Si Goxwa a quitté Malte à 19 ans pour fuir la vie toute tracée que lui destinait son père, ce n’est pas pour se soumettre au dictat de l’art contemporain. Dans son atelier baigné de lumière, elle cherche, inlassable, un pinceau ou un crayon à la main. Ses dernières toiles sont exposées à la galerie Felli, à Paris.
Aujourd’hui n’est pas une journée ordinaire au pensionnat. Assise sur un banc, Giusepa broie du noir. Les vacances, elle les passe habituellement auprès de ses parents. Mais un voyage à Rome les tient, pour quelques jours encore, éloignés de Malte. Rien ne saurait distraire l’enfant de son chagrin si ce n’est cet étrange parfum qu’elle perçoit depuis quelques instants. Elle se lève, décidée à suivre l’effluve, dépasse le cloître et aperçoit une religieuse, pinceau à la main, devant une représentation de la vierge Marie. « Elle m’a donné la permission d’entrer et m’a demandé mon aide. J’ai accepté tant et si bien que j’en ai oublié tout le reste ! » Giusepa a cinq ans et débute une vie de peintre.
Sous le ciel éternellement bleu de cette île de Méditerranée, à quelques miles de la Sicile, la vie de la petite fille s’écoule lentement. La semaine en pension, le week-end à proximité du Métro, un cabaret-théâtre situé non loin des docks, à La Valette, et tenu par Vivian et Paolo, ses parents. Ils sont jeunes – sa mère a 20 ans quand elle naît – et issus de familles qui ne manquent pas d’artistes. Parmi eux, un violoniste, un poète, un chef d’orchestre et, pour faire bonne mesure, un grand-oncle qui aime dessiner sur les murs ! Un soir, ce dernier reproduit, sur le dessus d’une petite boîte, la réplique exacte de cette dernière. L’illusion d’optique est si parfaite que l’enfant la grave à jamais dans sa mémoire. Elle aussi joue du crayon, un don vite repéré par un autre grand-oncle, Albert, qui milite pour que la fillette soit « éduquée ».
A l’école d’art, qu’elle fréquente une fois par semaine, Giusepa est souvent punie. Elle aime faire des portraits et dessiner ce qui est invisible… Toute chose que son professeur lui interdit. A son âge, elle doit se cantonner aux natures mortes. Un point, c’est tout ! « J’avais dessiné le visage de ma mère et il s’était fâché au point de se plaindre à mon modèle. Mais elle a pris ma défense. » Une victoire pour l’enfant. « A cette époque, j’avais une petite chambre et pendant le week-end, j’utilisais la buanderie pour peindre, poursuit-elle. J’aimais par-dessus tout la spontanéité de l’aquarelle. » Un jour bravant l’interdiction de son père, l’intrépide se faufile dans les sous-sols du cabaret. Les murs de la cave s’animent. Comme sous l’emprise d’une lanterne magique, ils laissent échapper des visages. Visions dues à une imagination fertile ou apparitions d’âme en mal de paradis, elle ne le saura jamais ; mais, gravés dans sa mémoire, tous viendront des années plus tard habiter sa peinture.
Très différente du reste de sa fratrie (trois sœurs et un frère), elle s’imagine embarquer sur un bateau et partir au loin. Depuis qu’elle a vu Oliver Twist au cinéma, Giusepa rêve de Londres, de la neige, de cette lumière qu’elle ne connaît pas. L’adolescence ne fait qu’exacerber cette envie, effrayée qu’elle est à l’idée d’un avenir traditionnel de femme maltaise. « Mon père avait des idées arrêtées et maman était une femme douce, mais sans pouvoir. » L’avenir n’existe pas en dehors d’un bon mariage et de ce qui sied à une jeune fille de sa condition. A 19 ans, aidée par un ami qui lui offre un aller simple pour la capitale britannique et la recommande auprès d’un couple de ses connaissances, elle s’enfuit de son île pour rejoindre les bords de la Tamise. Nous sommes en 1979. Ses amis l’appellent désormais plus facilement JoJo.
Sa famille d’accueil l’incite à aller s’inscrire à Saint Martins School dans le quartier de Covent Garden. Devant le directeur de l’école d’art, elle est obligée d’avouer n’avoir aucun diplôme à montrer. Inutile, admet ce dernier au vu de l’esquisse qu’elle réalise devant lui. Le week-end, JoJo fréquente un autre établissement où elle pratique exclusivement le dessin, exercice qui l’obsède. « Je vois pour la première fois des nus. Je me passionne et ressens enfin un véritable sentiment de liberté. » Pour subvenir à ses besoins, elle fait un tas de petits boulots et opte exclusivement pour le duo papier-crayon. La peinture est beaucoup trop chère. Après des mois de travail intense et de privations, son entourage la pousse à s’envoler pour quelques jours en Italie. A l’aéroport de Gênes, elle rencontre Lyle, un étudiant du Massachusetts Institute of Technology, à Boston. C’est le coup de foudre. Londres se transforme alors en une simple halte sur le chemin des Etats-Unis.
Loin de la vieille Europe, des Anglais qui ne voyaient en elle qu’une ressortissante d’une ancienne colonie, JoJo se sent totalement libre. Elle suit un double cursus : théâtral pour apprendre à diriger des comédiens et artistique pour approfondir ses connaissances en dessin. C’est à cette période, qu’elle débute vraiment la peinture. « Je voulais être moderne. J’aimais Willem de Kooning et Jackson Pollock et pratiquais la peinture abstraite », se souvient l’artiste. L’obtention d’une bourse l’amène à séjourner quelque temps en Virginie. Là, elle fait une découverte qui marquera à jamais sa pratique : la cire. « J’ai appris à la mélanger avec la peinture à l’huile et à travailler le tout sur papier. » De cet alliage surgissent les murs et les fantômes de son enfance. Des visages aux contours flous apparaissent. En 1995, JoJo obtient une autre bourse pour aller passer huit mois à Paris. Elle est alors séparée de Lyle et a totalement abandonné ses activités dans le domaine de la scène. S’il n’est pas encore question de quitter définitivement l’Amérique, elle apporte néanmoins un soin méticuleux à son départ. Comme poussée par un pressentiment.
De Paris, JoJo attend des rencontres avec d’autres artistes et un lieu pour montrer son travail. Elle commence par la cité des Arts, son lieu d’hébergement. Mais l’exposition collective commence bien mal pour celle qui se fait désormais appeler Goxwa. La directrice la convoque dans son bureau et lui annonce le vol d’une de ses toiles. Avant d’ajouter, non sans humour : « C’est un compliment ! » Le méfait se révèle effectivement un heureux présage pour la jeune artiste qui vend plusieurs de ses tableaux à un collectionneur français. Il n’est, dès lors, plus question de quitter la capitale française. Goxwa rencontre l’écrivain Robert Wernick, qui, non seulement devient un ami fidèle, mais accepte de lui louer l’atelier dans le XIVe arrondissement qu’elle occupe encore aujourd’hui.
Trouver une galerie est plus difficile. L’artiste sait que sa peinture n’est pas « contemporaine » et refuse d’ajuster sa pratique à une quelconque mode. Cette période est aussi celle des voyages. Elle réside notamment huit mois dans la capitale égyptienne du Caire. « Là-bas, je suis frappée par les lumières, les couleurs et les paysages. » Elle se souvient particulièrement des portraits du Fayoum, témoignages uniques de la population qui séjournait dans cette région d’Egypte durant l’Antiquité. Une découverte qui ne fait qu’accroître son intérêt pour le portrait. De retour à Paris, elle reprend sa quête. A la galerie de l’Europe, Goxwa reconnaît le jeune galeriste qu’elle avait entraperçu rue Guénégaud, lors d’un passage à Paris il y a plusieurs années. A l’époque, elle n’avait rien voulu lui montrer, jugeant que c’était trop tôt. L’heure est maintenant venue. Devenu assistant, Jean-Marie Felli lui prend cinq toiles. Non seulement les peintures sont toutes vendues, mais une première exposition personnelle est envisagée. Toutes les pièces présentées trouvent acquéreurs. Nous sommes en 2000 et Goxwa respire. Trois ans plus tard, un collectionneur et marchand américain, Bertrand Delacroix, emporte avec lui quatorze de ses toiles pour les faire découvrir à sa clientèle new-yorkaise. Il les vend dans la foulée et lui organise, quelques mois plus tard, un « solo show » dans sa galerie de Soho. Depuis, il a ouvert un autre espace à Chelsea et continue de représenter l’artiste outre-Atlantique.
Pour Goxwa, 2003 est aussi l’année d’une rencontre essentielle : celle de Mélissia, une enfant de 9 ans qui habite dans son immeuble. « Sa présence a déclenché une série de portraits. Depuis huit ans, elle seule pose pour moi. Elle m’évoque les magnifiques modèles du passé capables d’exprimer une gamme infinie d’expressions. Je me laisse saisir par sa beauté. »
Assise, la tête nonchalamment posée sur une main gantée de noir, la jeune fille aux paupières baissées et au sourire énigmatique tient une rose au cœur de son autre paume. « Je commence toujours par le noir, ensuite viennent les autres couleurs. » Fidèle, Goxwa a suivi Jean-Marie Felli quand ce dernier s’est installé, ici, rue Vieille-du-Temple, en plein Marais. A la veille du vernissage de sa nouvelle exposition parisienne, l’artiste est à la fois inquiète et heureuse. Aux cimaises de la galerie, ses dernières toiles. « C’est la première fois que je peins un pigeon ! », s’amuse-t-elle pour tromper l’appréhension d’une séance photo dont elle se passerait bien. Celle qui travaille sa peinture à la lumière du jour, et n’envisage pas une journée sans atelier, se souvient que son père lui avait raconté que ces volatiles servaient parfois de messagers. Où que l’on choisisse de s’installer, les réminiscences et les sentiments de l’enfance demeurent en nous. Comme cet amour pour le dessin que Goxwa pratique « comme une grammaire de la peinture ». Tous les jours.