Fondée au XVIIIe siècle, la Manufacture nationale de Sèvres, située près de Paris, dispose d’une palette de savoir-faire exceptionnelle. Devenue en 2012 l’établissement public Cité de la céramique – Sèvres & Limoges – suite à son rapprochement avec le Musée national de la céramique de Sèvres en 2010, puis le Musée national Adrien Dubouché de Limoges –, elle accueille tout au long de l’année des créateurs de tous horizons – artistes, designers, architectes, etc. – dans le cadre d’un dialogue prolifique et innovant autour de la porcelaine et du grès. Des expositions mettent régulièrement en lumière le fruit de ces collaborations. La dernière en date a offert au public de découvrir une trentaine de sculptures réalisées au cours de différents temps de résidence par l’Autrichien Elmar Trenkwalder. Du 21 janvier au 27 avril prochains, seront présentés à leur tour les travaux respectifs de Valérie Delarue et Clémence van Lunen. A l’occasion de la sortie de notre nouvel e-magazine consacré à la céramique dans l’art contemporain, la directrice de la Cité de la céramique, Romane Sarfati, revient sur les spécificités de son institution et dresse les grandes lignes de la politique de développement engagée.
ArtsHebdo|Médias. – Les liens noués par la manufacture de Sèvres avec les artistes font-ils partie de son histoire originelle ou bien est-ce un développement récent de ses activités ?
Romane Sarfati. – En réalité, la Manufacture nationale est née non seulement de ses savoir-faire en termes de création et de fabrication de porcelaine, mais aussi de cette relation entre les artisans et les artistes, peintres, sculpteurs, qui occupent des responsabilités de direction artistique, voire technique, dès les premières années de son activité au XVIIIe siècle. Au fil du temps, ce bouillonnement artistique a été plus ou moins important selon la personnalité du directeur de l’institution et des mouvements artistiques. La présence des artistes est restée forte au XIXe siècle, au tout début du XXe, puis il y a eu une forme de creux, avant le renouveau initié dans les années 1960 par André Malraux et le directeur de l’époque, Serge Gauthier, qui entendent alors solliciter des artistes contemporains – Alexandre Calder, Serge Poliakoff, Jean Arp ou encore Pierre Alechinsky, pour ne citer qu’eux – pour relancer la Manufacture ou, en tout cas, la réinscrire dans ce dialogue avec la création. Ce qui s’est passé ces dix dernières années sous la houlette de David Caméo se situe dans une forme de continuité, cependant source d’un foisonnement que l’institution n’avait jamais connu à ce point. Une dynamique renforcée donc, à travers le travail avec des plasticiens, mais également des designers, des architectes, des créateurs de mode, des compositeurs ou encore des chorégraphes. Nous sommes ancrés dans cette pluridisciplinarité.
La céramique est une notion très étendue. Quelles sont les spécificités de Sèvres ?
Nous travaillons essentiellement la porcelaine, mais aussi le grès. Les céramiques techniques sont, quant à elles, travaillées à Limoges. Ici, nous sommes dans une dynamique de céramique artistique au sens très large, puisque cela va de la tasse à la céramique architecturale. Cette dernière fait d’ailleurs partie des axes que je souhaiterais développer, dans l’idée d’ouvrir le champ des possibles, tout en restant ancrés dans nos savoir-faire et en conservant le même degré d’exigence. En terme de production, nous réalisons des pièces contemporaines en collaboration avec des créateurs, tout en continuant de créer des pièces patrimoniales : c’est un des talents des artisans de Sèvres que d’être capables encore aujourd’hui, à travers la transmission des gestes de génération en génération, de recréer des pièces telles qu’elles ont été conçues et réalisées au XVIIIe et XIXe siècles. Cela fait vraiment partie de notre identité.
Comment s’organise une collaboration avec un artiste ?
Les artistes interviennent de différentes manières dans la relation avec les artisans. Certains conçoivent, dessinent et confient ensuite quasiment l’intégralité de la réalisation aux ateliers, intervenant simplement à différentes étapes de validation, d’autres mettent vraiment la « main à la pâte », tel Elmar Trenkwalder – en résidence cette année – qui a modelé lui-même ses pièces. D’autres encore interviennent – comme Barthélémy Toguo en 2011 – sur une forme déjà créée, appartenant à cet immense catalogue des possibles qu’est notre répertoire de formes – dont la dernière entrée date de 2008 et est signée du designer Pierre Charpin. Ce dialogue noué entre nos savoir-faire et les artistes s’avère être une relation extrêmement riche dans les deux sens. Chacun a à apprendre de l’autre dans la pratique d’un matériau et, au-delà de ça, dans tout le répertoire de formes et de motifs qui est celui de Sèvres. Les sources d’inspiration sont absolument inouïes. La couleur est un autre de nos atouts : nous avons une palette de plus d’un millier de couleurs, mais ce qui est fascinant, c’est qu’elles suscitent d’autres désirs chez les artistes invités ! Plusieurs ont créé avec nous de nouvelles couleurs. Ça a été le cas d’Ettore Sottsass (1917-2007), par exemple, qui a donné son nom à un orange. Kristin McKirdy, qui expose actuellement à La Piscine à Roubaix, a également beaucoup travaillé sur les couleurs avec le laboratoire. Le fruit de ces travaux a donné la palette McKirdy. Sans se remettre en question, parce que nous sommes dans notre univers et que chaque pièce a sa raison d’être marquée Sèvres, nous accompagnons l’artiste qui, lui, vient créer de nouvelles formes. Cette démarche offre à nos artisans la possibilité de se ressourcer, de se régénérer face à un challenge permanent. Ce n’est pas toujours simple d’ailleurs, que ce soit dans le renouvellement des formes ou dans la relation avec l’artiste. Ce sont des types d’exigences qui ne sont pas forcément contradictoires, mais qui peuvent être simplement différentes. La question de l’enrichissement mutuel, du dialogue, est en tout cas fondamentale.
La notion de transmission est-elle importante ?
Absolument. Si Sèvres est une maison qui date du XVIIIe siècle, elle reste une fabrique à la fois de la transmission et de la création. C’est là qu’est notre identité et c’est ce qui fait vraiment notre force. Ces notions ne concernent pas uniquement la Manufacture, mais participent aussi de sa relation avec le Musée de Sèvres, comme celui de Limoges – l’établissement public a intégré en 2012 le Musée national Adrien Dubouché. En ce qui concerne la Manufacture, la notion de transmission est une évidence en termes de gestes et de savoir-faire. Nous avons un centre de formation qui permet d’accueillir des jeunes dans le cadre de cycles de trois ans. Il me semble nécessaire, dans l’idée d’une valorisation, de s’interroger aujourd’hui collectivement sur les manières de transmettre. On a beau dire qu’on transmet les gestes de génération en génération, il faut être très vigilant sur la façon dont cette transmission s’effectue, non seulement à destination des artisans mais aussi de nos publics, qui viennent pour découvrir nos collections, mais aussi comprendre ce qu’est la céramique, la porcelaine en particulier, et la manière dont on crée des œuvres avec des artisans mais aussi des artistes. En témoigne le succès que l’on rencontre à l’occasion des Journées du patrimoine, pendant lesquelles les gens visitent les ateliers et engagent avec les artisans un dialogue fantastique. La transmission est donc un sujet complètement transversal, qui habite pleinement notre institution et autour duquel il y a un certain nombre de projets à porter. Parmi eux, la rénovation du musée devrait permettre de mieux valoriser les collections – extrêmement riches –, comme les savoir-faire. Dans cet esprit, nous réfléchissons à un futur espace muséographique qui amènerait le visiteur à regarder et comprendre les pièces produites à la Manufacture, avant de l’inviter à découvrir l’ensemble des collections présentant un panorama quasiment universel de la céramique.
Les collections s’enrichissent-elles au fil des résidences et collaborations ?
Il y a toujours au moins une pièce qui revient dans les collections. De manière générale, comme dans tout musée national, les collections s’enrichissent par le biais d’acquisitions suivant une politique scientifique orchestrée par un comité dédié, en lien avec le ministère de la Culture et le service des Musées de France. Ça ne concerne bien sûr pas que les œuvres contemporaines ; la collection nationale conservée à Sèvres couvre l’histoire de la céramique depuis ses origines et offre ainsi la possibilité de traverser toutes les cultures, aussi bien sur le plan géographique que sur le plan historique. Il y a ici 55 000 pièces, 18 000 à Limoges ; si l’on compte les nombreux prêts et dépôts, ainsi que les pièces des collections constituées par la Manufacture nationale avant qu’elle ne soit réunie avec le musée au sein d’un même établissement public en 2010, cela représente un patrimoine de plus de 300 000 pièces. Cette collection, conservée jusqu’ici dans des réserves situées en sous-sol du bâtiment du musée, va bientôt intégrer le Pôle des collections, un bâtiment du site en cours de rénovation qui accueillera en outre le service de restauration des œuvres des collections, ainsi que les archives et le fonds documentaire de la Manufacture.
La diversité culturelle représentée par les collections va-t-elle de pair avec une diversité des contacts et échanges internationaux ?
Comme beaucoup d’autres institutions, nous entretenons un certain nombre de relations sur différents sujets. Certaines sont d’ordre scientifique, impliquant en particulier les conservateurs qui échangent sur des pièces. D’autres sont culturelles et induisent notamment des dialogues autour d’expositions. Avant même sa réunion administrative avec le musée, la Manufacture de Sèvres développait tout un programme en ce sens afin d’étendre son rayonnement dans le monde. Elle était très active. Maintenant qu’ils ne font plus qu’un, il est évident qu’il faut continuer de faire rayonner la manufacture, mais aussi les collections du musée, en trouvant ce juste équilibre pour développer nos relations sur le plan à la fois scientifique, culturel et artistique. Il y a aussi le domaine commercial, car notre manufacture produit des pièces qui sont à vendre. L’idée est de mener une vraie stratégie de développement international. Je souhaite qu’on travaille en particulier sur le Moyen-Orient et Abu Dhabi, aux Emirats arabes unis. Nous sommes une des institutions à y être présente, à travers le Louvre Abu Dhabi auquel nous prêtons des pièces exceptionnelles. En 2015, nous entrerons par ailleurs dans les années croisées France-Corée, ce qui sera source d’échanges multiples – notre programmation en est le reflet. Nous regardons aussi vers la Chine, bien sûr, mais également les Etats-Unis. Cette stratégie de développement international est aussi conçue pour nous ressourcer au travers d’échanges et de croisements. Ces croisements, on peut les imaginer aussi bien dans la relation avec des artistes, avec d’autres artisans, savoir-faire et matériaux, que par le biais d’une commande émanant d’un particulier ou d’une institution ; le tout venant élargir nos champ de recherche. Il y a beaucoup de choses qu’on peut imaginer.
La notion d’enjeu commercial n’est-elle pas atypique pour une institution publique ?
Elle vient de notre statut, lui-même très atypique. Et c’est pour cela que c’est vraiment intéressant, d’ailleurs. En France, on a un rapport à l’argent qui reste un peu compliqué ; en même temps, les institutions culturelles étant de plus en plus sollicitées pour augmenter leurs recettes propres, les mentalités changent. Un enjeu commercial peut ainsi se développer sur différents types d’activité : restauration, mécénat, produits dérivés et pourquoi pas production. Or, nous sommes producteurs, éditeurs et diffuseurs. Nous sommes parmi les seules institutions culturelles publiques à produire et vendre des œuvres d’art. Cela fait partie de notre nature intrinsèque depuis que la Manufacture est née. La dimension commerciale est parfaitement compatible avec un développement artistique et culturel.
L’ouverture à l’autre, au sens large, est l’un de vos axes souhaités de développement. Pouvez-vous développer cette idée ?
Dans ce qu’on a commencé à aborder avec cette notion de relation avec l’étranger, il y a cette idée de croisement, de relation, de mixage aussi bien entre différentes cultures, qu’entre différents matériaux et savoir-faire. Or, le mélange des genres, Sèvres le pratique depuis longtemps : nous avons ici des pièces un peu hybrides – je pense à celles d’Aldo Bakker, Andrea Branzi ou encore Ettore Sottsass. Sont-ce des œuvres d’art ou de design ? On peut se poser éternellement la question ; cependant, il y a un moment où la pièce parle d’elle-même. Sèvres est dans ce croisement depuis toujours. Il faut le revendiquer, en France, mais aussi à l’international où, de plus en plus, artisans, designers et artistes travaillent ensemble, dans une dynamique qui est aussi la nôtre. Historiquement, la Manufacture de Sèvres est intervenue sur du mobilier en bois, nous avons aussi un atelier de montage-ciselure – où est travaillé le métal –, et je crois que dans nos développements envisageables, aussi bien avec des artistes que des designers, il est possible de relancer ce type de collaborations avec d’autres artisans, français et étrangers, et mixer les matériaux comme les savoir-faire pour nouer de nouveaux dialogues. De leur côté, nombre d’artistes travaillent aujourd’hui en divers lieux sur la planète, se nourrissant de différentes cultures. Les accueillir pourrait nous aider à nous interroger, à travers leur regard décalé, sur notre patrimoine, notre identité. Rappelons que Sèvres – cela rejoint l’histoire des mouvements artistiques –, c’était aussi ça au départ : avant d’en percer les secrets au XVIIIe siècle, on n’a eu de cesse de copier les savoir-faire de la porcelaine chinoise ; au XIXe, on regardait vers l’Egypte, le Moyen-Orient ; puis sont venus l’orientalisme, le japonisme, etc. Etre attentif aux mutations d’aujourd’hui nous amènent à nous interroger et, surtout, à poursuivre dans la direction de l’ouverture au monde, de l’échange et des croisements.
Sèvres Outdoors, nouvelle dimension « contemporaine »
Durant l’été 2014, la Cité de la céramique de Sèvres a ouvert ses jardins à une nouvelle manifestation intitulée Sèvres Outdoors, initiée en partenariat avec l’association Galeries Mode d’Emploi (GME), créée en 1993 dans le but de promouvoir l’actualité des galeries et centres d’art contemporain parisiens – environ 80 – qui la composent. Vingt-cinq galeries ont participé à cette première édition et offert au public de découvrir une trentaine de sculptures et installations réalisées – avec des techniques et matériaux les plus divers – par des artistes qu’elles représentent. « Nous sommes sur un site culturel exceptionnel, non loin de Paris, en plein air, en bordure du parc de Saint-Cloud et de la Seine, note Romane Sarfati. Un emplacement qu’il nous faut absolument valoriser et Sèvres Outdoors est l’un des moyens mis en place. » Le projet devrait être réédité en 2015, l’ambition étant de le rendre pérenne. « Il permet de faire vivre le site dans sa globalité, de diversifier notre offre culturelle et de confirmer notre positionnement dans la création contemporaine. C’est aussi une façon de développer nos relations avec les galeries, qui sont des partenaires très importants. »
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