Sa fascination pour Albrecht Dürer et Paolo Uccello a marqué à jamais l’adolescent de 15 ans. Toujours en quête de nouvelles découvertes, de recherches innovantes ou même troublantes, entre perspective et plasticité, spirituel et temporel, ce voyageur impénitent d’un univers à l’autre témoigne d’une passion éperdue pour les mondes, proches ou lointains, réels ou imaginaires, et s’y balade, jamais rassasié.
Souriant, il surgit du fond de la galerie JeanRoch Dard en pleine effervescence, une tasse de thé à la main. Corentin Grossmann va s’asseoir sur un banc au centre du maelström ; c’est jour d’accrochage ; amusé et un tantinet nerveux tandis que l’on déshabille ses œuvres de leur papier bulle. L’artiste vit et travaille à Berlin, mais expose ses dessins à Paris ; des histoires gorgées de symboles tournant le dos à leur sens premier ainsi qu’à toute raison, pas fâchées d’être panachées dans l’espace d’un cadre grâce à une luxuriante technique au graphite. Ce passeur ès métaphysiques, ce plasticien de haut vol rompu aux jeux vidéo, ce voyageur conquis par l’Inde et la peinture asiatique, dit sobrement : « Je cherche des rapprochements inédits. C’est mon parti pris en tant qu’artiste. » Impossible d’en douter face à tant de passerelles qui fleurent l’union culturelle librement consentie d’un homme de l’Est épris du Sud.
Qu’on en juge : dans The Beginning of the end, une femme primitive s’aventure dans un monde animal peuplé de montagnes humides, où des chips géantes et des gâteaux apéro sauvages poussent sur des arbres exotiques ! Moitié « Alice de retour du futur », moitié manga romantique, l’ambiguïté est à son comble quand le jeune artiste – bientôt trente ans – joue avec les échelles de dimensions et de valeurs, les glissements permanents d’une forme à l’autre, l’apport d’éléments organiques et moult déchets plastique qui profitent qu’Anubis, grand dieu funéraire, ait un gros coup de pompe à en tourner de l’œil… Ainsi, l’humour est assumé dans un absurde révélé, domaine où les sens restent en éveil jusqu’à l’apparition d’un Flamby géant dans une plaine sauvage, puis de boîtes de burger en polystyrène devant une maison gardée par un chat. « Cette quête pour faire sens au-delà d’un monde segmenté, je la revendique », affirme l’artiste.
Jusqu’à en oublier de dormir
Né en 1980 à Metz dans une famille encourageant la création, Corentin Grossmann a quinze ans lorsqu’il découvre la peinture du Moyen Age et de la Renaissance, durant un séjour à Londres avec sa classe de lycée. Révélation sans nuances : « Souvenir inoubliable, j’explorais les peintures d’Uccello et de Dürer. Des grands formats qui me fascinaient par leur maîtrise de l’espace et du volume. » L’adolescent qui s’interroge sur la portée du sacré et du spirituel dans la peinture, émerveillé devant ces fonds or et la profusion des signes religieux, est pressé de s’approprier toutes les règles des apparences. Néanmoins, il comprend que c’est donner à voir des choses invisibles pour générer du lien, qui le motive, la même attitude qu’il avait, enfant de la Moselle, lorsqu’il s’est mis à dessiner de lui-même : « Je passais des heures à mon bureau avec des tas de crayons de couleur pour réaliser un dessin par semaine que d’ailleurs personne ne me demandait de faire. C’était passionnant à en oublier de dormir. Dans une certaine mesure, j’essayais d’imiter le rendu des images de synthèse et cela me captivait autant qu’à présent. » S’inspirant alors des univers édulcorés des premiers âges, Corentin expérimente sans toujours le savoir, la géométrisation de l’espace avec des perspectives à trois points de fuite. Une rigueur qu’il cultive aussi pendant ses dix années de Conservatoire, où, depuis l’âge de 7 ans, il étudie la guitare classique et le chant. « Cet apprentissage m’a poussé vers les arts plastiques car c’est un milieu de règles qui génère aussi des envies. »
Sous l’influence des dieux de l’Inde
Un voyage en Inde en 2006, à six mois du diplôme de fin d’année de l’Ecole supérieure d’art de Metz, va éprouver les limites de sa pensée rationnelle et le faire basculer dans la poésie. « J’assume mon côté romantique, même si ce courant n’est plus d’actualité. Et j’avoue mon empathie pour le monde. » Subjugué par l’Asie, ce titulaire d’une maîtrise en arts plastiques élevé dans la plus stricte rigueur, mélange les sens, s’y voue avec délice. Dans le monde des dieux, où le minéral, l’animal et l’humain se côtoient à l’infini, il apprivoise et transpose les représentations culturelles. Paradoxalement, alors qu’il avait choisi la peinture pendant son cursus universitaire, le dessin devient une évidence. « A la base, je faisais des choses très colorées. Le graphite m’a permis d’évacuer le côté décoratif qui me gênait. La profusion des couleurs était difficile à éviter, avec moi, ça partait dans toutes les directions… »
A cette époque, son travail évoque les carnets de voyage du début du XXe siècle, quand la texture met en valeur chaque branche ou feuille d’un arbre, la queue d’un renard ou le voile nuageux autour d’une montagne. « Maintenant, mes dessins sont plus épurés et abstraits, le grain prend ainsi sa pleine autonomie. » Les symboles de l’enfance, des paysages composés d’un aqueduc « proche de chez moi », une voiture « qui pourrait être celle de ma mère », instruments et objets familiers se mêlent à un bambou traversant une sorte de porte des étoiles, sous les yeux de personnages aux contours aléatoires qui changent notre appréhension de la réalité et du rêve.
Balade onirique en vidéo
Cette dualité concrète abstraite s’exprime également à travers les vidéos qu’il réalise après l’acquisition, adolescent, d’un ordinateur. Corentin Grossmann y multiplie les expériences esthétiques en 3D, mélangeant mondes terrestres et aériens, maisons hantées, cavernes, ponts ou chemins de traverse buissonniers. « La vidéo est un médium intuitif. J’ai toujours pensé que cette technique était utilisée à des fins illusionnistes pour créer des effets spéciaux. » Basées sur une remise en jeu élémentaire des figures géométriques et de la lumière, ses vidéos ne tombent jamais dans le spectaculaire, mais invitent à une balade onirique dans un univers poétique dont les interprétations paraissent relatives et aussi variées que les contenus. A partir de collisions de volumes et d’opérations simples, Corentin Grossmann projette des mondes irréels, grâce à un vocabulaire graphique utilisé pour tous les avatars formels possibles.
Par cette technique, l’artiste imagine demain réaffirmer le lien entre la 3D et le dessin, en concevant des architectures tout d’abord créées sur ordinateur, puis, passées par un traitement graphite « sur des plus grands formats. » Pour l’heure, il veut « épuiser » cette série de dessins, même s’il doit en produire le double ou le triple ! Et, pourquoi pas, réintroduire la couleur ou l’aérographe. Avec l’ajout de pigments, le spectateur verrait un exotisme délirant s’emparer des rébus symboliques de Corentin Grossmann, dans lesquels les dessins du naïf douanier Rousseau rencontreraient peut-être les figures psychédéliques des années 70, tels des parapluies indiens sur une table d’opération cosmique. Quoi qu’il advienne, dès aujourd’hui et via le Sud, il y a du nouveau à l’Est !