Hyper codifié et hermétique, considéré comme illégal lorsqu’il n’est pas « vandale », loin du street art avec lequel on le confond souvent, l’univers du graffiti reste, en France, réservé à quelques initiés. Lek en est l’une des figures les plus innovantes, l’un de ceux qui a fait évoluer l’art de la lettre, depuis les murs du XIXe arrondissement jusqu’au Palais de Tokyo, où l’un de ses projet collectif est présenté depuis décembre 2012. Le graffeur a longuement évoqué son parcours et sa démarche lors d’un entretien accordé cet été à l’historienne de l’art Charlotte Waligora. A la suite des deux premières parties, respectivement publiées les vendredis 20 et 27 septembre dernier, nous mettons en ligne le troisième et dernier épisode de leur conversation.
Charlotte Waligora. – L’humilité te caractérise. C’est toi qui a découvert le Mausolée*, c’est toi qui initie un certain nombre de projets. Tu transgresses toutes les règles et, surtout, tu ne fixes pas le graffiti dans ses codifications originelles. Est-tu conscient que tu établis aujourd’hui des connexions salutaires pour cet art en le déplaçant notamment vers des regards de professionnels, d’institutionnels, d’historiens, de critiques, etc. ?
Lek. – Le graffiti, je l’ai toujours estimé comme un art. Depuis que je suis petit. J’ai en moi et en mémoire des tonnes d’histoires qui me le démontrent et ça me fait plaisir. On me les rappelle souvent, quinze ou vingt ans plus tard. Certains amis me disent que j’ai toujours voulu être un artiste. Pourtant, j’étais un gamin qui aurait pu devenir plein de choses. On vivait dans un quartier très populaire du 19e arrondissement, avec des périodes assez noires peuplées de drogues, de cauchemars, et à travers tout cela, il y a eu cette énorme passion qui m’a fait transgresser et traverser beaucoup de choses. J’ai été le témoin d’énormément de moments chaotiques, mais je ne me sentais pas vraiment impliqué, ni atteint, parce qu’au fond de moi, il y avait quelque chose de bien plus fort : c’était l’admiration que j’éprouvais pour le graffiti et les premiers graffeurs. D’ailleurs, et ça peut paraître idiot, mais je fais tout ce que je fais aujourd’hui pour ces artistes-là. Je pense à Jayone BBC, Skki ou Lokiss pour la France et à Rammellzee ou Kase2 pour les Etats-Unis. Ils avaient mon âge, voire moins, mais étaient à un niveau époustouflant, ayant souvent deux ans de travail d’avance dans la rue. Deux ans, ça compte beaucoup et ils avaient déjà ouvert plein de portes. Si aujourd’hui, à travers les projets dont tu parles, j’ai, à mon tour, ouvert des portes, tant mieux !
Ch. W. – Est-ce que tu le fais consciemment ?
L. – Non, je n’ai pas envie d’être conscient de ça.
Ch. W. – Au-delà des supports, quand tu invites Keag, Azyle et Babs, par exemple, à peindre au Palais de Tokyo, que tu leur permets de marquer de leur empreinte et de leur art un des plus grands centres d’art d’Europe, tu sais ce que tu fais, non ?
L. – Je trouve ça kiffant ! Mais, de toute façon, tu ne peux pas monter une exposition de graffiti ou de semi-graffiti sans réunir toutes les branches de la famille. En tout cas, ce n’est pas possible pour moi. Que les gens s’entendent ou pas, d’ailleurs. Il faut vivre les choses pour les comprendre. Je n’ai pas fait beaucoup de « vandale », mais le peu que j’ai pratiqué m’a donné de bonnes sensations. Les bonnes sensations naissaient des mauvais moments. Il y en a qui vivent ces mauvais moments pratiquement tout le temps, parce qu’ils se sont toujours consacrés à ça. Lorsqu’on a commencé à investir le Palais de Tokyo avec Dem 189 et Sowat, ce n’était pas pour rendre le graffiti « légal », on s’en fout. Bien au contraire, d’ailleurs, parce qu’il a toute sa force dans l’illégalité. Si je suis ce que je suis aujourd’hui, et si je fais tout ce que je fais, c’est parce qu’il y a eu des moments où j’ai transgressé, justement…
Ch. W. – Comment est venu ce feu sacré de la création et la haute opinion ou ce sens que tu as du graffiti dans ce milieu d’émigrés polonais que je connais assez bien – et c’est la raison pour laquelle je me permets de te poser la question ? Tu as le droit de ne pas répondre…
L. – Tout vient de là. Mes parents sont des paysans qui sont arrivés dans les années 1960. Une tante de mon père était mariée à un mineur. Mon père a fait un mois de mine, mais ça ne lui a pas plu. Comme tous les immigrés de l’époque, il arrive sans rien et a ce côté discret des étrangers qui doivent bien se comporter en France. Les Polonais, ce n’est pas la communauté qui doit faire du bruit…
Ch. W. – D’autant qu’elle est invisible puisque blanche et majoritairement de confession catholique. Les Polonais ne font pas de bruit également parce que, d’un point de vue identitaire, ils ont été écrasés entre la Russie, puis l’URSS, et l’Allemagne. C’est toute une histoire, qui s’aggrave lorsqu’ils passent par l’Allemagne ou par la nationalité allemande. On oublie aussi la langue, que l’on refuse le plus souvent d’enseigner aux enfants qui se sentent amputés de quelque chose d’essentiel.
L. – Exactement. Et puis il y a les généralités… Mon père a souvent eu du mal à entendre que les Polonais avaient systématiquement tous collaboré alors que deux de ses frères sont morts pour avoir cachés des juifs là-bas… En ce qui concerne la langue, je ne la parle plus. Je la parlais quand j’étais enfant, mais j’ai eu des difficultés car, dès que je m’énervais à l’école, ça partait vite en polonais… Mes parents m’ont obligé à m’adapter et à bien écrire en français, comme dans le cadre d’un programme de rééducation. Je porte en moi une forme d’opposition qui vient de là, également, une forme d’opposition culturelle. Dans ma famille, j’ai été aidé, mais pas là où je le souhaitais. On te dit que tu es fait pour les maths, par exemple, et chez toi, on affirme que ce sera la pelle et la pioche… Je voulais dessiner, j’en avais très envie, mais ça a été très difficile à faire admettre.
Ch. W. – Est-ce que tu rêvais quand tu étais môme ? Avais-tu un espace mental ? Je ne te parle pas du rêve pour le rêve au sens infantile du terme, mais bien de cet espace qu’on a dans la tête et qui nous permet d’avancer.
L. – Oui, bien sûr, absolument. Mon quartier était aussi le paradis sur terre – on parle d’origines culturelles… – : même si j’étais dans un quartier difficile et que j’étais blanc, il n’y avait pas de racisme. Tout cela est venu plus tard, après mes quinze ans, quand les communautés ont tellement gonflé que les gens n’ont plus voulu se mélanger. Mais, lorsque j’étais enfant, tout le monde l’était. Il y avait toutes sortes d’origines et toujours quelqu’un pour me ramener à la maison. Notre voisin, au premier, était marocain, ça sentait le poivron grillé ; mes cours de français étaient donnés par des pieds-noirs ; il y avait aussi des Yougoslaves dans le quartier. Une forme de monde à l’envers, mais, pour moi, c’était ça la réalité. C’était une belle époque, y compris dans le graffiti, parce qu’à ce moment-là, tu pouvais avoir dans tes groupes des gens de n’importe quelle origine culturelle. En plus, j’ai un nom qui a une consonance arabe. On me prenait toujours pour un kabyle… Je répondais toujours que j’étais polonais… C’était assez drôle. Mais au-delà de ça, j’ai appris à ne juger personne, à ne jamais généraliser. Pour moi, il n’y a pas de catégorisation possible. J’ai ensuite traversé beaucoup d’horizons et rencontré des gens de tous les milieux sociaux.
Ch. W. – Est-ce que tu te sens slave ? On parle des Slaves mais ce n’est qu’un peuple, ce n’est ni un état ou un pays, ni une identité administrative. Au mieux, c’est perçu comme romantico-tragique dans l’esprit français.
L. – A certains moments, oui. Mes parents n’ont peut-être pas toujours compris ce que je faisais, mais ils ont fait de leur côté quelque chose d’incroyable : ils ont tout quitté du jour au lendemain. Etre slave, pour moi, c’est agir avec une forme de radicalité.
Ch. W. – Il y a tout ce qu’on nomme l’âme slave aussi, empreinte de métaphysique et de spiritualité, savoir toujours tenir compte de la nature tragique ou difficile de l’existence, mais être capable de se réjouir constamment par ailleurs.
L. – Oui, je suis slave en ce sens là…
Ch. W. – D’un point de vue purement esthétique, tu écartes toujours la facilité et toutes les séductions visuelles possibles en réduisant tes palettes au maximum et en évitant totalement la courbe, contrairement au « pop-corn graffiti », tout en bulle et en rond, saturé de couleurs pop, au-delà du flop.
L. – Je sais que j’ai un style et des valeurs esthétiques particulières. Dans le graffiti, le top c’est lorsque tu arrives à réaliser tes contours de lettres en trait unique. C’est une technique essentielle, c’est la base. A mes débuts, je tendais des courbes, mais ça ne m’a jamais vraiment intéressé : il n’y a pas de réelle direction, c’est trop mou. Il y a aussi des choses que je préfère ne même pas regarder… Le pop, c’est aussi la pop et ça nous a autant desservi qu’enfermé. Les gens qui achetaient du graffiti, il y a quelques temps, étaient séduits par la pop et il y a des courants comme ça, très liés au marché, dans lesquels je n’ai pas envie de rentrer. Je ne veux pas appartenir à un mouvement. Je suis content quand tu me parles de Keag et de Sore, par exemple, parce qu’ils ont leurs codes à eux, leur façon de penser et une manière de faire qui en découle. Pourquoi leur art a ces caractéristiques ? Pourquoi c’est « crade » comme ça ? Parce qu’ils soulignent que la ville est « crade »… De mon côté, je vais appréhender la ville d’une autre manière. Dans l’œuvre de Keag, le geste est important, comme dans le graffiti en général. J’aime aussi voir les mecs peindre sur des murs : lorsque c’est filmé, et monté en accéléré, les gestes sont aussi beaux que la peinture.
Ch. W. – Non seulement on vous voit peindre, mais le graffiti est aussi un art collectif et de collectifs, ce qui est impensable dans la peinture et dans la sculpture.
L. – Ce qui est difficile quand on travaille à deux ou à plusieurs, c’est de trouver une composition qui va permettre la rencontre de personnes qui vont, chacune, se retrouver. J’ai toujours réfléchi et appréhendé les œuvres collectives à la manière d’un architecte, notamment avec Dem 189. Récemment, après l’aventure du Mausolée par exemple, on a créé un collectif qui s’appelle French kiss. Les collectifs peuvent naître dans le cadre d’un projet, ils révèlent une énergie et une entente commune, un partage de valeurs, qu’elles soient esthétiques ou non. Cela dit, il y a beaucoup de groupes qui vieillissent. Je n’ai pas forcément envie que ça vieillisse… Surtout, pour moi, un groupe ne doit pas avoir de hiérarchie. On est tous au même niveau et on suivra la meilleure idée, ce qui n’est pas forcément courant, car le graffiti est aussi un truc d’égoïste. On le fait pour ou contre les autres, mais on le fait tout seul.
Ch. W. – C’est toute la contradiction de cet art. C’est anonyme, caché, illisible, tout en prenant l’œil en otage et en s’imposant à la vue… C’est extrêmement codifié, mais c’est aussi chargé de sens ou non. L’œuvre disparaît souvent dans la foulée de sa réalisation.
L. – Ce ne sont que des contradictions. Dans mon cas, à la base, pourquoi ai-je continué à faire ça ? Parce que je suis têtu, obstiné.
Ch. W. – La lettre a finalement disparu dans ton travail, contradictoirement à certaines règles a priori inaliénables.
L. – On m’a souvent dit que ce que je faisais ne correspondait pas au vrai graffiti. Il y a les traditionalistes de la lettre, lisible, grosse, un graffiti pour initié, calligraphique. Je me suis pour ma part intéressé très tôt à une école abstraite, qui tendait vers cela, dont le travail était davantage basé sur des effets posés sur la lettre et qui la rendaient presque « accessoire ». C’est comme si, au bout d’un moment, je me mentais à moi-même, à vouloir systématiquement mettre des lettres. Pendant longtemps, je dessinais des lettres comme un système de séduction ou de concession au purisme du graffiti, alors que je n’en avais plus ou pas besoin. J’ai toujours voulu innover dans le graffiti. Dès mes débuts, avec mes potes, on a toujours voulu être une couleur en plus dans la palette graphique du graffiti. On trouvait déjà, à l’époque, qu’il y avait un manque. On était un peu des bâtards du graffiti parce qu’on faisait nos murs avec très peu de moyens. J’ai toujours aimé la difficulté et recherché des « épreuves » dans le graffiti, notamment avec Dem 189 quand il était sur Paris. J’aime l’idée qu’on ne me nomme pas, mais que l’on parle du travail et que l’on puisse dire d’une œuvre que c’est une belle peinture. On s’en fiche des types qui les font. Il faut s’intéresser à leur composition, à ce qui est donné comme tonalité.
Ch. W. – Tu parlais au début de cet entretien de « chemin à suivre », on a aussi déjà parlé de ce tissu de traits et de flèches directionnels, comme si tu précisais une matrice, ou indiquait une cartographie, un réseau non plus urbain mais pictural. C’est un peu ta signature visuelle.
L. – J’ai un sens du territoire et des quartiers, des balades et du tissu urbain qui me mènera toujours là où je ne suis pas censé me trouver. Combien de fois mes promenades m’ont mené dans des endroits qui n’étaient pas mes mondes ? C’est peut-être ce que je cartographie. Il y a quelque chose en architecture qui me plaisait beaucoup : c’était le squelette. Celui d’un plan, celui de l’être humain également. Je regarde ma main ; le graffiti de base, c’est ma main, la lettre dans sa forme la plus simple. Ce que je fais correspond à son squelette et à tout ce qui se situe sous la peau : les veines, les os, le tissu musculaire. A la fin, je n’ai même plus besoin de la lettre. On dira que tout ce que je fais se ressemble. Mais, pour moi, aucun projet n’est identique, même si j’ai quelques principes. Dans le dessin, tu vas simplifier chacune de tes lignes, ou le sujet même à représenter. Mes premiers dessins représentaient des lignes qui n’étaient pas liées et allaient toutes dans le même sens. Je leur ai ensuite donné du volume, simplement pour les renforcer. Dans les installations, je crée des tensions, des contrepoints.
Ch. W. – Comme dans la musique, en somme. En musique, il y a un terme, contrapuntique, qui désigne le contrepoint nécessaire, je crois, et qui constitue en lui-même une harmonie.
L. – Exactement. Si tu crées une ligne un peu molle, tu tends dans l’autre sens et ainsi de suite pour créer des contrepoints, rééquilibrer l’ensemble. Au final, c’est comme si ma tête était remplie de notes.
* En 2010, Lek et Sowat découvrent un supermarché abandonné de 40 000 m2, situé à Aubervilliers. Baptisé le Mausolée, le lieu va être investi pendant un an par une vingtaine de graffeurs.