Projections, travail au pinceau, coulées, transparences, Nora Douady entremêle les techniques picturales pour livrer une œuvre lumineuse, déployée à la frontière entre le réel et l’imaginaire. La galerie Felli, à Paris, lui consacre une exposition jusqu’au 30 avril.
Le plaisir de peindre supplanterait-il celui d’avoir un sujet engagé ? Toute la seconde moitié du XXe siècle est marquée par la non-figuration jusqu’à son apogée, puis le retour à une figuration chargée de sens. En marge de ces phénomènes, la trivialité s’immisce lentement, mais durablement, dans le paysage pictural français sous l’égide de Leonardo Cremonini, Jean Rustin, Sam Szafran. Ce procédé permet à la matière de s’épanouir dans tous ses états et de voir la peinture, et l’acte de peindre, triompher.
Lorsqu’à 25 ans, Nora Douady quitte diplômée les Beaux-Arts de Paris et l’atelier de Cremonini, elle peint des corps endormis, fascinée par l’abandon livré à son regard, et toute une série d’espaces clos, notamment des zones de passage sans incidence, où jamais rien ne se fige. Des cages d’escaliers, des couloirs, des entrées, des vues sur des intérieurs de placards forment son vocabulaire originel.
La peintre a toujours privilégié cette forme de « neutralité » des motifs à partir desquels elle établit pas à pas un langage au-delà de l’image. Le critique Marc Le Bot avait en ce sens souligné à son égard en 1991* : « Il y a œuvre d’art, il y a œuvre de peinture, chaque fois que la pensée, chaque fois que l’œil ou l’oreille sont surpris par ce qu’ils voient, entendent où lisent. » Puis il avait conclu que cette peinture provoquait un « effet de surprise heureuse ».
Ce que Nora Douady met en place dès le début des années 1990, à travers la série des escaliers et des objets, qui se souviennent des leçons de Pierre Bonnard et d’Edouard Vuillard qu’elle n’oubliera jamais totalement, est le déploiement fantastique de l’espace pictural, qui ne se soucie à aucun moment de perspectives réglementaires. Ces espaces, déformés en suivant la courbe de spirales invisibles, lui inspirent des vues de reflet dans les égouttoirs, sur les verres de lunettes – entre autres –, et des cadrages resserrés ou inédits, qui troublent le regard de celui qui s’y attarde et transmettent une certaine forme d’ivresse.
Il n’est alors plus question que de perception d’espace, la peinture sur la toile devenant la possibilité enchanteresse de pouvoir réaliser toutes sortes de mises en abîme de la peinture elle-même. Nicolas de Staël avait joliment dit à ce propos : « La peinture est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. » Nora Douady, qui insiste sur ces percées miraculeuses que permet l’art de peindre, traduit depuis ses débuts la manière dont le visible est ressenti, au-delà de la façon dont il est vu. A partir de 1997, le sujet bascule de l’intérieur vers l’extérieur et, plus précisément, vers ce que lui donnera à voir la forêt de Lyons (Eure et Seine-Maritime).* Dans le catalogue du Salon de la Jeune Peinture, 1991.
En déclinant le paysage à l’infini, elle réinvente, tout d’abord, une façon de voir le monde observé par le trou d’une serrure, comme s’il était interdit de l’atteindre. De nombreuses étendues et lignes d’horizon se profilent derrière une planche de palissade, de part et d’autre d’un tronc. Aucune rupture, toutefois, d’un sujet à l’autre : les arbres, quant à eux, souvent observés du sol à l’échelle humaine, lui permettent de recréer des tournoiements vertigineux tels qu’on les perçoit à l’œil nu, mais aussi tels qu’ils se déployaient déjà dans sa peinture d’autrefois, autour du motif de l’escalier. Le champ pictural est alors envahi d’entrelacs de branchages traversés de lumières, vers lesquelles le regard s’élève, mais que nous ne serons jamais certains d’atteindre. Il est alors question de labyrinthes…L’artiste travaille inlassablement les feuillages, les bois, les sous-bois, les roches, les troncs, les mousses, les lichens, les plans d’eau limpide. Tout en peignant des paysages de manière plus traditionnelle, elle zoome sur l’organique, le minéral, le végétal à travers lesquels elle développe une vision micro ou macroscopique réalisée par des effets de matière dont elle parle toujours avec la même jubilation.
Leonardo Cremonini a rendu hommage à son élève célébrant la part de l’œuvre qui naît de l’imaginaire : « Pour Nora Douady, pour son regard émerveillé et analytique, les branches tendues dans le feuillage, les crevasses humides dans la pierre ou la terre, sont le labyrinthe du rêve, où l’existence n’est pas décrite, mais vécue entre le dur et le tendre, par la caresse tâtonnante de la découverte. La quête du visible, aussi intense que celle du hasard et de ses taches, lui permet de rendre de plus en plus émerveillée notre perception du monde dans l’interrogation irrationnelle, plutôt que dans la mémoire. Une sensibilité très évocatrice qui élimine les préjugés séparant le microcosme du macrocosme pour nous rendre une pure corporéité du rêve. » Il est ici, comme à l’accoutumée de l’enseignement, question de labyrinthes et de point sensible vers lesquels la peinture doit s’élever entre le dur et le tendre, comme tout ce qui compose l’univers : symbiose organique, végétale, minérale.
Les particularités techniques de Nora Douady avaient déjà été observées dans le cadre de sa précédente exposition à la galerie Felli, en 2009, résultant de toutes les façons d’utiliser la peinture sur un même champ : projections, travail au pinceau, coulées, transparences, « tachisme » délicat. De ses fonds aux apparences aquarellées, jaillissent des lumières issues d’une application subtile de couleurs vives, attractives, réparties aux abords des zones de ciel qui traversent le tableau pour illuminer et modeler les végétaux. L’artiste nous confiait alors : « Je travaille sur la répulsion de l’huile et de l’eau qui créent naturellement des matières vivantes. Ces dernières, on ne peut pas les produire au pinceau. Quand on laisse la peinture se répandre au hasard, elle peut reproduire d’elle-même, par exemple, un lichen qu’il serait impossible de rendre aussi vraisemblable avec un pinceau. »
Lorsqu’elle imagine, invente ou laisse la matière s’emparer du motif, sa peinture se situe à la limite d’une « abstraction » fantastique, qui se défait simultanément et nous invite à cette frontière entre le réel et l’imaginaire. Du fantastique à la métaphysique, il n’y a qu’un pas ; Borgès n’avait-il pas pensé « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre » ? Laissons toutefois à Nora Douady le charme de ses mystérieux labyrinthes.