Ils se cachent au fond d’une cour ou d’un jardin, au bout d’une impasse, derrière une haute porte dont les lourds vantaux cédaient autrefois le passage à des calèches chahutées sur le pavement grossier de cours ombreuses. Ces ateliers ont défié le temps et parfois aussi les grands travaux haussmanniens. Ils sont les témoins d’un temps révolu, mais ils témoignent toujours, du fond de leur retraite, d’un art vivant.
A quelques pas du Bon Marché, dans une rue qui file droit vers le 15e arrondissement, une porte massive ouvre sur une impasse pavée, de celles dont les amoureux de Paris raffolent. De chaque côté, des ateliers forment une haie d’honneur en hommage à l’hôtel particulier qui trône en fond. Tout cela fleure le XIXe siècle, ses riches bourgeois mécènes et la faune des artistes et rapins qui, en blouses bariolées de peinture ou de poussière de plâtre ou de marbre, animaient des quartiers entiers de la capitale. Tous n’ont pas déserté la ville, même s’ils ont relégué la blouse au clou. Jörg Hermle habite ici depuis quarante ans. Le peintre au sourire tendre et au pinceau fantasque accueille le visiteur en haut d’un escalier raide et étroit. Dans l’atelier, une toile sèche pendant que l’autre patiente sagement sur le chevalet en attendant le maître des lieux.
Qu’est-ce qu’un atelier ?
« L’atelier est un lieu de travail manuel, de peinture artisanale qui existe depuis des siècles. Jusqu’à la fin début du XVIIIe, on y faisait tout : broyer les couleurs, dissoudre les liants, monter les châssis… et peindre bien sûr. C’était un endroit de transmission et de savoir-faire. Aujourd’hui, l’atelier est plutôt devenu un lieu spirituel. Certains artistes peignent sans se soucier des savoirs et de connaissances du métier à la suite d’un Delacroix qui a perdu de nombreuses toiles à cause d’aberrances techniques. »
Le premier souvenir
« J’ai acheté cet atelier en 1985. C’était l’atelier du restaurateur de tableaux qui avait fondé l’atelier de restauration du Louvre. Je connaissais bien le lieu car j’habitais en dessous, au rez-de-chaussée, depuis près de 20 ans. A la fin des années 1960, quand je suis arrivé à Paris, j’ai d’abord habité deux petites chambres de bonne près du Trocadéro avant qu’un agent immobilier ne me fasse visiter un atelier au pied de l’immeuble où nous nous trouvons actuellement. J’ai eu le coup de foudre. C’était le quartier des menuisiers, des antiquaires, il y avait beaucoup de commerçants très divers. L’ambiance a beaucoup changé depuis cette époque même si le coin demeure sympathique. »
La disposition de l’atelier
« Je suis exposé sud donc dans l’après-midi je suis en plein soleil ! Une orientation qui me fait penser qu’à l’origine cet atelier était probablement celui d’un sculpteur ou d’un céramiste. En France les ateliers des peintres sont exposés au nord. Il paraît qu’en Espagne, ils donnent au sud. Cela a forcément une influence sur la peinture. Cet immeuble date du XIXe siècle, il possédait dès l’origine plusieurs ateliers. Il a été sans doute construit en même temps que l’hôtel particulier du bout de l’impasse. Peut-être des mécènes le mettaient-ils à la disposition d’artistes ? Certains pensent qu’il abritait des écuries mais je n’y crois pas. Sauf si la verrière est plus tardive… Détail amusant, nous pouvons voir une poulie accrochée au sommet de la façade qui sert à accrocher la corde pour faire monter et descendre les toiles grands formats qui ne peuvent pas passer par l’escalier. Dans l’atelier, la verrière s’ouvre sur le côté jusqu’au plancher pour utiliser cette possibilité. »
L’aménagement de l’atelier
« De manière générale, quand il cherche un atelier ou quand il l’aménage, le peintre a à l’esprit le problème du stockage de ses toiles. Ici, j’ai la chance d’avoir une loggia qui peut en accueillir une centaine. Par ailleurs, l’atelier est organisé en fonction des cours que j’y donne chaque semaine. Il y a des chevalets, des toiles, des châssis, des tabourets… J’enseigne les techniques de peinture ancienne, des Primitifs italiens jusqu’à la fin de XVIIIe siècle, début XIXe. Certains de mes élèves se dirigent vers la restauration, d’autres sont des étudiants en histoire de l’art qui cherchent à comprendre par la pratique comment ont évolué les techniques ; d’autres encore cherchent à s’initier à la peinture, sans compter les amateurs qui souhaitent simplement progresser. Il y a un cours de technique pure et un autre avec un modèle vivant.<sp>»
Une journée à l’atelier
« J’arrive assez tard vers 10 ou 11 heures, parfois même en début d’après-midi. Bien entendu, pour peindre j’ai besoin de la lumière du jour. Avant je pouvais travailler pendant 6 à 7 heures de suite. Aujourd’hui c’est plutôt 3 ou 4 heures ! En général je peins chaque jour sauf quand je suis pris par d’autres obligations. Ces temps-là sont alors réservés à la réflexion et aux croquis. Les toiles sont toujours conçues ici, dans l’atelier, sans le moindre recours à ce que j’ai pu faire à l’extérieur. Elles sont le reflet d’une idée.»
L’empreinte de l’atelier
« Je ne sais pas dans quelle mesure un lieu peut influencer le travail d’un artiste. C’est vrai que dans le Lot où j’ai construit mon atelier de mes mains, je ne peins pas de la même manière qu’ici. D’ailleurs, là-bas, j’ai eu envie de faire du volume, de la sculpture. Je ne suis pas dans le même état d’esprit. A Paris, ma peinture a plus de profondeur. »
Chevalet et petite table
« J’ai des manies. Je vois toujours, chez mes amis, de grandes tables encombrées de peinture. Moi, pour travailler il me faut une table propre avec, sur le coté, les pots à pigments. Ma technique est inspirée de celle supposée des frères Van Eyck qui mélangeaient peinture grasse et peinture maigre. Une peinture grasse est une peinture à l’huile à laquelle on ajoute une résine. Elle est diluée à l’essence de térébenthine. Sans la résine elle tomberait en poussière après 80-100 ans car l’huile ne sèche pas, à proprement parler, elle se transforme chimiquement et se durcit. Ce processus continu jusqu’à sa décomposition. La résine est un suc d’arbre qui se dilue à l’essence. Les plus connus sont le mastic en larmes de Chios ou le dammar qui nous vient de l’Asie du sud. Une peinture maigre est celle qui est composée avec un liant à l’eau comme la colle de peau, le blanc d’œuf, la gomme ou la casseïne. C’est donc une peinture qui se dilue avec de l’eau. Mélangée avec du gras (tempera), c’est avec elle qu’on installe les lumières. Certaines peintures de la Prè-renaissance ou même de la Renaissance sont des peintures exécutées avec une peinture à l’eau, puis vernies. »
Pots à pigments et pinceaux
« Il y a le noir d’Ivoire, trois bleus (le cobalt, l’outremer et le céruléum), deux verts (l’émeraude et l’oxyde de chrome), deux ombres (une naturelle et une brûlée), le rouge de cadmium, deux ocres (jaune et rouge), deux jaunes (de cadmium moyen et de cadmium foncé) et un blanc de titane. A côté des pots se trouvent les pinceaux. A vue de nez, il y en a environ 150 ! Je garde toujours mes vieux pinceaux. Pour les couleurs fluides, j’utilise un pinceau doux, en martre ou synthétique, pour les empâtements un plus résistant, en soie de porc. J’en prends un plat et doux pour les glacis, un plat et ferme pour les lumières. Pour les précisions un avec une forme arrondie ou pour dessiner un à poiles longs en martre ou en « oreille de bœuf ». Les synthétiques ne vieillissent pas comme les naturels et se déforment à cause de l’essence. Sous la table se trouvent l’huile de lin, le dammar et le mastic dissous. Les couleurs sont broyées sur le plan de travail de l’établi. »
Le mot de la fin
« Cet atelier, je l’ai adopté. C’est un lieu ouvert. Enfin, à certaines heures ! »