En quête d’une peinture qui jaillirait « comme le ruisseau coule », le peintre à la crinière blanche s’efface pour permettre au souffle de l’esprit de prendre corps sur la toile. La galerie Danielle Bourdette-Gorzkowski, à Honfleur, rend actuellement hommage à l’artiste profondément ancré dans sa Normandie natale.
« Regardez le petit rouge-gorge sur le rocher… » Assis dans son fauteuil sous la véranda du salon, Jacques Pasquier convoque vie et peinture dans un même élan, sans jamais quitter des yeux le petit univers de verdure que lui offre son jardin. « J’ai observé la nature. Une graine pousse là où elle tombe et la plante qui naît ne s’occupe pas de la couleur de celle d’à côté. Tout s’harmonise sans réflexion, c’est ce que l’on appelle la beauté du monde. » Depuis ses débuts, l’artiste poursuit une quête du naturel, de l’évidence. « Il faudrait que j’arrive à peindre comme le ruisseau coule », écrit-il en 1963. Ainsi espère-t-il pouvoir dans un seul geste libérer le trait du sujet et conserver à ce dernier sa présence vivante, « rien que par la vie de la ligne et de la couleur qui pousse autour. » Ce travail entrepris voilà plus de cinquante ans est l’objet de ses incessantes recherches. Jacques Pasquier a passé son enfance entre Ségrie-Fontaine dans l’Orne, où son père dirigeait une fabrique de laine cardée et Caen, dans le Calvados, où ses grands-parents maternels avaient fondé un magasin de tissus. Ses souvenirs se partagent entre ces deux lieux.
D’un côté, une maison, la campagne, des insectes endormis à jamais à l’acide acétique et épinglés en une précieuse collection, des soirées passées à regarder des films de Charlot ou des dessins animés, et à couvrir des feuilles entières d’aventures de personnages inventés. De l’autre, un appartement, l’étourdissement provoqué par l’activité fébrile de la ville, l’imagination qui s’évade à la nuit tombée grâce aux ombres dansantes nées du passage furtif des phares des voitures à travers les persiennes, le jour dans l’observation du face à face de deux grands miroirs dans le salon, sans oublier la lecture passionnée des Pieds Nickelés de Forton ou d’Alfred le pingouin de Saint-Ogan. Si la guerre et ses bombardements ont fait voler en éclats le pont de Ségrie, anéanti les tableaux peints par son père, l’appartement de la rue Saint-Jean, et aussi ses dessins d’enfant, ils n’ont pas effacé pour autant la magie de ces années-là.
Une rue de Quimper
Jusqu’à l’âge adulte, Jacques Pasquier partagera son temps de liberté entre l’entomologie et la bande dessinée. La première lui enseigne que « tout est éphémère et que dans ce court passage qu’est la vie, tout est en continuelle gestation. De la semence à la vieillesse de l’arbre ou de l’être, il existe un perpétuel renouvellement. » La seconde lui apprend « à maîtriser la ligne, la couleur, le mouvement, la forme, la composition, à appréhender la surface blanche du papier. » Parallèlement, il peint quelques tableaux d’après cartes postales, comme cette rue de Quimper qu’aimait tant sa tante. Quand Jacques Pasquier quitte Ségrie pour le service militaire, il a 20 ans. A Berlin, l’intendant de la caserne met à sa disposition un atelier qu’il partage avec un autre artiste. « C’était sympa. L’intendant a même acheté une reproduction que j’avais faite d’une toile de Van Gogh ! » Mais l’inspiration de l’époque est plutôt sombre et les tableaux s’intitulent Les damnés ou Les condamnés… Dix-huit mois plus tard, quand il quitte ses camarades de régiment pour Paris, il leur en fait cadeau. A cette époque, Jacques rêve toujours de BD, même si son ambition secrète est de devenir peintre. En contact avec le premier éditeur d’Hergé, la guerre d’Algérie le rappelle sous les drapeaux.
A son retour, il décide de s’établir à Caen et d’abandonner les cases pour la toile. Rue Froide, il ouvre un magasin de fournitures pour artistes. « C’était pour rassurer mes parents, mais la devanture arborait fièrement galerie Cadomus ! » Les murs n’attendent plus que la cimaise, mais notre zélé néophyte, lui, ne connaît personne ! Il accroche donc ses toiles pour montrer l’exemple, et petit à petit les peintres poussent la porte. « A l’époque, les galeries d’avant-garde sont plutôt rares. J’exposais des artistes qui cherchaient, réalisaient des œuvres contemporaines, de pure imagination, que les gens ne comprenaient pas forcément. » Cadomus devient rapidement le rendez-vous de la création caennaise, les meilleurs artistes s’y retrouvent. Durant cinq années, elle anime la vie culturelle de la capitale bas-normande au point de rester encore aujourd’hui le lieu artistique mythique de la ville. « Nous vivotions, mais avec beaucoup d’allégresse ! » se souvient Jacques Pasquier. [[unique-v400:2]
Un curé au libre cours
Avant que son rôle de galeriste ne vienne étouffer sa peinture, il décide de rejoindre l’atelier. C’est à ce moment-là que l’abbé Bodin fait irruption dans sa vie ; il lui propose de réaliser des fresques dans l’église romane de Neuf-Marché où il exerce son ministère. « La restauration de son église avait révélé d’anciennes traces de fresques à l’italienne. Cette découverte l’incita à redonner vie à cette tradition. » Le peintre qui n’est pas fresquiste se documente, demande conseil, fait des essais sur son balcon… « A Neuf-Marché, personne ne me parlait, certains laissaient de petits mots pour dire que je dénaturais un lieu saint. Le curé était audacieux et me laissait toute liberté. » La charité, la foi, l’espérance, la présentation au Temple, la Pentecôte, la pêche miraculeuse, le reniement de saint Pierre, autant de thèmes et d’épisodes du Nouveau Testament que Jacques Pasquier traduit en un dessin spontané. Il utilise le jaune, l’ocre, le blanc, le mauve, le brun… et respecte l’esprit des fresques passées tout en lui imprimant un mouvement qui lui est propre. « Ce fut un travail important. Différent de ce que je faisais habituellement mais dans la continuité. J’en ai probablement conservé un goût pour les grands formats. »
Vient ensuite une longue période d’atelier qui vit se succéder les engagements de Mai 68, les machines colorées, les personnages enfermés, puis libérés, la passion de Jésus, les grands aplats de couleurs… « A un moment donné, j’ai senti une facilité dans mon trait, alors j’ai voulu retourner au sujet. C’était dans la première moitié des années 1980. Je partais avec mes toiles attachées sur le toit de ma voiture pour aller peindre des vagues qui s’écrasaient sur des rochers ou des arbres au milieu des champs ! »
Le jour où apparurent les rouleau
Pendant quatre ans, Jacques Pasquier croit sincèrement avoir trouvé la solution. « Je pensais que j’allais continuer à peindre comme ça, avec le motif devant moi. Mais un jour, j’ai eu besoin de retourner à l’atelier. » Changement de cadre, changement d’outils. Le peintre adopte les rouleaux. « La technique en soi n’est que de la technique mais elle est utile quand elle permet de dire des choses. Au début, j’ai peint avec des rouleaux en mousse et de la peinture à l’huile : cela donnait une sorte d’impressionnisme abstrait mais ce n’était pas satisfaisant car l’huile n’imprégnait pas le rouleau. » Très vite, il passe à la laque industrielle fluide. Là encore, la recherche dure quatre ans avant qu’il n’abandonne le rouleau mais conserve la laque. C’est l’ère des Spécimens. Jacques Pasquier dessine, plie, obtient des symétries. « Les spécimens ne sont ni humain, ni animal, ni végétal, ni objet précis, ils sont indéfinissables, ils sont comme étaient les papillons de ma collection, le résultat de métamorphoses. » Le peintre cherche. « Au début la symétrie était centrée, après j’ai voulu la déporter, puis la faire disparaître en enlevant des traits. Cela a duré plusieurs années, jusqu’à ce que cette voie s’épuise et que survienne le désir d’autre chose. » Entre chaque période, il y a des essais que l’artiste ne garde pas forcément. Il lui est impossible de peindre toujours de la même manière. Il en va de l’essentiel : le souffle, l’énergie de la toile.
Avec le passage à la laque, le trait est devenu noir et la position de la toile a changé. « Avec l’huile elle était posée verticalement sur le chevalet, maintenant, elle est à terre pour éviter les coulures intempestives. Je m’accommode très bien de ne pas être tout à fait spectateur du tableau qui est en train de se faire. J’aime bien la découverte. » Avant de redresser la toile, il faut laisser sécher, partir, essayer de l’oublier et la redécouvrir comme si le tableau s’était enfanté lui-même. « L’autre jour, j’ai fait une toile qui ne me semblait pas satisfaisante et les hasards du calendrier ont voulu que je m‘absente quelques jours de l’atelier. A mon retour, elle m’est apparue finie. Je me suis dit qu’elle s’était terminée toute seule ! C’est un peu mon idéal de peinture, qu’elle se fasse le moins possible avec moi, qu’elle se fasse elle-même. »
« Tuer l’anecdote… »
De sa période hors de l’atelier, Jacques Pasquier a conservé un certain goût pour les choses vues. Chacune de ses toiles prend sa source dans un croquis souvent pris sur le vif, de gens assis ou en mouvement, mais également de tableaux anciens ou de gravures que l’artiste a interprétés. « C’est mon désir de partir de la réalité, d’en effacer l’image, mais d’en garder la vie. J’ai toujours eu besoin du trait. Je suis assez dessinateur en ce sens. » C’est le kraft qui le premier reçoit le dessin. L’artiste l’exécute à l’aide d’un bout de bois ou d’un bambou préalablement trempé dans le pot de laque noire, laquelle tombe sur le papier. Cette sorte de dripping (technique inventée par Jackson Pollock) permet une simplification du dessin nécessaire à la suite de l’entreprise : appliquer le dessin sur la toile, comme on ferait une gravure à l’envers. Improbable hasard quand on sait que depuis ses débuts, le peintre a toujours développé d’autres activités comme le modelage, la lithographie et la gravure. Une fois la « décalcomanie » réalisée, il retouche, applique de la couleur, cache certaines parties… Cacher le sujet est une de ses préoccupations. Il cherche sans cesse à « tuer l’anecdote », abstraire davantage les choses, de cette forme d’abstraction qui existe depuis la première peinture exécutée par la main d’un homme. « Récemment, je laissais un petit espace entre la couleur que j’ajoutais et le trait. A une autre période, j’ai masqué le trait avec une couche de blanc. Une chose en amène une autre. J’ai parfois l’impression d’une spirale. Même si l’on repasse souvent au même endroit, ce que l’on fait est toujours différent. »
La nécessité de peindre
Son inspiration, Jacques Pasquier la puise dans la peinture elle-même. Parfois, la simple envie d’une couleur le fait monter à l’atelier, prendre un croquis, choisir un fond et hop ! Comment expliquer ce transport, cette vitalité, cette volonté éprouvée mais toujours là après tant d’années ? « Pourquoi certaines personnes partent-elles à la conquête d’une montagne ? Pourquoi les gens font-ils ce qu’ils font ? Je pense qu’au-delà de la performance et de la volonté de laisser une trace, il y a une façon d’exister impérieuse. Je peins parce que j’en ai besoin. » Le peintre fait glisser une à une les toiles vers le chevalet ; ce sont les rescapées, celles qu’il n’a pas effacées, qu’il a conservées. « Détruire une toile, c’est déjà en commencer une autre », concède-t-il.
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