Lek à Paris – Des notes plein la tête (2)

Incarnant à sa manière toute une génération de graffeurs français, Lek a établi au fil des années – des murs du 19e arrondissement parisien aux galeries et institutions – des connexions mêlant architecture, sculpture et installation avec l’histoire de l’art et les avant-gardes, notamment le Bauhaus. Autant de sujets sur lesquels il s’est longuement entretenu, cet été, avec notre collaboratrice Charlotte Waligora. La première partie de leur échange a été mise en ligne vendredi dernier. Le graffeur y évoquait pêle-mêle ses années d’école, son goût pour l’installation et son regard sur l’évolution de l’univers du graffiti. Deuxième temps d’une plongée dans un monde singulier et atypique.

Charlotte Waligora. – Je voudrais qu’on revienne sur ton rapport à l’espace et ta façon de l’appréhender. Au Mausolée (voir l’encadré), par exemple, il y a une œuvre – qui fait d’ailleurs la couverture du livre qui lui est dédié –, une peinture de toi, Dem 189, Sowat et Seth comprenant un rectangle noir central qui fonctionne comme une fenêtre ouverte. Il me fait autant penser à la Porte-fenêtre à Collioure (1914) de Matisse qu’au Quadrangle noir sur fond blanc (1915) de Malevitch ; il était à l’époque question, notamment pour le second, de valeur spirituelle conférée à l’espace. Est-ce qu’il y a quelque chose de cet ordre dans ta façon d’appréhender l’espace ?

Lek, Blo et Sowat
Installation signée Lek, Blo et Sowat, 2010.

Lek. – C’est compliqué, car il y a beaucoup de choses que je sais sans en avoir conscience… Et la question des références est toujours difficile. En architecture, culturellement parlant, j’avais déjà des manques, puisque je n’avais pas suivi un processus scolaire normal. Mes références étaient des artistes vivants dont je voyais la peinture tous les jours dans la rue. C’était cet art-là qui m’intéressait, tout simplement parce que ça correspondait à ce que je voulais faire. On est né avec plein de choses ancrées en nous. Ne sachant pas vraiment comment les gérer, on a toujours tout mélangé et, surtout, on a créé des sonorités à partir de ce qui préexistait. La première fois que je suis allé à Beaubourg, je suis resté figé devant une toile de Frank Stella ; un an plus tard, je retrouvais son travail dans le milieu du graffiti… On vit avec plein de flashs dans la tête et c’est ce qui génère notre peinture d’aujourd’hui. J’étais dernièrement très heureux de rencontrer Villeglé. Il fait partie des personnes que j’ai découvertes, par hasard, au fil de ma recherche et de mes préférences culturelles extérieures : c’était pendant que j’étais en école d’architecture ; dans le cadre d’un projet libre, je me baladais vers le métro Jules Joffrin où la RATP venait de faire retirer les plaques de métal qui couvraient les murs : de vieilles affiches étaient ainsi mises au jour. C’était génial, l’une des plaques était même peinte. J’ai photographié tout cela et je m’en suis inspiré pour présenter mon projet. Le professeur qui le dirigeait m’a tout de suite stoppé dans mon élan, en m’annonçant qu’un artiste français travaillait de cette manière depuis des années… J’ai non seulement découvert Villeglé, mais aussi le fait qu’il existait des gens qui avaient pensé à utiliser la rue pour la transposer ailleurs. En graffiti, on a toujours fait l’inverse. Mais à cette époque-là, ce n’était pas très apprécié, ni considéré comme quelque chose d’abouti ou de pleinement artistique.

Ch. W. – Tu as une façon de questionner l’espace à l’inverse de ce qui ce fait dans la peinture. Dans la peinture et dans le graffiti « classiques », il est toujours question de création d’espace, de 3 D, de perspective. Dans ton cas, l’architecture n’est pas l’écrin qui reçoit tes lettres peintes mais bien, à l’inverse, la peinture qui va magnifier l’espace et transformer la perception que l’on en a. Le Mausolée est le manifeste de ce principe…

L. – Dans la foulée de tout ce qu’on vient de dire sur le rapport entre la rue, l’affiche déchirée et son déplacement, j’ai voulu, de mon côté, que l’architecture soit un graffiti, qu’elle soit comprise dans le graffiti, qu’elle y contribue. Un de mes premiers groupes s’appelait LCA. A l’origine, ça signifiait « Le Crime Avance ». C’était ultra jeune, ultra connoté, et puis c’est devenu « Lettres contre architecture », non pas en termes d’opposition mais en termes d’apposition : Lettres « sur » l’architecture. A ce moment-là, j’avais enfin trouvé les mots et la suite de lettres qui pouvait à eux seuls expliquer et résumer toute ma démarche artistique. Un bâtiment quel qu’il soit, dégueulasse ou non, m’inspire et participe à l’œuvre picturale, un peu de la même façon que chez Georges Rousse, par exemple.

Ch. W. – On a parlé ensemble du Bauhaus comme source d’inspiration pour toi. Cette idée d’un art total et d’une esthétisation du quotidien, esthétisation à destination ou à caractère social. C’est l’art de la rencontre de tous les médiums, jusqu’au design dans son acception contemporaine.

L. – Je rêve de ça pour le graffiti. Il est partout, on le voit partout, on dit que c’est à la mode, mais ce serait vraiment formidable qu’il puisse s’inscrire encore davantage, se populariser sans être beauf, jusqu’à des lattes de bois pour un parquet, du tissu, etc. Ce serait génial d’être toujours là où on ne t’attend pas.

Ch. W. – Ton nom et une œuvre de toi illustrent le carton d’un des préservatifs distribués dans les boutiques agnès b. On peut difficilement faire mieux aujourd’hui dans une perspective sociale, utilitaire, ou socialement utile. Qu’en penses-tu ?

L. – Je trouve ça mortel !

Jonone, Lek et Sowat
Détail d’une œuvre signée Jonone, Lek et Sowat, présentée à la galerie du Jour à Paris, 2013

Ch. W. – On a aussi parlé d’un ensemble de mouvements d’avant-garde, comme le futurisme et le constructivisme russes, qui peuvent esthétiquement t’avoir influencé, en plus du Bauhaus. Ce sont des arts de lignes droites, des arts relativement épurés…

L. – Je ne sais pas si ça correspond à ce que je fais, mais, en tout cas, c’est ce qui m’intéresse de plus en plus. De projet en projet, je n’essaye pas de m’écarter du graffiti, dans ses fondements et tel qu’il se pratique avec toutes les règles que ça suppose, mais je vais vers cette forme de radicalité, de dépouillement. En réalité, je me rends compte au fur et à mesure qu’il y a toute une série d’éléments dont je n’ai plus besoin. Je travaille avec un lieu et de la peinture, je n’ai pas besoin d’un motif quelconque. Un aplat ou un rectangle peuvent me suffire largement pour souligner ce que je souhaite. En tout cas, à partir du moment où j’ai cassé les angles et les perspectives, et tous ces éléments qui font de l’endroit un couloir, une porte, un espace bien défini, fermé ou ouvert, ça me suffit déjà. Appliquer une couleur et modifier en effet la perception qu’on a de l’espace à l’aide de la peinture est ce vers quoi je tends, simplement.

Ch. W. – C’est exactement ce que tu as fait avec Sowat, et surtout Dem 189, au Palais de Tokyo, mais de manière nuancée. Là, on oublie presque les lignes et arêtes des murs pour apprécier l’intérieur d’un ventre ou d’un espace de chair. D’ailleurs le projet utilise dans son titre le mot « entrailles ».

L. – Oui, mais ça ne se voit pas forcément.

C. W. – Si, si, ça se voit…

L. – D’accord, c’est comme un estomac. Initialement, il s’agissait de réaliser quelque chose pour nous, ce qui n’a finalement pas été le cas : on a voulu donner beaucoup, énormément, au point d’être saturé par la peinture. Je voulais que les gens entrent dans un estomac et se sentent mal à l’aise… Nous étions totalement libres et livrés à nous-mêmes – comme toujours d’ailleurs – dans cet espace, et sommes partis dans cette perspective hardcore

Ch. W. – C’est gagné, mais ça ne met pas forcément mal à l’aise. Il y a comme une forme d’amertume quand tu en parles.

L. – Non, on a l’habitude d’être appréhendé comme ça. Tu sais, c’est comme avec les parents, tu as parfois envie d’une tape sur l’épaule, d’une validation, qu’on t’accompagne. Or, finalement, dans notre « sous culture », ça n’arrive que très rarement.

Ch. W. – C’est un peu dur de parler de « sous-culture ».

L. – Peut-être, mais beaucoup de gens la décrivent encore comme ça.

Ch. W. – Justement, on omet souvent, dans l’histoire de l’art, de citer le graffiti qui est un art tout aussi subversif que les grandes ruptures retenues de l’art moderne et contemporain. Est-ce que ce mouvement ne se situe pas, selon toi, de lui-même dans cette histoire de l’art et de la peinture contemporaine ? D’autre part, on a souvent proclamé la fin de la peinture en France ces trente dernières années. Il s’agissait de la peinture « de salon ». Les prolongements de la peinture et ses renouvellements ne se situeraient-ils pas dans l’art du graffiti ? Ne serait-ce pas la forme picturale la plus subversive de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ?

L. – Je suis complètement d’accord avec ça. Pour développer un peu cette idée de prolongement ou d’intégration à l’histoire de l’art : on récupère beaucoup d’objets, avec Sowat par exemple, qui ont un vécu et qu’on place à la hauteur de nos peintures dans les espaces qu’on investit. On s’est toujours beaucoup intéressé aux objets de récup qui participent autant que la bombe à notre processus créatif. On retrouve l’idée du ready-made de Duchamp dans tout cela et un peu de l’art conceptuel. Un jour, j’avais investi un squat, à Aubervilliers. Je peignais avec mon casque de walkman sur les oreilles et, tout à coup, un type me tape dans le dos. Je me suis retourné, un peu surpris, la musique et la peinture m’avaient projeté en dehors du temps. Immédiatement, l’homme m’a rassuré et m’a indiqué qu’il vivait là, mais que je pouvais continuer à travailler tranquillement. Il m’a même invité à peindre tout ce que je voulais dans sa chambre. On a commencé à discuter, et quand je lui ai demandé si la peinture ne le dérangeait pas, il a au contraire expliqué qu’il trouvait ça génial et que c’était tout ce qui manquait à cet endroit. On pouvait trouver ça ridicule de peindre des lettres et des mots dans des endroits cachés, où personne ne mettait jamais les pieds, mais, soudain, cet homme – et il était le premier – avait mis du sens dans ce que je faisais.

Lire aussi les première et troisième parties de l’entretien.

Le Mausolée, monument « vandale »

Lek et Sowat, photo Sowat
Intervention dans le Mausolée, Lek et Sowat, 2010.

Situé entre Pantin et Aubervilliers et découvert par Lek en août 2010, le Mausolée (notre photo d’ouverture) désigne un supermarché abandonné de 40 000 m2 devenu, pendant un an, le lieu d’une « résidence artistique sauvage ». Le terme « sauvage » remplaçant probablement celui d’illégal. Un livre publié en 2012 aux éditions Alternatives, signé Lek et Sowat, évoque cette incroyable aventure, qui s’est déroulée dans le plus grand secret non loin de la friche industrielle où fut inaugurée, peu de temps après, la galerie Thaddaeus Ropac-Pantin. Les photographies ont pour la plupart été prises par Lek et Sowat. Ce dernier a composé le texte qui nous entraîne dans les méandres de cet espace fantomatique où graffitis et peintures murales trouvèrent un support à la hauteur de leurs aspirations. La lecture de l’ouvrage transmet les atmosphères et ambiances vécues par les graffeurs*. En plus de la peinture, les installations trouvèrent leur place dans ce spot d’exception : « A la fin du mois d’octobre, alors que les températures commençaient à baisser, nous nous sommes concentrés sur le cimetière automobile du parking. Comme dans un décor de film, l’humanité entière semblait avoir fui les lieux dans l’urgence, comme chassée par un mal mystérieux. De sa présence, il ne restait que des dizaines de véhicules abandonnés (…) A l’aide de rubalises et de rubans plastiques trouvés sur place, nous avons improvisé des installations, au milieu de ces carcasses hantées. » Un film retraçant l’aventure, monté par Sowat, est visible à cette adresse : http://mausolee.net

* Ont été invités à intervenir sur place par Lek, Dem 189 et Sowat : Apotre, Bims, Blo, Bom.K, Boyane, Brusk, Dem 189, Fléo, Gilbert1, Gris1, Hobz, Honda, Jayone, Jaw, J.P, Kan, Katre, Lek, Manyak, Monsieur Qui, O’Clock, Omick, Onde, Outside, Paum/sarin, Rems, Res, Romi, Sambre, Seth, Siao, Skio, Smo, Sowat, Spei, Swiz, Tchéko et Wxyz.

Contact

Dans les entrailles du Palais secret, depuis le 7 décembre 2012 au Galerie du Jour agnès b., 44 rue Quincampoix, 75004, Paris, France.
Tél. : 01 44 54 55 90 www.galeriedujour.com.
Tour Paris 13, du 1er au 31 octobre. Accès limité à 49 personnes par visite pour des raisons de sécurité. Ouvert du mardi au dimanche de 12 h à 20 h. www.tourparis13.fr

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue extérieure du Mausolée (détail) © Lek, Dem 189, Sowat et Seth, courtesy éditions Alternatives –

Lek, © Lek, © Lek, © Lek, © Lek, © Lek,Installation © Lek, Blo et Sowat,Installation, technique mixte © Lek et Sowat, © Lek et Sowat,Intervention dans le Mausolée © Lek et Sowat, photo Sowat, © Lek et Sowat, © Lek, © Lek et Dem 189,Installation © Lek,Lekilibre © Lek, © Lek,Dans les entrailles du Palais secret, au Palais de Tokyo à Paris © Lek, Sowat, Dem 189 and co, © Seth et Lek, photo C. Waligora,Installation présentée dans le cadre@de l’exposition Etat des lieux, à la galerie du Jour à Paris © Lek et Yko,Détail d’une œuvre signée Jonone, Lek et Sowat, présentée à la galerie du Jour à Paris © Jonone, Lek et Sowat, © Lek, © Lek et Sowat, photo C. Waligora,Vue de l’exposition de Lek, Sowat et Dem189, Dans les entrailles du Palais secret, au Palais de Tokyo à Paris © Wxyz, Sambre, Dem189, Lek, L’outsider, Katre, Horphé, Velvet, Zoer, Rizot, photo Nibor Reiluos courtesy Palais de Tokyo,Intervention dans le Mausolée © Lek et Sowat, photo Sowat,Vue extérieure du Mausolée (détail) © Lek, Dem 189, Sowat et Seth, courtesy éditions Alternatives, © Lek