Créations textiles, bijoux, installations, Tzuri Gueta a fait sien ce territoire immense, aux contours délicieusement flous, où s’entrecroisent design et art contemporain. Installé en France depuis une bonne dizaine d’années, l’artiste d’origine israélienne a développé une technique unique au monde, celle de la « dentelle siliconée », matière première d’un travail s’inspirant inlassablement des codes et formes de la nature. En 2012, il est le premier lauréat du prix Le créateur, lancé l’année précédente par la Fondation Ateliers d’Art de France. C’est dans ce cadre qu’il imagine l’exposition présentée actuellement dans les Grandes Serres du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Expérience à la fois visuelle et tactile, Noces Végétales est un étonnant voyage dans un ailleurs onirique et poétique. Rencontre.
En haut des marches menant aux monumentales Grandes Serres, qui se dressent au milieu du Jardin des Plantes, une étrange calèche attire le regard. Comme sortie d’une longue immersion dans des eaux inconnues – algues, coraux et coquillages blancs en ont pris possession –, elle donne le ton d’un parcours placé sous le signe de l’imaginaire et du fantastique. A l’intérieur, le long d’étroites allées sillonnant une végétation luxuriante, le visiteur saisit par bribes le fascinant dialogue établi par Tzuri Gueta avec l’hôte de marque des lieux : dame nature. Grappes, lianes, nénuphars et autres nids de silicone sont autant de formes disséminées au sol comme à hauteur d’yeux, parfois même à portée de main. Deux arbres s’apprêtent à convoler en justes noces, leurs troncs habillés pour l’un d’un fourreau noir, pour l’autre d’une « robe » blanche. Tout au fond, surplombant le bassin, un immense rideau de gouttes ruisselle, dessinant une cascade aussi improbable que majestueuse, tel un ultime hommage rendu par l’artiste à la vie environnante.
La complicité évidente qui l’unit à la nature, Tzuri Gueta la nourrit depuis sa plus tendre enfance. Né en 1968 à Givat Olga, petite commune côtière située entre Haïfa et Tel Aviv, en Israël, il est le cadet d’une fratrie de neuf enfants. « J’ai d’abord grandi dans un kibboutz, où nous vivions entourés d’animaux : chevaux, vaches, volailles… Et lorsque mes frères, chargés de me garder, partaient plonger, ils m’emmenaient avec eux : l’aîné m’attachait avec de la ficelle sur un pneu qu’il arrimait à sa ceinture ! Je n’avais que trois ans, mais je garde des souvenirs très forts de ces moments passés à écarquiller les yeux sous l’eau, émerveillé que j’étais par la faune et la flore sous-marines et par le calme qui régnait dans cet univers. » Plus tard, il passera lui aussi de longues heures à plonger et à pêcher dans la mer.

Sentir, saisir la matière
Sa curiosité naturelle, son appréhension atypique du thème ou du modèle imposé orientent très tôt sa démarche. « Je n’utilisais jamais les motifs déjà existants. Si je devais travailler les fleurs – qui couvrent 90 % des images textiles –, je trouvais toujours une autre manière de les dessiner, plus botanique, plus écrasée, accidentelle. Je me souviens que l’un des examens d’entrée à Shenkar consistait à reproduire des fruits et des légumes que chacun devait apporter. J’avais choisi de prendre des tomates et les avais écrasées avant de les dessiner. Il s’agissait avant tout pour moi de sentir, saisir la matière. » Ce besoin de jouer avec elle, de la manipuler « afin qu’elle sorte, qu’elle parle, qu’elle ne soit pas statique », est peu à peu devenu le fil conducteur de l’évolution de son travail, nourrissant son imagination au même titre que ses souvenirs. « Petit, j’adorais observer les racines d’une plante ; soulever une pierre et regarder ce qu’il y avait dessous, puis je la reposais et renouvelais l’expérience en accélérant mon mouvement, pour voir si quelque chose avait changé. ça me fascinait ! Ces gestes sont restés ancrés dans ma mémoire. En grandissant, j’ai continué de m’intéresser à tout ce qui pouvait être à l’intérieur, en coulisses, souterrain, sous-marin : sous la surface. »
Diplômé en 1996, au terme de quatre années de formation, Tzuri Gueta s’envole l’année suivante pour Paris, où il a décroché un stage dans l’agence Trend Union de Lidewij Edelkoort, célèbre chasseuse de tendance néerlandaise. Pendant six mois, il multiplie les rencontres, approfondissant les premiers contacts noués quelques temps plus tôt à l’occasion d’un voyage de fin d’études, au cours duquel l’école avait emmené sa promotion visiter Première Vision – salon international dédié aux tissus d’habillement. Son portfolio sous le bras, le jeune homme avait alors cherché à croiser un maximum de créateurs, parmi lesquels Thierry Mugler – qui sera le premier à lui proposer une collaboration –, Ted Lapidus ou encore Maurizio Galante. A l’issue de son stage, il monte un atelier à Givat Olga. Dès la première saison, ses tissus remportent un franc succès auprès des maisons de haute couture. « J’étais bien sûr très heureux. Mais ces tissus, je les avais réalisés en Israël. Et ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple de travailler par correspondance. » S’ensuivent plusieurs années ponctuées de séjours réguliers – de trois-quatre mois – dans la capitale française. Des allers et retours qui prennent fin en 2000, après qu’il a décidé de s’installer pour de bon à Paris.
Des traces laissées par une cigarette sur le bord d’un cendrier à celles déposées par une tasse à café au fond d’une coupelle, en passant par les formes dessinées par les coulures dues à l’humidité dans les couloirs du métro parisien – « Ces dernières me fascinaient à mon arrivée ici, j’ai pris des milliers de photos ! » –, l’artiste n’aime rien tant que de transformer de petits détails du quotidien en « points de départ d’un parcours imaginaire », tout en laissant le hasard jouer un rôle des plus importants. « Quand quelque chose m’interpelle – que ce soit dans un musée, la rue ou un parc –, j’ai souvent envie de le reproduire ; s’ensuivent des séries, des tests, dont les résultats ne sont pas forcément ceux escomptés, mais ça n’en reste pas moins très intéressant. J’essaie de provoquer le hasard ; c’est ce qui me permet d’avancer. » Et à son univers sensible et atypique de s’enrichir. De nombreuses collaborations, « souvent propices à de nouvelles découvertes », viennent compléter ce dispositif créatif fertile et contrasté, dont Tzuri Gueta est à la fois le formidable moteur et l’inépuisable source d’énergie.*Gush signifie jet, flot, en hébreu comme en anglais.