Membre fondateur du mouvement Supports/Surfaces, Claude Viallat présente Et pourtant si… à Nîmes, où il vit et travaille depuis plus de 40 ans. Une large sélection de peintures, d’objets et autres assemblages ont investi l’ensemble du Carré d’art, acteurs d’une œuvre dynamique dont l’impeccable cohérence n’a d’égale que la pertinente inventivité des formes et l’utilisation des couleurs. A découvrir jusqu’au 3 mars.
Au Carré d’art de Nîmes, Claude Viallat est invité à une exposition sans précédent. Il est enfant de ce pays nîmois, son atelier est à quelques pas du centre d’art et c’est dans cette proximité que se déploient 250 œuvres qui attestent de sa créativité productive et inventive. Depuis plus de 60 ans, Viallat appose, répète, fait danser une empreinte singulière venue d’une légende sans doute avérée d’éponge javellisée. Tout le monde connaît cette belle histoire du commencement.
Cette empreinte d’éponge et sa contreforme s’assemblent ou se désolidarisent, par réserve interposée, d’un carton de calendrier dans lequel elle est régulièrement découpée. A partir de là, le dialogue s’instaure entre la forme et la toile. Le deuxième assemblage se fait par le support, toiles raboutées entre elles, de toutes sortes et de toutes provenances, bâches brutes, étoffes fines, dentelles, tous les imprimés et matières, texturés ou non, sont soumis à l’empreinte infatigable d’un déferlement de couleurs, elles aussi en un certain goût assemblées.
Selon un tel principe de répétition et d’assemblage, nous reconnaissons tous un Viallat,dont le Carré d’art déploie les œuvres sous de nombreux et nouveaux aspects. Ce principe n’est pourtant rien d’autre que picturale. Si Viallat décrit son système comme simple et humble, sa production comme « nombreuse et spiralée », c’est qu’ils sont le fruit d’une profonde vague qui l’habite et ne l’a jamais quitté, une vague sémiotique faite d’enroulement entre les gestes, les supports, les couleurs. Le simple fait de pouvoir plier la toile, même de grand format, de la porter comme une serviette, la rapporte à échelle d’homme, à proximité du corps, à une échelle physique qui ne pointe pas d’objet monumental. En revanche, lorsqu’elles se déploient, apparait une danse de couleurs entre les coutures imaginées même hors-champ car la peinture est continue, les bords ne font pas limite, ils laissent le suspens de leurs fins que l’œil complète en toute délectation. Alors l’immensité de la peinture nous engloutit dans les constellations des empreintes colorées. Mais, il faut le préciser, sans qu’il n’y ait « fin de l’art » évoquée Poussin, car il s’agit chez Viallat d’une fin au sens d’une finalité, d’une immortalité de la peinture ; cette fin de la peinture serait ainsi reconduite dans la peinture-même, dans un mouvement incessant spiralé absorbé par le futur de l’œuvre.
S’il n’est pas question d’expliquer la peinture de Claude Viallat, comme celle de quiconque d’ailleurs, ce qu’il rend visible, depuis l’origine, est un principe d’ornementation qui n’a aucune vocation d’agrémenter mais se multiplie et s’autoproduit sans aucune visée de décor ni de beauté. La beauté surgit d’une tension inouïe que crée le rapport coloré et la surface peinte, ou pas, sur laquelle il l’applique. Le souffle est saisi parfois, happé par un parasol écrasé au mur, telle une framboise picturale sans date de péremption. C’est dire que les plus de 250 œuvres du Carré d’art, remarquablement organisées, nous englobent dans une explosion colorée et formelle.
Parfois, la toile déjà haute en couleurs possède un imprimé d’après lequel il ne reste au peintre qu’à organiser, ordonner le hasard des motifs cousus, les faire passer au deuxième plan afin qu’ils se fondent dans le tamponnage répété structurant. La trame qu’il appose sur la toile apparaît comme une réminiscence du tissage qui la constitue au-dessous. La trame du support est ainsi relevée, hissée à la surface par cette version peinte qui la recouvre.
Bien que l’artiste exige une distance vis-à-vis de la théorie, sa peinture est pétrie d’une rigueur qui lui ressemble. Une rigueur qui n’a rien d’autoritaire, qui est précise, qui est aiguisée par un processus créatif sans équivalent, libre, qui se permet toutes les traverses possibles en harmonisant le tout et la partie. Car enfin, n’oublions pas que la subversion d’origine de ce peintre-là, fondateur parmi les fondateurs du Mouvement Supports/Surfaces, après s’être interrogé sur le comment de la peinture, a créé une unité de base minimale qui est son « sujet », sa marque. On ne pouvait pas faire plus radical tout en restant un peintre traditionnel loin d’un parti pris sévère commun à celui d’un Toroni ou d’un Buren, bien que, à un moment ou à un autre, tous se soient fait rattraper inévitablement par le plaisir, par la sensualité de la couleur ou de la surface. L’austérité s’en trouve alors dé-bordée !
Mais austérité n’est pas rigueur et c’est un point commun que Viallat a avec Duchamp, à savoir d’accepter ce qui advient, il est le spectateur adhérent de son œuvre en la reconnaissant. Duchamp disait que le regardeur fait l’œuvre et c’est ce que Viallat accomplit ici, il laisse advenir la peinture, sans jugement, ni évaluation, elle est, elle s’accepte et il l’accepte. Nous, témoins abusés par le talent, nous reconnaissons la subversion comme un acte de création et nous adhérons à l’insolente évidence de la simplicité. Le luxe étant de faire simple, accès interdit pour les esprits compliqués. Viallat laisse en cela une très grande liberté aux témoins de son œuvre de jouer avec la verticalité, l’horizontalité, la diagonale, la souplesse, les froissements, les pliures, les rubans, les cordelettes, les fils et ficelles, les boucles métalliques, tous les hasards de ces supports, ajustés par une couturière, créent ainsi des damiers irréguliers où leur assemblage procède du même principe unitaire que le motif.
Tout en déniant à la pratique de Viallat, comme cela est parfois suggéré, quelque extension chamanique, au prétexte qu’il raboute, noud, et tatoue de peintures toutes sortes de surfaces et d’objets, son lien à la préhistoire est très fort et peut parfois frôler l’hommage cultuel. Ainsi lorsqu’il appliqua la peinture autour de sa main selon les traces pariétales, en s’associant à ce geste primitif, Viallat nous rappelle la plus grande rupture mentale qui ait fondé l’abstraction, à savoir que l’homme passe du matériel au symbolique. Dès lors la représentation à plat d’un volume constitue une révolution sans appel et engendre nos premiers modes de représentation… Il s’en est suivi de cuisants effets, adieu maisons, veaux, vaches et paysages, si bien représentés soient-ils, ils ne signifient rien d’autre qu’un analogue usé du réel. Chez Viallat, il n’en est pas question. Le réel EST la peinture, les pigments, l’imprégnation tombe sur nous comme une averse esthétique qui plonge le spectateur dans l’histoire de sa pratique picturale.
A l’inverse de ce que Paul Klee affirmait pourtant si justement, Viallat ne rend pas visible ce qui ne l’est pas, il invente une visibilité de ce qui ne le sera jamais. Comment voir une éponge, un haricot ou une empreinte alors qu’il n’est question que d’un simple geste dont la trace est interprétée par notre impératif besoin de reconnaissance, de figuration, d’objets qui n’ont de rassurants que d’être nommés ? Il ne serait donc pas possible d’accepter une chose sans nom ? Et pourtant… comme le murmurait Galilée, et pourtant… comme l’affirme Viallat, sa peinture est « innommable », et on ne peut dire mieux.
Ce que l’on peut dire toutefois, c’est que cette peinture a quelque chose de révolutionnaire, elle serait à rapprocher des actes de Marcel Duchamp, car sa table rase du sujet dure depuis plus de 60 ans, sans qu’il s’agisse d’abstraction au sens conceptuel du terme. Juste des ovnis gestuels de la peinture qui grouillent de toile en toile comme une armée douce et infiltrante d’auréoles de couleurs. C’est vraisemblablement la répétition sans distinction d’identité du support qui induit un tel cloud singulier pour concéder au vocabulaire actuel ! La peinture vient à nous, disponible, tentaculaire, sereine et imposante. Nous nous abandonnons dans ou sous ce cloud à la dimension indéniablement poétique. Son geste perdure comme le fut l’acte de détournement duchampien radical et prémonitoire.
Un Taureau
Cette célèbre forme ne se rapproche pas sans intention de toutes les peintures tauromachiques de Viallat. En effet, ce dessin si naturel du taureau venu sous la main comme une compétence native, abreuve les papiers, les bois, les livres, les lithos. L’animalité puissante de la bête est une métaphore de l’œuvre entier. Qu’elle soit peinte, assortie du torero, entière ou fragmentée, la figure du taureau dans son œuvre tient lieu d’une effigie de ce nîmois d’origine. Viallat n’a jamais caché son goût pour la course camarguaise dont il a été un fervent raseteur. Mais ça ne se limite pas à cette appartenance régionale, le corps-à-corps avec le taureau est restitué dans les dessins, la musculature, la posture du taureau, le ballet du torero, il faut avoir vu Viallat faire une dédicace de ses ouvrages, extraire du blanc du papier en un seul trait, ou presque, les ondulations de la lutte tauromachique pour sentir au plus près le parallèle entre l’empègue et l’empreinte, qui me ferait dire non sans humour que l’éponge est son empègue savante. La force et l’action du taureau passent dans sa main avec fulgurance. Sa bête noire est la peinture, il ne la combat pas mais l’apprivoise, et depuis bien longtemps avec le succès mondial que l’on sait.
Cette exposition échantillonne la vista du maître avec de récents travaux qui illustrent la variété de ces approches. L’imprégnation évoquée plus haut se fait au sein du centre d’art, le dais de peinture, qui nous couvre à l’entrée, est décliné au mur en objets multiples, l’ensemble occupe les deux étages consacrés habituellement aux collections. Il fallait bien tout cet espace pour témoigner du caractère exceptionnel des œuvres rassemblées. Malgré le centre Pompidou, malgré le CAPC et plus récemment le musée Fabre, les œuvres installées, en grande partie récentes, sont étonnamment à leur place. Pour exemple, une nouveauté s’inscrit dans la peinture récente, soit celle de liens de tissus qui relient en zig-zag deux étoffes, sorte de laçage relâché prêt à retenir la part qui s’évade… Certaines déposées sur un morceau de bois suspendu dans l’espace flottent comme une aile oubliée, à peine marquées par le stigmate devenu le signe de Viallat, d’autres sont de véritables retables élaborés de cordes nouées, telles des passementeries mobilières ; une salle entière accueille une installation d’objets assemblés, sans clouage, seulement des ligatures qui contrôlent les équilibres… Des morceaux de cintre ou de moulures de bois viennent prendre la place de cornes somptueuses modestement piquées au mur, tout comme est d’une humilité dérangeante cette arène fuchsia cernant un périmètre peint de l’éponge, elle-même superposée à sa trace beaucoup plus lointaine. Petit chef-d’œuvre de simplicité sorti d’une pratique qui n’a jamais cessé de dialoguer entre le corps de la peinture et une narration muette.
Tout a été dit sur l’œuvre de Viallat, mais il faut encore découvrir le catalogue (dédié à Henriette Viallat) réalisé par le commissaire d’exposition Matthieu Léglise, l’auteur du texte, avec des écrits de Claude Viallat pour compléter cette séquence dont on ne sort pas indemne.
Contact> Claude Viallat-Et pourtant si…, du 27 octobre 2023 au 3 mars 2024, au Carré d’art-Musée d’art contemporain, à Nîmes.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Claude Viallat-Et pourtant si…, au Carré d’art, à Nîmes. 2023. ©Photo Cédrick Eymenier