Dessinateur, plasticien, auteur, performer, chorégraphe, metteur en scène, Jan Fabre fascine par son insatiable curiosité et la dimension prométhéenne de ses œuvres : « Tout mon travail compose une immense bande dessinée des pérégrinations et aventures de mon esprit, qui sont entreprises par mon corps et sont les signes de ma quête », explique l’artiste dans A la recherche d’Utopia. Il est l’un des artistes les plus prolifiques et les plus stimulants de la scène artistique contemporaine. A l’occasion de l’exposition The fountain of the world actuellement présentée à la Fondation Rustin, ArtsHebdo médias met en ligne ce portrait de l’artiste publié dans Cimaise en 2007.
C’est dans sa ville natale d’Anvers, dans le tout nouveau lieu qu’il a rénové avec le soutien des autorités locales, que Jan Fabre travaille. Conçu à son image, inspiré et ouvert, ce très bel espace, entièrement dédié à la création, a pour nom Troubleyn/ Laboratorium. Troubleyn, ou « demeurer fidèle », c’est le nom de sa mère et aussi celui de la compagnie d’arts vivants qu’il a créée dans les années 80, et dont l’audace avant-gardiste défraye régulièrement la chronique, comme à Avignon en 2005. Laboratorium dévoile l’ambition de Fabre d’en faire un lieu expérimental pour la recherche, les échanges, la circulation des idées. Fidélité et créativité, deux valeurs fondamentales chez l’artiste, et qui donnent à son activité foisonnante, une force et une cohérence singulières.
Né dans la métropole flamande en 1958, Jan Fabre en connaît chaque recoin. On sent, à l’écoute de sa langue maternelle, le dialecte anversois, qu’il l’aime passionnément. « J’ai eu une enfance très excitante, reconnaît-il, auprès de parents fantastiques qui ont fait mon éducation artistique. » Son père lui fait découvrir la peinture, les musées, la maison de Rubens et aussi le jazz. Ensemble, ils vont régulièrement au zoo où il incite Jan à dessiner. Sa mère, Helena Troubleyn, l’initie à la littérature, lui révèle les arcanes de la poésie avec Baudelaire et Rimbaud et la chanson française avec Piaf, Brassens et Brel. Jan ne reçoit pas véritablement d’éducation religieuse, mais grâce à Helena, il bénéficie d’une connaissance sensible des traditions chrétiennes et des superstitions locales (« elle mettait partout des bougies et de petits ciseaux, en forme de croix, sous les paillassons pour chasser les mauvais esprits »).
Sous une tente, son premier laboratoire
Les origines sociales opposées de ses parents (un père jardinier imprégné d’idéologie communiste, une mère issue d’un milieu bourgeois aisé) sont pour lui une incontestable richesse. La maison est le lieu de discussions politiques et artistiques animées… Une ambiance joyeuse se rappelle-t-il : « Il y avait de belles fêtes où l’ivresse régnait, au physique comme au mental. »
Il grandit dans le quartier de Seefhoek, à deux pas de ses nouveaux locaux. Dans sa géographie matricielle, il y a la cave et le grenier de la maison familiale, et peut-être plus encore, le jardin. La cave est le lieu des premières expérimentations, où l’alchimiste en herbe ose des mélanges explosifs ; le grenier l’embryon d’atelier où viennent poser nues ses premiers modèles et où il découvre la photo. Dans le jardin, il installe, sous une tente, son premier laboratoire équipé d’un microscope, d’une table en bois avec du papier et de l’encre de chine, des fioles et des bocaux. Il y pratique ses premières expériences sur l’odorat, constitue ses premières collections d’insectes : vers, mouches, moustiques. Reconstitué en 1978 sur le lieu d’origine même (dans le cadre de son Projet pour un territoire nocturne) et baptisé De neus car il a la forme d’un gigantesque nez, ce « laboratoire des sens » offre à son imaginaire les fantasmes débridés d’un docteur Frankenstein enfantant d’improbables créatures, greffant une aile par-ci, une patte par-là…
Son frère aîné décède à cinq ans d’une otite mal soignée. Dans la maison, ses parents conservent un grand portrait de l’enfant mort que les visiteurs découvrent en entrant. La ressemblance avec Jan est telle que la confusion est fréquente. « J’ai eu la sensation d’exister grâce à ce portrait », dit-il sobrement. Plus tard, beaucoup de ses textes prendront la forme de dialogues avec ce frère absent. Le thème du jumeau et du double est aussi très présent dans ses écrits. La mort de son grand-père paternel « un homme très intelligent et très sensible » et l’expérience du coma subi à plusieurs reprises le marqueront également. D’où sans doute l’importance du thème de la vie post mortem dans toute son œuvre.
Une vocation artistique précoce
A l’école, Jan se considère comme « un mauvais élève qui ne travaille que les matières qui l’intéressent ». Il est dyslexique et fâché avec l’orthographe. Mais lorsque la matière le passionne, il se révèle brillant comme en histoire et en biologie. Pour le reste « il ne perd pas son temps ». Très tôt, Jan Fabre est insomniaque. Aucun médecin, aucun traitement n’y peuvent rien et il occupe ses longues nuits blanches à lire, écrire et dessiner. A explorer son corps aussi, et celui des autres à travers la sexualité. Tout jeune, il dit avoir trouvé « vingt manières de rapprocher sa bouche de son sexe ». Une initiation sexuelle sans tabou ni complexe, car ses parents lui ont appris à être fier de son corps. Le corps humain, il n’en exclura ni l’érotisme, ni la sensualité, ni la douleur, ni l’extase… Il savoure aussi le plaisir partagé du sport, du plus tribal, comme le football, au plus subtil, comme le kendo.
Adolescent, il est marqué par l’œuvre d’artistes locaux tels Charles Verlat, un peintre animalier, ou Alfred Ost, un aquarelliste. Puis plus tard par la grande peinture flamande, celle des Hugo van der Goes, Rogier van der Wyden, Breughel ou Jérôme Bosch. Enfin, les écrits de Breton, Aragon ou Duchamp. Étudiant à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, il suit un enseignement pluridisciplinaire et excelle dans les arts appliqués. Pendant trois ans et sans que l’administration s’en aperçoive, il va mener un double cursus : d’un côté l’enseignement classique (dessin, peinture..), et de l’autre, la photo, les arts décoratifs et l’artisanat.
Dans les années 1970 Anvers redevient une des toutes premières capitales culturelles européennes. Fin de la décennie, tout s’enchaîne : Jan Fabre fait sa première exposition en 1977 à Amsterdam et signe ses premières performances à Anvers et Bruxelles entre 1976 et 77. Ces Money performances, où il brûle des liasses de billets, confiées par le public, pour créer des dessins avec les cendres, défrayent la chronique. A l’invitation de quelques professeurs d’art avisés, les Etats-Unis lui ouvrent leurs portes. La décennie suivante est celle de la reconnaissance internationale à travers ses défis théâtraux (une représentation de 8 heures) et ses multiples performances où il va jusqu’à mettre sa vie en jeu. En 1984, il est invité à la Biennale de Venise par l’Italie et par la Belgique.
De cette époque, Jan Fabre se souvient surtout de la genèse du travail et d’une période heureuse avec sa troupe : « On n’avait pas d’argent ; on se retrouvait parfois à dormir tous par terre dans la même pièce et puis après dans des hôtels plus huppés ; avant le succès, on a souvent reçu un accueil hostile ; on naviguait entre deux extrêmes. » C’est aussi à cette période qu’il rencontre les membres de l’équipe avec laquelle il travaille encore aujourd’hui, vingt ans plus tard…
En serviteur de la beauté
Le dessin et l’écriture, qui ne l’ont jamais quitté, se sont découvert un mentor commun : le Bic bleu (plus encore peut-être que la punaise dorée dont il hérisse ses doubles, Ascendens 1979-2003). Née de l’observation du ballet de certains insectes sur une feuille de papier, l’utilisation du Bic le conduira à recouvrir de performances hallucinantes, des surfaces toujours plus grandes (meubles, panneaux, pièces, château…) de cette couleur bleue si chargée de symboles : l’heure bleue, moment de silence entre la nuit et le jour, moment de tous les possibles.
Cet artiste insaisissable réfute toute étiquette et notamment celle « d’artiste multidisciplinaire » et se considère comme « un serviteur de la beauté », voire un Guerrier de la beauté, titre de l’un de ses nombreux ouvrages (édition de l’Arche, 1997). En quête obsessionnelle du meilleur médium, Jan Fabre se voit plutôt comme un artiste de la « consilience », néologisme anglais, popularisé par Edward O. Wilson qui estimait que les progrès de la connaissance viendraient d’un travail en commun des biologistes évolutionnistes et des représentants des sciences humaines. Cette consilience, il l’utilise concrètement dans ses chorégraphies, en établissant des parallèles entre la kinésique et l’étude entomologique, propices à de nouvelles interprétations. L’objectif est de sortir des frontières, de libérer, de transcender en quelque sorte.
Car Jan Fabre se définit aussi comme « un artiste mystique ». « L’histoire du Christ a une grande influence sur ma poétique et l’Eglise est devenue pour moi un modèle de contemplation. » Art et religion, une association qui a produit les plus grands chefs-d’œuvre de la peinture flamande. Jan Fabre ne craint pas la mort : « c’est une énergie positive, elle tient en éveil ». Sa splendide installation Les Messagers de la mort décapités exposée dans le cadre du projet Homo Faber (anagramme judicieux !) durant l’été 2006 à Anvers, puis début 2007 à la Galerie Templon, l’illustre. Sept têtes de hiboux, toutes différentes, sont le symbole de ce renversement : la mort est vaincue. Avec la mise en scène (utilisation de l’espace, la table-autel recouverte de dentelles de Bruges, les yeux humains, les masques de plumes…), « on est dans un ailleurs, un autre espace, qui est peut-être l’espace post mortem ».
Les hiboux, gardiens de la beauté
Pendant longtemps, l’artiste a eu deux hiboux posés sur sa table. Il les a aussi contemplés dans sa jeunesse au zoo d’Anvers. Il a notamment fait beaucoup de dessins où il se représente en hibou. Animal sacré ou crucifié, il est l’un des plus anciens symboles de la Chine et de la mythologie grecque. En Egypte, il exprime le froid, la nuit, la mort. Avec Les Messagers de la mort décapités, c’est la mort qui est symboliquement décapitée. Chaque hibou, doté d’yeux de verre qui leur donnent un regard humain, a également une signification précise : froid, tristesse, humilité… Autant de masques qui renvoient au déguisement, à la métamorphose, au carnaval. Beaucoup d’éléments sont puisés dans la culture flamande (table d’offrande, dentelle de Bruges, tableaux de Jérôme Bosch). Cette œuvre dialogue avec d’autres œuvres comme les hiboux au-dessus du pavillon de chasse de Diane, œuvre réalisée pour le musée de la Chasse et de la Nature, à Paris dans le Marais, où, cette fois, ils sont devenus les gardiens de la beauté.
Le cerveau est la partie la plus sexy du corps
Mais le sens de l’œuvre est loin de s’arrêter là. Les insectes y sont devenus emblématiques et se prêtent à de multiples variations (Fantaisie-insectes sculpture 1979, Guerrier du désespoir 1995, Totem 2004…). Jan Fabre en admire la beauté et les performances : « ce sont comme de petits robots, la mémoire de notre existence, les plus vieux ordinateurs du monde grâce à leur squelette extérieur » (d’où l’utilisation des armures dans son théâtre, ses performances comme Sanguis/Mantis ou ses installations). Ses revêtements d’insectes sont entrés dans les temples de l’art contemporain comme les fameuses robes Mur de la montée des anges (1993) et Umbraculum (2001). En octobre 2002, il inaugure même Le Ciel des délices.
Dans la tradition de la peinture de plafond, et sur commande de la reine Paola de Belgique, il réalise à partir de plus d’un million d’élytres de scarabées une œuvre pour la Salle des Glaces du Palais royal de Bruxelles. Leurs reflets irisés se déploient en une somptueuse vision chromatique de tonalités bleu, vert et or.
Mais c’est le corps qui demeure l’une de ses principales sources d’inspiration : le corps, avec ses fluides et ses humeurs, et non celui galvaudé par les médias et la publicité. De nombreuses œuvres évoquent sa présence mais aussi son absence, voire sa disparition (Apiculteur, Moine aux os…). Jan Fabre nous montre ce qu’on a tendance à occulter : l’intérieur fait d’eau, de sang, de chair, d’os, d’urine. Les larmes avec lesquelles il a beaucoup dessiné au point d’en établir une typologie : émotion, irritation, spiritualité… La chair qui lui permet de jouer sur les contrastes, depuis la nudité jusqu’à l’utilisation de morceaux de viande dans ses créations.
Actuellement, c’est le cerveau qui l’inspire, « c’est la partie la plus sexy du corps ; sa matière, ses réactions, l’intelligence ; c’est une planète à découvrir », explique-t-il. En 2006, il réalise une œuvre représentant le cerveau de ses parents. Décédés, il y a à peine deux ans, il nous confie qu’il continue à leur « parler chaque jour ». Révélant peut-être un peu de son secret : le monde de sa jeunesse qu’il n’a jamais vraiment quitté.
Le bestiaire
Les enfants Fabre (trois sœurs et un frère) ont grandi entourés d’animaux domestiques. La maison est une petite arche de Noé : trois chiens (un saint-bernard, deux bâtards), deux chats, des pigeons, des tortues, des poissons… Ses sœurs recueillent les oiseaux accidentés. « J’ai un souvenir précis de pigeons dormant à côté du chat avec les poissons et les chiens. » Tout un bestiaire qu’on retrouvera constamment dans l’œuvre prolifique de l’artiste et qui témoigne de son infinie tendresse envers ses compagnons d’enfance, de l’immense tortue d’A la recherche d’Utopia (2003), au Carnaval des chiens errants morts (2006), sans compter sa fascination pour les insectes. « Toute mon œuvre parle de la nature, de la protection de l’homme, de sa vulnérabilité. L’homme peut apprendre beaucoup des animaux… notamment en matière d’armes défensives. » Son propos est aussi d’ordre philosophique. L’homme s’est éloigné dangereusement de la nature : « Nous vivons dans une société qui oppresse continuellement les instincts, ce qui engendre des personnes hautement responsables et insensibles qui deviennent psychopathes. J’essaie de montrer ce dont nous nous dépossédons au détriment d’un pouvoir qui s’est enraciné en nous. Je pense que ce pouvoir se révèle bien plus violent que nos penchants obscurs. »