formels à tel état du langage ; ces notions étant reprises et commentées dans le Lexique.
Mais le diagramme est vivant : d’abord conçu vers 1994 comme un « classement » de mes travaux, il devient rapidement une chose en soi, un interlocuteur : c’est ainsi, par exemple, que j’ajoutais aux modalités Collages-Tableaux, celle de Remake ; en effet la considération visuelle du diagramme, dans son organisation différentielle des temps, imposa la nécessité d’une reprise de certaines époques passées à partir d’un savoir-faire actuel. Une machine à remonter le temps, et toujours dans la logique, fût-elle inconsciente de l’œil-ducat, de la concavité du plan.
En fait la référence, s’il y en a une, est le diagramme du tableau périodique des éléments de Mendeleïev, auquel mon diagramme est dédicacé dès sa première version. Et sans doute à cause des éléments migratoires que sont les molécules, mais aussi à cause de cette concavité radicale que le savant installe dans son schéma : les cases vides, en attente d’être comblées, ce qui depuis sa mort ne cesse de se faire ; maturation posthume.
J’ajoute que pour paraphraser la « camera », je présente les versions de ce diagramme d’une forme « lucida », soit le schéma brut, à des formes qui vont progressivement vers l’« obscura » : des couches de mots, puis des phrases, puis l’appareil iconographique qui progressivement saturent le schéma initial. Le diagramme, comme parallèlement le lexique, devient un système de notations, Le Brouillon général de Novalis, ou un journal, ou mieux encore, un lieu ouvert à des interventions extérieures, amis le plus souvent, proches par le souci de l’étude, et croisant de leur propre lieu de recherche des questions qui nous animent.
La rencontre avec Odradek, que je dois à Pascal Bacqué, tient en partie à l’émerveillement pour ce personnage qui est une créature (un golem bienveillant et facétieux) mais aussi, en soi, le membra disjecta par excellence. Les fragments de ce qui constituent son corps sont en situation instables, prêts à se désagréger au moindre choc, à rompre les amarres et les liens et à entrer dans de nouveaux rapports, inédits.
A peine touchée la dernière marche, sans reprendre son souffle (elle n’en a pas besoin, elle n’a pas de poumons, ni branchies d’ailleurs, mais des trous par où l’air s’engouffre) qu’elle recommence , infatigable et rieuse ou bien comme le ressort d’un automate qui relance la machine. Mais la sorte de litanie s’est modifiée :
O karfa
A karfa
Pontouro
O pontouro
Pentouro karfa
N. H. – Le texte d’abord, donc. En vous lisant, j’ai été frappé par l’étonnante résonance de ce texte (et de cette drôle de créature faite de restes et de lambeaux abandonnés dans la course du temps), avec les hésitations, les failles, les effondrements, les doutes et les inquiétudes de notre présent le plus immédiat, le plus actuel, et sur lequel nous avons à ce point le nez collé que ce présent en est comme défiguré (et c’est pourquoi le voisinage de votre texte avec celui de Bacqué est plus que bienvenu, car celui-ci offre, en miroir, à travers ses versets qu’il nomme Collapsologie (2), l’occasion d’un renversement de cet Occident entré en hibernation sur lui-même – comme une échappée hors de ce temps, qui aurait son site dans la langue).
Qui est cet Odradek ? Comme vous le rappelez : Odradek est une aberration formelle, organique et structurelle ; c’est une créature : « De prime abord, elle ressemble à une bobine de fil à coudre, plate, en forme d’étoile, et le fait est qu’elle paraît garnie de fil ; il ne s’agirait cependant que de vieux bouts de fil de nature et de couleurs diverses, noués bout à bout et par ailleurs emmêlés. Mais ce n’est pas qu’une bobine, non, car du centre de l’étoile sort un bâtonnet transversal auquel un autre vient s’adapter perpendiculairement. Grâce à ce second bâtonnet d’un côté, et à l’une des branches de l’étoile de l’autre, l’ensemble peut se tenir debout, comme sur des jambes. »
Comme si cette image d’Odradek, telle que vous en remontez le fil jusqu’à l’origine de la bobine, en passant par de nombreux entrelacs où se mêlent le registre du polar, la gestapo, Benjamin, etc., nous conduisait finalement jusqu’à nous. En vous lisant, je n’ai pu m’empêcher de penser justement à cette formule de Benjamin : « L’indice historique que recèlent les images du passé indique qu’elles ne peuvent être lues qu’à un moment donné de leur histoire. » En somme, avec cet étrange rembobinage, l’Histoire marche à l’envers…
CH. B. – D’abord Odradek est une réminiscence endormie dans les plis successifs de ce qu’on appelle la vie recueillie dans la mémoire et qui est, il faut bien l’avouer au bout du compte, une « terre pleine d’escargots », un cimetière où la Toussaint (une fête ?) se déroule sans fin sous le regard perplexe d’une marmotte à moitié endormie ; il ou elle (on ne peut trancher) est la réminiscence et la résurgence d’une figure essentielle pour moi, celle de Charlot, qu’il soit de face ou de dos (mais n’oublions pas qu’à la fin il est toujours de dos, il crève l’écran vers le sans-fond, s’évanouit en même temps que la lumière du projecteur, dans quelle nuit ?) : « Odradek est la forme que prennent les choses oubliées » (W Benjamin). Qui est l’avatar de qui ? De Charlot ou d’Odradek ? En tout cas l’un et l’autre sont contemporains, comme le sont les constructions ou poupées de bric et de broc de Klee et Picasso.
De quoi s’agit-il ? D’un monde désarticulé, démonté puis remonté, mais avec au moins un léger déplacement de tel ou tel élément qui fait que ça ne coïncide plus, qu’il y a du jeu, de l’interstice et du rire. L’époque « classique » connaissait cela : Pascal revient à plusieurs reprises sur l’autonomie des membres du corps ; ils vont et viennent mais sont tenus à un certain moment de reprendre place dans la configuration générale, de retourner à leur place et de serrer les rangs, de retrouver ce qui fait le corps à l’image de Dieu. Spinoza fait le pas : il y a un certain moment où les rapports déterminés qui font qu’un corps est ce corps se défont, se séparent et entrent en relation avec d’autres rapports, extérieurs et hétérogènes. Le corps alors tout entier se coule dans d’autres formes et matières, il devient autre, littéralement innommable ; ça s’appelle la mort.
Il en va autrement avec Charlot et Odradek. Le corps de Charlot est parcouru perpétuellement de petits séismes, tremblements, crispations, puis soudain d’expulsions, de gestes réflexes immaîtrisables qui font que dès qu’un cul se présente, un pied se détache du corps et va à sa rencontre ; ou un ventre : alors c’est la canne maniée comme une queue de billard qui fait mouche ; l’air aussi participe à cette agitation : le rot commence par un raidissement du corps, puis il atteint les lèvres qui se crispent afin d’éviter l’incongruité, vainement, car aussitôt il explose malgré le tapotement des mains sur la bouche et le regard en coin, puis les doigts se recourbant et se fermant en poing pour faire office de bouchon, car le rot d’origine s’est transformé en secousses multiples qui semblent ne pas vouloir cesser. Quand enfin il quitte la scène, de dos, la canne s’agite en tout sens et les épaules tressautent. Proust parle de la mémoire des membres du corps, pauvre mémoire dit-il, mais quand même ! « Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis … » Surtout il note son étonnement de voir tel geste, le mouvement du cou par exemple, ou tel tic propre à telle personne, se retrouver sur une autre, comme si, au maximum de son autonomie, le geste sautait d’individu à individu, saut de puce, migrant inlassablement de point en point, cherchant refuge, ou extension, ou simplement pour le plaisir de franchir des obstacles et rompre des continuités.
D’où, à propos d’Odradek, ma référence aux membra disjecta, fragments épars et dispersés, mot inventé par Horace, et servant à désigner les fragments de toutes sortes, retirés d’un ensemble dont ils faisaient partie, pour être abandonnés, rejetés ou mis de côté. Cela peut être un morceau de céramique, des fragments de vases ; mais aussi des fragments de textes et manuscrits anciens ; ou des notes reléguées en bas de page.
La trouvaille d’Horace tombe dans l’oubli ou dans les cerveaux érudits, ce qui est à peu près la même chose ; jusqu’à ce qu’elle réapparaisse, détournée, mais efficace dans les ateliers des peintres du XVIe-XVIIe siècles : ils sont un complément à l’esquisse ; on découpe les membres (bras, jambes) des personnages dessinés afin de les déplacer par rapport au corps et choisir ainsi le placement propice à l’expression du chagrin, de la colère etc. Puis on colle : anticipation du collage. Poussin, grand inventeur de dispositifs, en usa. Soit le corps d’Odradek, mais aussi exactement le corps du collage, de son essence. C’est-à-dire qu’Odradek est le nom que prend le collage dès lors qu’il quitte la technique pour entrer en tant que personnage dans une fiction, et que le collage s’invite dans l’histoire d’Odradek pour lui apporter son savoir-faire, lui aussi de bric et de broc, afin de construire, « tel un bon architecte », le corps fabuleux, étonnant et hilarant de la créature, pour qu’elle puisse inlassablement escalader les escaliers du sens et se promener, à toute vitesse, dans les corridors du palais de la mémoire. (Je pense soudain à un autre nom, Agésilaus Santander, qui pourrait être aussi un avatar de Collage et Odradek ; puis d’autres, mais ce n’est pas le lieu de les énumérer, qui atteindraient la somme de 1000, le Nom condensé par excellence, c’est-à-dire le vrai nom).
En ce sens, oui, l’Histoire marche à l’envers, « qui est son véritable endroit » (Artaud le Mômo). Pour moi cette idée appartient entièrement à la pratique et à un exercice particulier de la technique. C’est que, je ne sais si c’est par hasard (béni soit son nom !) je n’ai affaire avec la peinture qu’avec ses dessous, ses envers et ses revers, dans l’épaisseur de la matière picturale et dans ce qu’elle désigne du sans-fond ; mais que cette « matière » a toujours été, autre hasard, confrontée à un autre revers ou envers, le dos humain, face cachée du visage, ou visage caché de la face ; et cela par la rencontre avec les Dos de Matisse. Ainsi la matière (forme, volume, couleur), par l’équivalence du recto et du dos, du verso et de la face, partage avec le corps humain, au moins en ce point essentiel, des critères et des positions communs. Comme vous le notez, la rencontre et le travail en commun avec Pasqual Bacqué, ont singulièrement développé ces réflexions en les déplaçant sur un autre envers, décisif sans doute. Mais c’est une autre histoire qui commence aux pieds de l’Ange.
N. H. – Nous avons parlé d’énigme, d’opacité, et je terminerai par la technique. C’est la question la plus difficile. On peut certes considérer avec Jean-Luc Nancy, qu’il n’y a pas la technique, mais des techniques. Mais on ne peut nier, pourtant, qu’il y a de grands fils conducteurs dans l’histoire des techniques. Pierre Caye a très bien montré que l’on peut au moins en distinguer deux (mais on pourrait en suivre d’autres, à partir de Simondon, de Bertrand Gilles et de ses mécaniciens grecs, ou de Leroi-Gourhan) : l’un qui se déploie à partir de la question de l’être, des origines de la philosophie jusqu’à Heidegger (et la question de l’arraisonnement, etc.), l’autre à partir des néoplatoniciens jusqu’à nous, en passant par Vitruve, et avec l’architecture comme l’un des fondements de la pensée de la technique (3). La première histoire est celle qui conduit à l’épuisement de l’être que nous constatons aujourd’hui, avec cette surenchère technologique qui ne fait que s’accélérer, conduisant à une sorte d’écrasement du temps sur lui-même, dont le temps réel offre, si j’ose dire, la mesure : c’est toute la question de la croissance illimitée, exponentielle des technologies, et de cette fuite en avant de l’humanité vers l’homme augmenté du transhumanisme, qui ne réussit pas à faire oublier l’empreinte écologique désastreuse de ces mêmes technologies, pourtant réputées immatérielles, sur la surface de la terre. L’autre est au contraire orientée non vers l’illimité, mais vers la délimitation, la protection, et la durée (4) : elle ouvre l’espace et le temps en l’organisant, en l’architecturant, et dans ce geste même, elle introduit en effet de la longue durée, en particulier avec le patrimoine. Cela me semble important de tirer quelques enseignements de ces deux sources de pensée de la technique.
Depuis longtemps déjà, une bonne part de l’art contemporain – sans doute portée par la vague de cette innovation permanente qui trouve sa raison d’être dans cette croissance exponentielle des technologies dont je parle (sans oublier que les avant-gardes historiques vécurent aussi cette sorte de fascination-répulsion pour les machines nouvelles), et par l’accélérationnisme ainsi que le franchissement de toutes les limites qui la définit – a choisi de sortir des limites du tableau, et de s’exposer sous la forme de l’installation, dans une sorte de réalisation ou d’accomplissement généralisé du programme duchampien et comme en écho lointain à cette mise en spectacle de la marchandise dont parle Benjamin à propos des anciens passages, mais avec aussi au risque du turn over frénétique des œuvres et des artistes, et presque leur obsolescence programmée (par le marché).
La peinture, au sens où vous l’entendez, la comprenez, l’écrivez et la pratiquez, me semble située à un carrefour entre ces deux visions de la technique : elle accueille le nouveau, l’inconnu, l’expérimental, mais elle se retourne sans cesse sur son passé, et ces expériences techniques qui continuent de hanter le présent, telle, par exemple, l’expérience de Brunelleschi. La technique, c’est le lieu de cette présentification, de cette irruption à la surface du tableau, du passé dans (vers, pour) l’avenir et de l’avenir dans le passé (et c’est pour cela, en effet, que la surface est profonde). En somme avec Bonnefoi, un présent existe, quitte à démentir Mallarmé, mais comme en dehors du temps des horloges. Je serais enclin à penser que cette remontée vers les grands modernes, ce serait alors une manière de repenser, de rouvrir inlassablement la question de la technique, en l’incluant, au royaume de l’étrangeté et de l’opacité, dans lequel elle n’avait plus sa place, au fur et à mesure que l’industrie venait remplacer le vieil artisanat.
CH. B. – La deuxième conception de la technique que vous indiquez est proche de mes positions. Quoique, en fait, je n’ai pas de position ; c’est ce que m’a enseigné la peinture que je pratique comme d’autres prient. Parce que la forme recherchée est un ajustement perpétuel, toujours remis en question, d’une volonté et d’un désir, les miens, qui passe par la matière, seul milieu où ils peuvent s’étendre. Cette matière dit son mot, elle objecte (terme important de mon lexique), elle dit ce faisant que « objet » et « objectivité » sont non seulement parties prenantes, mais nécessité. La matière résiste : je dois être à l’écoute de ce qu’elle dit et comment elle résiste, lui répondre, non pas parce que je suis poli et démocrate mais parce que d’elle à moi une boucle s’est dessinée, qui trace et délimite absolument l’espace de réalisation, c’est-à-dire de la réalité en tant que production.
Ce mi-lieu (le tiret entre mi et lieu est une coquetterie qui me vient des années 1970 !) entre moi et l’autre, en l’occurrence la matière informe, est l’espace de la technique qui est devenu pour moi l’être même de la peinture. Bien sûr, il faut argumenter. D’abord j’entends par technique le Logos muet d’Aristote : technè, donc, cet autre versant du logos qui passe par la production d’objets, d’images, etc. L’art pour être, ne peut être que cela, le concept n’est pas sa forme.
C’est pourquoi, et j’y reviens, les expériences de Brunelleschi sont un modèle pour cette question : la théorie du point de fuite unique donnée par les opticiens et mathématiciens n’épuise pas le tout de la mise en place picturale ou architecturale de la perspective. Il y a un reste qui ne peut être approché que par l’invention d’un dispositif « muet » dans la matière et les termes mêmes de la peinture, c’est-à-dire, comme dans un poème de Borges : des miroirs, des nuages, du vent, une main qui va et vient, un trou plus évasé au recto qu’au verso (mais dans le temps de l’expérience, bien malin qui pourra dire où se trouve le recto et le verso). Ce reste ainsi « commenté » initie ce mouvement que j’appelle l’Inachevant et qui, avec des moyens visuels, oriente l’expérience vers un questionnement qui échappe à la forme, tout en prenant appui fermement sur elle.
La technique seule permet ainsi à l’œuvre de ne pas disparaître dans le commentaire ou dans la multiplication infinie de ses effets qu’on appelle le style et que les néo-platoniciens nomment la procession. Inversement, le dispositif brunelleschien, qui est le modèle « inconscient » des « machines à voir » du début du XXe siècle, est une conversion, soit une considération de la provenance et de l’origine. Rien à voir avec les « dispositifs » technologiques qui sont comme leur nom l’indique, des applications. Cet art là peut se comprendre à partir de la distinction que je faisais précédemment à propos du « mode d’exposition » : ce qui est donné, le résultat, et ce qui reste en retrait et conditionne le donné et le donné à venir, et qui ne s’épuise pas puisque grâce à sa capacité de reprise, il prélève dans chaque « donné » une part suffisante qui va l’agrandir, l’affiner, le réorienter. C’est pourquoi l’œuvre est fondamentale, mais comme étape d’un approfondissement qui la dépasse et la relègue dans son simple statut de beau (ce qui n’est déjà pas si mal !). Cet art « marchand, spectaculaire, technologique » a tout simplement supprimé ce qui donne à voir dans le mode d’exposition. Il ne reste plus que le vu, le m’as-tu vu, l’image détachée de ses conditions de production. Ce qui est un suicide formel, puisque l’artiste n’étant plus producteur, n’importe qui, et on ne se gêne pas, peut prendre sa place. Ainsi le financier devient l’artiste ; je pense à Debord : « Tout artiste est un flic », Duchamp est commissaire principal.
Je reviens à ma notion de « division de la division » qui sur ce point doit beaucoup à mes lectures, à l’époque, de Leroi-Gouhran : l’outil est un prolongement de la main, ce qui veut dire à la façon des membra disjecta, que la main se façonne l’outil dont elle a besoin ; la technique est le lien circulaire, sans début ni fin, qui crée sans fin, mais avec grand appétit, mon corps de peintre. Ainsi la technique est à la fois ce qui sert à faire et que le fait consolide dans sa vocation à l’approfondissement du réel.
A la même époque que Charlot, Odradek, Picasso, Klee, c’est-à-dire au début du XXe siècle, Ezra Pound réunit un ensemble de textes sous le titre de Je rassemble les membres d’Osiris. Outre le recours au mythe fondateur des membra disjecta, il est dit : « La technique, terme si souvent décrié, ne signifie pas seulement une suavité toute extérieure, mais signifie aussi que l’impression se fixe sur la chose que l’on a l’intention d’exprimer. Ce n’est qu’à travers elle que l’art, en tant qu’il est distinct du travail du génie inspiré par accident, a quelque chance de renaître ».
Ecoute, l’oubli est un foret qui creuse le terrier sans fin de la Bête qui l’habite en secret et s’y endort d’un sommeil de brute. Car oubli et secret c’est tout un.
(1) La Réparation dans l’Art, Nouvelles éditions Scala, 2019.
(2) Ce « poème » de Bacqué s’inscrit dans le paysage de son épopée : La Guerre de la terre et des Hommes, Massot, 2018, Etranger parmi les vifs (La Guerre de la terre et des Hommes, tome 2), Massot, 2019. A paraître : La Guerre (La Guerre de la terre et des Hommes, tome 3), premier texte littéraire en français publié intégralement en feuilleton audio avant sa publication écrite. Ce troisième tome appartient à cette œuvre en 5 parties : La Guerre de la terre et des hommes. Une vaste aventure de mots et de parole, pour dire la puissance de l’histoire occidentale et son effondrement. Poète et étudiant du Talmud, Pascal Bacqué a décidé il y a quinze ans d’écrire un « mythe » en prose. Le tome 3 est accessible en podcast sur le site de La règle du jeu.
(3) Pierre Caye a consacré un livre à l’étude de cette question : Critique de la destruction créatrice : production et humanisme, Les Belles lettres, 2015.
(4) Pierre Caye vient de publier une suite constructive à sa Critique de la destruction créatrice. Ce nouveau livre s’intitule justement : Durer. Eléments pour la transformation du système productif, Les Belles Lettres, 2020.