Dans ce monde meurtri qui est le sien et à travers sa vision désenchantée d’un univers trop souvent sous une « pluie de fer/de feu d’acier de sang » comme le chantait Prévert, l’artiste se refuse à être un prophète du malheur. Simplement les ruines et la mort, cette grande connerie qu’est la guerre, il les a croisées dès son enfance. Elles sont inscrites à jamais en « cicatrices de mémoire ». Et pourtant, loin de jouer les Cassandre, il poursuit sa recherche en témoin exigeant et, à l’image de sa peinture, dans l’épure.
Le plafond en pavés de verre diffuse une lumière généreuse que le ciel couvert ne laissait pas présager. L’atelier de Vladimir Velickovic, une ancienne manufacture à Arcueil, est un havre de calme et de sérénité. Pourtant c’est un monde dévasté qui s’offre au regard. Ne reste de vivant, sur une immense toile, qu’un corbeau qui fond sur une proie hors champ. L’air soudain semble s’être raréfié. La peur vous saisit, on appréhende ce qui va advenir : expérience terrifiante qui attend celui qui ne détourne pas les yeux. Visions échappées par la porte entrouverte de l’enfer.
Depuis plus de cinquante ans, l’artiste explore les champs de bataille de l’innommable, donne à voir le souffle de la mort. Toute vie semble avoir déserté ces paysages dévastés où agonise un brasier ; lieux hantés par des chiens, des rats et des rapaces, ultimes traces vivantes du passage des tortionnaires qui ont abandonné sur place leurs instruments de mort, crocs, cordes et potences. Les corps en charpie, les faces, atrocement défigurées, évoquent la longue litanie des suppliciés. La palette est quasiment monochrome, variation de gris et de noir rehaussée de rouge ; la lumière crépusculaire. Nul espoir dans cet univers de feu et de sang. « Je ne suis pas un chroniqueur du malheur du monde mais ce malheur me concerne dès le départ. » L’artiste était aux premières loges pour y assister.
Les « cicatrices de mémoire »
Vladimir Velickovic a 6 ans quand la guerre s’empare de son enfance. Belgrade est bombardée en avril 1941 ; en 1944, elle est détruite. L’artiste n’évoque cette période qu’à mots couverts. Mais il hérite de ces années-là un choc émotionnel violent et destructeur, un véritable traumatisme qu’il nomme ses « cicatrices de mémoire ». Ce qu’il a vu, ressenti et craint ne pourra être tu.
La vie reprend. Le père de l’artiste est ingénieur et professeur à l’université ; sa mère bibliothécaire. Par tradition, les Velickovic sont francophones. « Mes parents allaient souvent à Paris. Ils y ont même vécu. » L’enfant est remarqué à l’école pour ses talents de dessinateur. Dans la bibliothèque familiale, il découvre des maîtres prestigieux : Dürer, Goya et Rembrandt, entre autres. Dans les ouvrages de médecine légale, il explore le corps humain grâce aux planches anatomiques. Cet apprentissage précoce et solitaire, marqué du sceau du dessin, continue de diriger son travail. « Tout ce que je fais part de là. J’ai tendance à charger mes dessins, à les remplir. Ils sont un labyrinthe d’où je peux extraire ce qui me semble intéressant. Je les utilise comme un moyen graphique et plastique pour définir une forme. La peinture est une deuxième intention, une autre démarche où j’essaie d’épurer. »
En 1951, Vladimir Velickovic participe pour la première fois à une exposition collective. Il a 16 ans et le jury l’accepte parce qu’il ignore son âge. Cependant, pour satisfaire son père, le jeune homme opte pour des études d’architecture plutôt que les Beaux-Arts. « C’est le seul compromis que j’ai fait dans ma vie et je ne le regrette pas. » Pour son diplôme, il présente un projet gigantesque, une ville tout simplement. Il obtient la note maximum. « Tant qu’à faire quelque chose, autant le faire bien. » Suit le service militaire : « Un an de calvaire, je n’aime pas beaucoup obéir, mais dans ce contexte, j’étais obligé. » Seul point positif : l’appelé a beaucoup de temps pour dessiner.
Deux certitudes : la peinture et Paris
Son contrat rempli, le jeune diplômé s’accorde une année sabbatique. « J’ai ressenti le besoin de m’isoler pour voir de quoi j’étais capable. » Vladimir Velickovic rencontre Kristo Hegedusic, grand peintre yougoslave qui dirige à Zagreb un atelier d’Etat, sorte de troisième cycle. Il rejoint en 1962 ce groupe d’artistes qui expérimente en toute liberté. Une petite année pour savoir : sera-ce la peinture ? « J’étais vraiment confronté à moi-même sans obstacle, avec une équipe de gens de ma génération. » Au programme : peu de moyens, beaucoup de travail et des sollicitations pour représenter la Yougoslavie dans diverses manifestations, notamment à la Biennale de São Paulo. Une petite année qui scelle le destin de l’artiste. Oui, ce sera la peinture.
« Mon parcours, au départ, ne s’appuyait que sur deux certitudes : de la peinture j’allais faire ma vie et tôt ou tard, ce destin devait s’accomplir à Paris (1). » Avant Paris, ce sera Bruxelles en 1964 et sa première exposition personnelle, les Apparences de la peur. A Belgrade, il rencontre Georges Boudaille, critique d’art aux Lettres françaises, qui lui dit “ si vous venez à Paris, appelez-moi ”. « Il l’a sans doute dit à tout le monde. Mais moi, j’ai appelé. » Georges Boudaille le met en contact avec la galerie du Dragon. « J’ai fait un rouleau de mes dessins. Je suis venu, je l’ai déposé, j’ai promis de revenir dans quinze jours. Et j’ai regagné Bruxelles. » Deux longues semaines d’attente qui seront payantes. La galerie du Dragon l’inscrit dans son catalogue.
En 1965, Vladimir Velickovic représente la Yougoslavie à la Biennale de Paris. Il gagne le prix de peinture : une bourse de séjour de six mois. Allocation mensuelle : 700 francs. Paris enfin. « J’ai loué un appartement flambant neuf avec un loyer de 750 francs. » Mais avec une femme et un enfant, il lui faut travailler, et vite. Le peintre Antonio Segui, aujourd’hui son voisin, lui propose de partager son atelier à Arcueil. Il va y rester deux ans. « Je lui dois quand même un monument ! D’autres artistes étaient là aussi, comme Titus-Carmel. Je ne sais pas comment on a tenu tous ensemble. Mais cette atmosphère collective produisait une émulation. » En 1967, la galerie du Dragon lui consacre deux expositions successives, peintures et dessins. « Tout a commencé comme ça. »
Le refus de tout compromis au goût du jour
Le public est au rendez-vous. Encouragements et rejets. « Une partie du public n’accepte pas mes peintures. Mais je suis adepte de la lecture des images en fonction de la sensibilité de chacun. Les réactions, positives ou négatives, sont nécessaires et stimulantes. J’aime beaucoup les livres d’or où les gens écrivent ce qu’ils pensent vraiment. Le pire, c’est l’indifférence. » Comme autant de confirmations de l’universalité de l’œuvre de Vladimir Velickovic, sa peinture s’expose de l’Angleterre à l’Italie, des pays scandinaves aux Etats-Unis. Le MoMa achète trois dessins ; le Fonds national d’art contemporain acquiert une toile. En 1972, le peintre représente la Yougoslavie à la Biennale de Venise (2). Le nonce pontifical demande – sans succès – l’enlèvement d’une toile, Naissance, « une des figures possibles de l’insupportable », selon les termes du critique Marc Le Bot (3)..
Les décennies qui s’ouvrent vont consacrer Vladimir Velickovic comme un peintre majeur sans que jamais il ne soit à la mode. « Certains cycles ou séries plaisaient plus que d’autres. Mais je n’ai jamais été un peintre commercial. Il ne m’a pas été possible de faire le moindre compromis avec le goût ambiant, d’aller vers un adoucissement. J’ai toujours travaillé sans penser à un éventuel spectateur. Le dialogue sur lequel j’insiste se fait entre moi et l’image que je suis en train de produire. J’agresse cette surface, elle m’agresse en retour. Dans cet échange d’une extrême dynamique, j’essaie de communiquer quelque chose d’abord à moi-même, puis éventuellement aux autres. »
« A mon pays qui n’existe plus »
En 1983, lui qui n’a pas fait les Beaux-Arts est nommé professeur à l’Ecole nationale supérieure de Paris. Dix-huit ans de pur bonheur, 100 % de réussite au diplôme et une pédagogie fondée sur le respect et la générosité. « J’ai essayé de trouver chez mes élèves les germes à arroser pour qu’ils se développent. J’ai voulu transmettre mon expérience sans imposer mon point de vue et surtout rassurer mes étudiants sur le chemin glissant qu’ils empruntaient, une aventure à leurs risques et périls mais qui en vaut la peine. Je suis privé de ce contact depuis ma mise à la retraite mais j’y vais assez souvent. Ça peut être un plaisir si vous avez de l’affection pour les gens. Il fallait s’engager et j’aimais ça. »
« A mon pays qui n’existe plus », c’est la dédicace poignante qui ouvre le catalogue de l’exposition Blessure(s), en 1999, à la fondation Coprim. Exposition qui rassemble sept années de travail, vécues dans l’ombre d’une grande souffrance. La Yougoslavie a explosé. Belgrade, sa ville, a été bombardée une fois encore. « J’ai vécu ces événements très douloureusement. Ce désastre total, au cœur de l’Europe, était pour moi impensable. Tito disait : “ensemble, on est plus fort.” On partait en une sorte de front constitué de Serbes, de Croates, de Slovènes. On appelait ça la clé. Oui, je suis “yougonostalgique”. J’appartiens à ce pays-là mais il faut vivre avec cette évidence : il a été détruit ; il est trop tard pour pleurer. »
La peinture de Vladimir Velickovic n’est guère porteuse de bonnes nouvelles. Aujourd’hui, l’artiste ne peut que faire l’amer constat que rien n’a changé. « Nous sommes confrontés à une situation inquiétante au niveau de la civilisation. Au fur et à mesure que la vie passe, j’ajoute à tout ce bagage une réalité qui se reflète dans ce que je fais. C’est mon devoir d’artiste, mon devoir intellectuel, philosophique et humain de dire ce que je pense de ce monde par le biais de mes éléments et de mes symboles. J’ai survécu sans faire de compromis, et je veux continuer jusqu’au bout. »
« Je réglerai son compte à Grünewald »
« La crucifixion dans le retable d’Issenheim m’a vraiment touché – sans aucune connotation religieuse car je suis un athée parfait. C’est une œuvre dépourvue de toute complicité. Le peintre a pris pour modèle des gens très ordinaires et c’est une image dans laquelle on se reconnaît. On entend presque la respiration, les cris et les murmures de cet homme torturé. J’avais rangé cette image dans ma mémoire en me disant qu’un jour je réglerai son compte à Grünewald. Je suis parti en vacances en 1994 avec une carte postale de ce torse de crucifié. J’ai commencé une série de peintures et de dessins à ce moment-là, une variation sur le même thème. J’ai continué à me fixer sur ce torse tout en restant très libre dans l’interprétation. »
(1) Extrait du discours prononcé par Vladimir Velickovic lors de sa réception officielle à l’Académie des beaux-arts, section peinture, le 20 juin 2007, au fauteuil de Bernard Buffet. « Dans un premier temps, je ne me suis pas vu à l’Académie. Finalement, il m’a semblé assez excitant d’être le premier artiste serbe à y entrer. Mais j’ai refusé la cérémonie de l’épée. »
(2) Vladimir Velickovic est invité à nouveau à la Biennale de Venise en 2007, en tant que commissaire principal du pavillon de la Serbie.
(3) Vladimir Velickovic, essai sur le symbolisme artistique de Marc Le Bot, éditions Galilée (1979).