Une secrète connivence les habite : hommes, femmes, enfants et animaux, tous partagent le même regard étonné. Et pourtant, au fond de leurs yeux ronds, quelle question taisent-ils qui pourrait fissurer le délicieux, onctueux vernis de la scène ? Abraham Hadad a pu oublier l’arabe de son enfance, l’hébreu de son adolescence, et même son français, sa peinture est la langue de toutes les langues et nous raconte une histoire où si la peur semble apprivoisée et les êtres dépouillés de toute contingence, derrière l’innocence et son mystère se dessine une troublante vision qui ne laisse de fasciner.
Drôles de pieds, drôles de mains, drôles de visages ronds aux yeux en forme de bille. Les habitants de ce monde pas comme les autres lévitent plus qu’ils ne marchent, sourient plus qu’ils ne pleurent, passent de la nature la plus douce à des intérieurs au minimalisme rassurant. Golems bien charnels, ils ouvrent les portes d’un Eden réinventé. Nu, l’homme imberbe aux rondeurs apaisantes flotte, jambes repliées et bras chargés d’un « cochon-chat » qu’il s’apprête à déposer en douceur sur le plancher. Aucune aile à l’horizon, ce n’est donc pas un ange. Le rêve est ailleurs. Peints sur un même format, ils se font face. Lui et elle. Chacun indifférent à la nudité de l’autre, ils se regardent. Rien ne semble réel. Pas de gravité, pas de perspective, pas de concupiscence ni d’envie, pas de méchanceté ni d’hypocrisie. La peinture d’Abraham Hadad est une plongée dans un rêve sans aspérités mais où parfois rodent l’étrange, l’incongru ; une invitation à la sérénité. Ce n’est pas le corps qu’il peint mais des sensations : celles de la peau, d’un geste, d’un regard. « Ce personnage, qui présente tant de fautes d’anatomie que vous changeriez de trottoir si vous le rencontriez dans la rue, vit bien dans la peinture. Sans elle, il serait un monstre », s’amuse l’artiste. Si pendant longtemps il a soutenu que le sujet ne sert qu’à peindre, aujourd’hui il est plus mesuré et sans être intimement convaincu de son importance, il admet que ce dernier contribue à l’atmosphère de ses toiles. « Je peins ce que je vois, j’aime les objets qui m’entourent, parfois un animal domestique surgit, des hommes, des femmes, des familles aussi. Ce que je fais me ressemble. Même si je ne peins jamais la même personne, je ne peux pas sortir de ma peau. Peu importe ce que je fais, c’est toujours la même histoire. »
L’instituteur prédit : « Tu seras peintre ! »
En arabe, Hadad signifie forgeron. Dans la Mésopotamie ancienne, Hadad était aussi le dieu des orages et de la fertilité. L’héritage n’est pas mince ! Même si la carte d’identité d’Abraham indique 00 00 1937, par l’inadvertance d’une administration peu regardante, lui sait qu’il est né le 26 novembre de cette année-là sous le ciel étoilé de Bagdad. Dans cette famille juive d’Irak, les hommes sont, au diapason de leur nom, forgerons de père en fils depuis des générations. Pourtant celui d’Abraham décide de rompre avec cette tradition et d’abandonner le feu et le métal pour un poste de haut fonctionnaire dans les chemins de fer. A la sortie de l’école, l’enfant, accompagné de son frère, passe souvent par la forge d’un grand-père qui l’impressionne autant qu’il le gâte. Si Abraham se souvient parfaitement des vergers de dattiers, apanage de la branche maternelle, il ne se voit pas en train de dessiner mais évoque néanmoins le cadeau d’un de ses oncles : une boîte d’aquarelle dont chaque pastille devait être longuement mouillée et frottée avant de livrer un peu de couleur. Il a onze ans, quand est proclamé l’Etat d’Israël. Cette année 1948 voit la communauté juive de Bagdad vivre dans un climat d’insécurité. Bientôt les juifs sont désignés comme traîtres, déchus de leur nationalité et leurs biens confisqués. La famille Hadad, chassée comme quelque 125 000 autres personnes, se réfugie en Israël. « Mes parents ont tout perdu. Nous ne parlions pas l’hébreu. Mon père, qui était directeur de la gare de Bagdad, a dû accepter un poste d’ouvrier. » Pour supporter le choc ou pour ne pas oublier, Abraham se met à dessiner. Il croque les tentes du camp où ils sont installés, non loin de Tel-Aviv. Tout est nouveau et surtout la langue. Il faut reprendre l’école à zéro. « A cette époque, un instituteur m’a prédit que je deviendrai peintre et m’a donné l’adresse d’un cours en ville, dans une maison de la culture. J’y allais deux à trois fois par semaine. Les cours étaient donnés par un postimpressionniste qui nous faisait étudier des natures mortes. » Abraham se souvient l’avoir un jour croisé en ville avec son chapeau et son chevalet portatif. « C’était un petit homme tout rouge autour duquel il y avait toujours un attroupement, surtout des enfants. L’un d’entre eux lui a dit : “Monsieur, quand on est proche de votre tableau on ne voit rien, mais à bonne distance on voit le sujet”. « C’est fait exprès pour que vous me laissiez peindre en paix ! a répondu avec humour mon professeur. » Un livre surgit alors dans le cours de l’histoire : un livre en noir et blanc où l’apprenti artiste découvre, entre autres, des œuvres de Vélasquez, Goya, Michel-Ange et Picasso. « Pour me remercier d’avoir participé ardemment à l’exposition de fin d’année, mon maître et le directeur de l’école m’ont offert cet ouvrage. C’était la première fois que j’entendais parler de ces artistes prestigieux. »
« J’étais troublé par cette femme nue… »
A 16 ans, Abraham annonce à son père qu’il souhaite se consacrer pleinement à la peinture. Ce dernier rétorque qu’il ne s’y opposera pas, qu’il l’aidera même, mais pas avant qu’il n’ait un métier entre les mains. Le jeune homme suit donc un cursus de dessinateur industriel, métier qu’il pratiquera au cours de son service militaire « pour dire aux soldats où ils devaient mettre l’huile dans leur char ! ». Il passe deux ans et demi sans encombres sous les drapeaux : « J’ai eu de la chance car à cette époque il n’y a pas eu vraiment de guerre. » Le lycée technique terminé, Hadad père tient parole et Abraham réussit le concours d’entrée à l’Institut d’art Avni non sans avoir éprouvé quelques inquiétudes face au modèle vivant qu’on lui demande de croquer ! « Je ne l’avais jamais fait. J’étais troublé par cette femme nue mais j’ai tout de même réussi l’épreuve. »
Les professeurs sont de tout premier ordre. Il y a notamment Yehezkiel Schtreichman qui représente le groupe le plus important de l’époque : Horizons Nouveaux, qui a véritablement initié l’art abstrait en Israël. « Tous les professeurs étaient des abstraits, certains avaient fait leurs études en Italie ou en France. Ils nous racontaient que nous avions plus de chance qu’eux qui avaient dû passer des jours et des jours à dessiner des plâtres antiques ! « Vous, vous attaquez directement la vraie peinture », nous disaient-ils. » Abraham Hadad en est convaincu. Ses toiles où le blanc domine montrent des superpositions de formes. Il sera, lui aussi, un peintre abstrait.
Louvre, National Gallery, Rijksmuseum…
1960, le jeune artiste, études terminées, partage un atelier avec un ami et son temps dans une entreprise où il est dessinateur industriel. Les journées sont longues mais l’enthousiasme l’emporte, du moins les premières années. En 1965, après moult réflexions, il décide de quitter son emploi et de se consacrer entièrement à la peinture. C’est un pari risqué mais Abraham ne peut plus patienter. Son patron comprend la situation et de manière inattendue va l’aider à réaliser son souhait : il le licencie et ainsi lui permet de partir avec des indemnités. Un geste qui va influencer toute la carrière de l’artiste. « Fort de ce pécule, j’ai décidé de partir pour Paris. A cette époque-là, la ville était le lieu où chaque artiste se devait de passer. Mes professeurs parlaient tout le temps des peintres de France : Hartung, Poliakoff, Bissière, Soulages… C’était l’été et j’avais suffisamment d’argent pour tenir un an ! » Dès son arrivée, Abraham Hadad file aux Beaux-Arts où le gardien lui explique qu’il lui faudra attendre la rentrée. Qu‘à cela ne tienne, les occupations ne manquent pas : le jeune homme court les musées parisiens mais aussi de Londres et d’Amsterdam. Louvre, National Gallery, Rijksmuseum, il découvre l’art à travers les siècles. « J’ai enfin pu voir de près des toiles de Rembrandt et d’autres peintres dont je ne connaissais pas l’œuvre. J’ai découvert aussi des miniatures de XIIe siècle réalisées à Bagdad. » Face à cette admirable figuration, la conviction que l’abstraction est la voie se fissure en lui. « Non, ce n’est pas ça ! », finit-il par se dire et décide d’en venir au corps, à la figure.
Toujours décidé à présenter sa candidature à l’école des Beaux-Arts, il fréquente La Grande Chaumière. Entre ces murs jadis honorés par Delacroix, Gauguin, Modigliani et tant d’autres, il reprend son travail à zéro et produit dessins, aquarelles en qualité et nombre suffisant pour être admis dans le saint des saints parisien. Encore faut-il trouver au sein de l’école un atelier qui l’accepte. Un des plus convoités est celui de Chastel. Abraham frappe à la porte. « L’atelier est complet », lance l’interlocuteur, qui face à la déception de son visiteur l’invite malgré tout à montrer son travail. Au milieu du grand atelier, un unique fauteuil. Le maître, chaussé de bottes de cuir, s’y assied et demande à ce que le carton soit posé et ouvert sur le sol. Avec sa canne, il pousse les dessins devant lui. Demande à ce que ses élèves viennent. « Que voyez-vous ici ? », les interroge-t-il.Silence inquiet. « De la vraie peinture ! », assène le professeur ; et d’introniser Abraham. Après quelques mois, l’élève Hadad, qui ne veut pas se contenter de réviser les connaissances acquises à Tel-Aviv, se fait admettre à l’atelier de lithographie du peintre Pierre-Eugène Clairin. Là, il a tout à apprendre mais une année est vite passée et il lui faut aussi trouver une source de revenus. Il devient gardien de nuit. Et la vie s’écoule ainsi entre les Beaux-Arts et les bureaux à surveiller. Mai-1968 : l’atelier de lithographie est investi. Des affiches en sortent en pagaille. Abraham se fait discret. Il ne veut pas risquer de mettre en péril sa situation en France. L’école rouvre ses portes l’année suivante. Georges Dayez, qui a succédé à Clairin, le prend comme assistant. Adieu le veilleur de nuit, il se partage désormais entre la lithographie et la peinture, mais aussi Denise, étudiante aux Arts-Déco, qui deviendra son épouse. Ils auront deux fils, Guil et Tal.
Le style est dans le noir, en soi
Passer de l’abstraction à la figuration ne s’est pas fait en un clin d’œil. Le corps émerge petit à petit. Rien de réaliste dans cette peinture. Un bras replié exhibe une main aux quatre longs doigts près d’une tête en gestation. La Main-fleur de 1968 préfigure une série de personnages dont les formes n’existent que pour servir la composition. Deux ans plus tard, à la galerie Krikhaar d’Amsterdam, les corps apparaissent entiers et morcelés. Décors et paysages sont suggérés par des lignes et des courbes. « J’ai mis du temps à comprendre ce que je devais à l’abstraction. Je ne perds jamais de vue que même s’il y a un sujet, la peinture est en fait abstraite. Pour faire un parallèle avec la littérature : d’un roman à l’autre c’est une histoire différente, mais c’est la même écriture. On reconnaît un auteur à cette dernière et non à l’histoire contée. Les peintres s’expriment comme ils parlent. Ce n’est pas un style. C’est eux-mêmes. » Dans le quartier Beaubourg, une nouvelle galerie fait parler d’elle. Ouverte par la critique d’art Cérès Franco, L’œil-de-Bœuf accueille créateurs originaux, anticonformistes et précurseurs de nouvelles formes. Elle exposera au fil des années Jaber, Chaïbia, Rustin, Macréau, Paella Chimicos, Yvon Taillandier ou Eli Heil. En 1976, elle présente pour la première fois en France les toiles d’Abraham Hadad. Il y reviendra plusieurs fois seul ou en groupe. Bientôt Dayez quitte l’atelier de lithographie des Beaux-Arts, son assistant prend la place et ne quittera l’institution que bien des années plus tard, en 2002. « Les huit dernières années, j’ai créé un atelier de peinture poussé par certains de mes élèves qui connaissaient mon travail et souhaitaient me voir enseigner. Je l’ai fait. Mais, sérieusement, je pense qu’on ne peut pas enseigner la peinture. On peut juste encourager les jeunes à se trouver. Je raconte souvent la même petite histoire juive. Une nuit dans le shtetl (ndlr : village juif d’Europe de l’Est), un vigile voit une personne chercher quelque chose sous un lampadaire. Il demande : “Monsieur, que cherchez-vous ? L’autre qui sortait de l’auberge un peu éméché répond : “J’ai perdu la clé de ma maison et je la cherche”. “Mais, vous l’avez perdue ici ? “Non, mais là-bas, il n’y a pas de lumière !” Conclusion : notre style ne se trouve pas là où les projecteurs de l’époque sont braqués. Il est dans le noir, en soi. »
Même format, même composition
Nul doute qu’Abraham Hadad ait trouvé le sien. Depuis le début des années 1980, il tire son propre fil. « Il y a parfois des toiles qui sont comme des bornes mais en même temps ce sont des suites. Je compare cette évolution à celle d’un homme. Si vous prenez une photo de vous régulièrement. Entre la première et la dernière, vous verrez le changement mais vous ne pourrez pas déterminer à quel moment il est intervenu. » L’artiste peint ce qu’il aime, ce qu’il voit : au centre un homme, une femme et puis un enfant, un animal, un objet. Parce qu’il peint à l’huile et qu’il en conçoit une certaine impatience, il a inventé un scénario qui lui permet de déjouer la physique ! Depuis près de 25 ans maintenant, il débute toujours deux toiles en même temps. Du même format et de même composition. Ainsi quand l’une doit sécher, il prend l’autre. Reste dans le même travail, la même atmosphère. Mais dans ce va-et-vient, les idées sautent de l’une à l’autre et se développent de manière indépendante. « Chacune d’elles doit vivre sa vie et parfois même s’éloigner. Elles ne sont pas faites pour rester ensemble mais elles peuvent le faire. » Souvent le sujet est inspiré par un dessin fait par ailleurs, car chez l’artiste les deux exercices coexistent mais sont distincts. « Les dessins me donnent des idées, mais je ne veux pas détourner l’intérêt de la peinture vers quelque chose d’anecdotique. J’aime la simplifier le plus possible. Regardez, le corps qui descend de là-haut, il tient un chat ou un cochon, je ne sais pas ! » Le temps passant, la palette s’élargit et le peintre apporte de plus en plus de soin à chacune de ses formes. Le titre vient toujours après, il est secondaire. « Il est simple et descriptif. Chacun peut s’en inspirer pour aller là où il veut. »
Quand on demande à Abraham Hadad s’il y a quelque chose de Bagdad dans sa peinture, il dit qu’il n’en sait rien et rappelle qu’elle n’a jamais été préméditée. « Peut-être que là où je suis né, le plus beau de l’Orient, j’ai emmagasiné un certain nombre de choses sans en avoir conscience. Israël, c’était déjà l’Occident. Ensuite, je suppose qu’une synthèse naturelle s’est produite. Ce qui est certain, c’est que je parle en peignant. Ma langue maternelle, je l’ai perdue. L’hébreu, je ne l’ai pratiqué couramment que de 11 à 25 ans. Mon français, je ne l’ai pas appris à l’école. C’est donc avec la peinture que je m’exprime le mieux. Elle est ma langue. »