C’est à l’extrême pointe est de Venise, à quelques encablures des places et ruelles animées du cœur de la cité lacustre que s’étend le parc des Giardini, l’un des deux lieux emblématiques, avec L’Arsenal, de la Biennale d’art contemporain. Ensemble hétéroclite de bâtiments d’époques et de styles différents, une trentaine de pavillons nationaux* s’y dressent à l’abri de la verdure, disposés selon un parcours laissé au libre choix du visiteur. Une balade non exhaustive mais pleine de promesses… tenues !
Historiquement, le concept des pavillons proposait aux pays participants de mettre en avant le fleuron de leur création nationale. Mais force est de constater qu’il est devenu pour le moins réducteur, voire désuet, au fil de la mondialisation du marché de l’art et de l’internationalisation des écoles artistiques. Plusieurs projets présentés dans le cadre des pavillons nationaux de Venise remettent en question cette idée de représentation ou interrogent directement la notion d’identité nationale, poussant parfois le raisonnement à l’extrême, à l’image des Polonais qui pour la première fois confient les clés de leur pavillon à une artiste étrangère. L’Israélienne Yael Bartana y présente …and Europe will be stunned, une installation vidéo en forme de trilogie – Mary Kosmary (2007), Mur i wieza (2009) et Zamach (2011) – illustrant les actions menées par le Mouvement de la renaissance juive en Pologne, groupe politique prônant le retour de 3 300 000 Juifs sur la terre de leurs aïeux. Au-delà de l’évocation des relations complexes entre Juifs et Polonais, le travail de Yael Bartana, marqué par l’état de guerre permanent ou latent dans lequel évolue la société contemporaine israélienne, interroge notre aptitude à accepter l’autre et souligne les difficultés d’une intégration culturelle dans un monde instable et capable de revirements inattendus.
Le même type de démarche engagée caractérise la plasticienne Sigalit Landau, qui déploie à travers le Pavillon israélien son langage singulier, puissant et poétique. Après avoir louvoyé parmi d’énormes tuyaux à vannes emplissant le rez-de-chaussée (King of the shepherds and the concealed part, 2011), le visiteur découvre, à l’étage, d’autres installations et sculptures. Sur une vidéo, une sirène dessine de longs sillons dans le sable (Mermaids-Erasing the border of Azkelon) ; sur une autre, une poignée de jeunes gens tracent sur le sol des lignes, frontières imaginaires que d’autres s’empressent d’effacer du bout du pied (Azkelon, 2011)… Il est souvent question d’eau, de sel et de terre, éléments récurrents sur lesquels la plasticienne appuie son exploration des thèmes de l’existence et de la survie. Par ailleurs fascinée par la Mer Morte, symbole des difficultés politiques de la région et victime d’une inexorable évaporation, Sigalit Landau y mène depuis quelques années l’essentiel de ses travaux. Et, à la manière du sel enveloppant l’objet déposé en offrande (Salt crystal fishing net ou Salt crystal shoes on a frozen lake, 2011), son projet vénitien cristallise avec subtilité les émotions, peurs et espoirs que nous partageons tous en ces temps incertains.
* Cette année compte 89 pays participants (contre 77 en 2009) – un record ! – et voit revenir des pays tels que l’Inde, l’Irak, Cuba ou le Costa Rica. Quatre nations sont pour la toute première fois présentes à Venise : l’Arabie Saoudite , le Bangladesh, Barhein et Andorre.
L’incertitude, la Belgique y est accoutumée après plus d’un an passé sans gouvernement… faute d’accord entre Wallons et Flamands. A cette querelle autour de l’identité nationale, qui paralyse le pouvoir, Angel Vergara – artiste d’origine francophone – répond avec malice en invitant Luc Tuymans – on l’aura deviné, pour sa part flamand – à assurer le commissariat de son exposition dans le Pavillon belge. Intitulée Feuilleton, elle s’articule autour du thème des sept pêchés capitaux appliqués par l’artiste à nos sociétés actuelles. Dans l’espace principal, des images d’actualité défilent sur de larges écrans : s’y succèdent les Indignés de Madrid, DSK, Nicolas Sarkozy ou encore Silvio Berlusconi ; ça et là viennent se superposer des traces de couleurs vives. Lors d’une approche originale et fascinante, Angel Vergara s’appuie ici sur le film et l’installation vidéo, accorde son geste de peintre au rythme des images pour renouveler le genre pictural tant en termes d’esthétique que d’engagement social et politique.
Les voisins vénitiens de la Belgique sont l’Espagne et les Pays-Bas. Tous deux mettent en avant une démarche collective. Les couleurs espagnoles sont portées par la plasticienne Dora García qui travaille, depuis plus de vingt ans, sur la relation entre le public, l’artiste et l’œuvre qu’elle tente de réinventer par le biais de la performance, de l’installation et de la photographie. L’Inadeguato, Lo Inadecuado, The Inadequate est un ambitieux projet dans lequel interviennent quelque 70 participants et une myriade d’objets et de documents. Une performance hors norme censée évoluer tout au long des six mois que dure la Biennale. « L’Inadequate répond à la nécessité de ne pas satisfaire les espérances des autres, de ne pas être ce que les autres attendent que l’on soit. (…) Il s’agit ici de chercher à remplacer le concept d’exposition par celui d’occupation, l’exposition d’un artiste par un théâtre d’expositions », explique Dora García. Le théâtre, source d’inspiration également pour le Pavillon néerlandais qui se propose d’en revisiter la scène et les coulisses – où le visiteur est invité à circuler – dans le cadre d’un travail pluridisciplinaire, confié à neuf artistes et développé autour des notions de représentation et d’identité nationales à travers l’idée de communauté. Opera Aperta / Loose Work se veut aussi une discussion autour des spécificités du système culturel des Pays-Bas.
Des centaines de pigeons sont perchés sur le fronton, mais aussi sur les tuyaux courants sous les plafonds des salles intérieures d’une grande bâtisse blanche taggée d’immenses lettres bleues. « Illuminations », énoncent-elles. Nous sommes devant le pavillon central des Giardini qui abrite la seconde partie de l’exposition principale de la Biennale. Ces volatiles, associés pleinement aux villes italiennes et à la place Saint-Marc en particulier, observent le va-et-vient des visiteurs avec une placidité déconcertante. Et pour cause, puisqu’ils sont empaillés ! The Others (2011) est la reprise d’une idée de l’Italien Maurizio Cattelan déjà développée lors de sa participation à la biennale de 1998. Effet garanti pour les non initiés !
Au loin se détache la silhouette inversée d’un char d’assaut. Posé en équilibre sur sa tourelle et son canon, il annonce la couleur humoristique et goguenarde dont Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont habillé le Pavillon américain. Elle est née à Philadelphie, lui à La Havane, tous deux vivent à Puerto Rico et collaborent depuis 15 ans. Ils ont fait des mécanismes aberrants et de la métaphore visuelle leurs modes d’expression favoris grâce auxquels ils recherchent inlassablement les corrélations entre art, politique et identité, qu’elles soient nationales ou internationales. Planté devant l’entrée, le char ne se contente pas d’avoir les chenilles à l’air, il sert aussi de support à un tapis de course sur lequel vient régulièrement s’exercer un athlète – un vrai, est-il précisé ! – et qui induit la mise en mouvement des dites chenilles (Track and Field, 2011)… A l’intérieur du pavillon, une reproduction détournée – et armée – en bronze de la Statue de la Liberté (Armed Freedom, 2011), fait une séance d’UV tandis que deux gymnastes – vrais, eux aussi ! – évoluent chacun sur un vieux siège de « classe affaires », comme tombé d’un avion de ligne (Body in flight, 2011). Le militarisme et les difficultés inhérentes à la démocratie, le corps et son rapport à la gravité sont deux sujets a priori très différents qui se croisent pourtant souvent dans les travaux d’Allora et Calzadilla, à peine connus de l’establishment du monde de l’art avant l’annonce de leur participation à la Biennale.
Le Pavillon français affiche pour sa part une valeur sûre en la personne de Christian Boltanski, qui choisit ici de célébrer la vie tout en interrogeant la destinée. « J’ai toujours été fasciné par le thème du hasard. (…) Je pense que chacun de nous est unique par le hasard de la naissance et pour cela important. Mais en même temps ce qui est le plus important, ce n’est pas nous en tant qu’individualité, c’est la continuation de la vie », énonce l’artiste. Chance est une installation en quatre parties dont la principale est constituée d’un immense échafaudage, rappelant à la fois la machinerie d’une imprimerie et celle d’une chaîne de montage, au milieu duquel circule à vive allure un ruban de photographies de nouveau-nés. Soudain, une sonnerie retentit, le ruban ralentit sa course jusqu’à l’arrêt complet sur l’un des portraits, celui d’un petit être en devenir, porteur d’un destin heureux… ou pas. A l’extérieur du bâtiment, de vieilles chaises invitent le promeneur à s’assoir pour lui adresser ensuite la question suivante : « Est-ce la dernière fois ? » La dernière fois que quoi, s’interroge-t-on… Et chacun de s’éloigner rêveur en imaginant une réponse.Il y a une file d’attente devant le pavillon voisin, celui des Britanniques. De quoi attiser la curiosité, qui restera insatisfaite au sortir de cet étrange lieu bétonné à étages, poussiéreux et un brin lugubre, entièrement construit pour l’occasion par Mike Nelson (I, impostor, 2011). Rien à voir avec le réjouissant Pavillon coréen, tout entier dédié au travail éclectique de Lee Yongbaek. Sous le titre générique Love is gone, but the scar will heal sont réunies des sculptures et installations mêlant photographie et vidéo. L’univers onirique du Coréen est peuplé de Pietà aux allures de robots en plastique (Pietà : Self-death, 2008, et Pietà : Self-hatred, 2011), de soldats progressant sous un camouflage outrageusement fleuri (Angel soldier, 2011), de miroirs volant virtuellement, mais avec fracas, en éclats sous l’impact de balles mystérieuses (Broken mirror, 2011). Société, religion, politique, Lee Yongbaek passe d’une thématique à l’autre avec une aisance esthétique qui ferait presque oublier sa parfaite maîtrise des diverses techniques employées.
Un petit pont enjambe un canal et conduit le visiteur vers d’autres horizons. Au côté de l’une des figures artistiques les plus représentatives de l’art contemporain du pays, le plasticien Ion Grigorescu, le Pavillon roumain accueille un duo de jeunes artistes : Anetta Mona Chisa et Lucia Tkacova. Leur vidéo (Try again. Fail again. Fail Better, 2011) peut se lire comme une fable intemporelle, à la morale laissée au libre arbitre de chacun. Elle met en scène un poing gonflable géant auquel les deux jeunes femmes tentent de faire prendre son envol. Lentement, il se dresse dans les airs et y dessine l’image universelle de la protestation. S’élevant toujours plus haut, chargé de nouvelles certitudes, l’impressionnant ballon finit par entraîner avec lui celles qui tentent de le maîtriser. Espoirs et promesses s’éloignant à sa suite.
L’hommage de l’Egypte à Ahmed Basiony
L’Egypte a vécu cette année des bouleversements inédits qui ont influé sur sa programmation vénitienne. Il en résulte un émouvant hommage rendu au jeune plasticien Ahmed Basiony, tué par balle au troisième jour de la mobilisation sur la place Tahrir des partisans du changement, dont il faisait partie et qu’il était venu filmer en janvier dernier au Caire. Dans la grande pièce principale plongée dans la pénombre. Trois écrans géants diffusent les images tournées par l’artiste et celles d’une de ses performances (Thirty days of running in place, 2010), au cours de laquelle il court – une heure par jour pendant 30 jours – dans une même pièce, revêtu d’un costume en plastique muni de capteurs numériques. Les données produites à partir de la quantité de sueur produite et du nombre de foulées étaient ensuite transmises à un ordinateur qui les métamorphosait sur un grand écran en des formes géométriques et colorées évoluant au gré des changements physiologiques du corps en mouvement.
Non loin surgit la silhouette du pavillon grec, tout lambrissé de bois clair. Un style épuré que l’on retrouve à l’intérieur, exacerbé par la surface tranquille de l’eau dont le sol est recouvert. L’endroit est un passage, dans sa plus simple expression poétique et spirituelle, que l’on emprunte en suivant une passerelle menant d’un rai de lumière à l’autre (Beyond the reform, 2011), forme de « lueurs d’espoir », laisse entendre l’artiste Diohandi. Un pur moment de plénitude et de sérénité.
Entre les murs de la représentation autrichienne, de hautes parois blanches, disposées comme en lévitation, définissent un dédale de cimaises entrecoupant différents espaces, chacun dévolu à une des œuvres singulières de Markus Schinwald. Sculpteur, peintre et vidéaste, celui-ci nous entraîne au cœur d’un univers étrange, absurde parfois et pourtant captivant. Le corps est chez lui un thème récurrent. En témoignent par exemple cette série de portraits d’apparence classique, qui, lorsqu’on s’approche, révèle d’insolites accessoires et appareillages portés par les personnages.
Retour de l’autre côté du pont. Le pavillon hongrois, injustement négligé lors de notre premier passage, nous tend les bras. Crash, passive interview de Hajnal Németh est une expérience acoustique et visuelle inédite, une forme originale d’opéra ayant pour scène la vie et pour sujet principal les accidents de voiture… Au centre d’une pièce baignée d’une lumière rouge trône la carcasse d’une voiture accidentée ; plus loin des pupitres et leurs partitions semblent attendre leurs choristes ; on peut y lire les dialogues repris dans la vidéo projetée sur le mur : deux personnages en blouse y échangent, de leurs voix majestueuses, d’insolites paroles au pied d’une chaîne de montage ! Il est ici question de tragédie, de mémoire et de destinée, propres à chacun et qui nous unissent tous. Le visiteur sort songeur, sourire aux lèvres ou les sourcils froncés. Une rêverie qui ne dure pas : une annonce vient lui rappeler qu’il est temps d’emprunter le chemin de la sortie. On approche de 18 heures. Comment ! Déjà ? Descendant d’un pas résigné l’allée centrale menant aux rives de la lagune, nous nous glissons pour une dernière incursion dans le pavillon suisse transformé en une grotte miroitante et pleine de trésors amassés là par Thomas Hirschhorn. Crystal of Resistance est un bric-à-brac d’alu, de carton, de scotch et de papier – qu’il affectionne tout particulièrement –, et d’innombrables objets récupérés ça et là. Partant du constat que « l’art n’est pas résistance à quelque chose, mais résistance en soi », l’artiste inscrit ici son travail dans une quadruple thématique associant amour, philosophie, politique et esthétique. Le temps de la Biennale, il met en ligne un site sur lequel il développe sa démarche complexe et ambitieuse.
On aurait voulu évoquer également l’hommage émouvant rendu à son père, sculpteur, par le Tchèque Dominique Lang, l’univers onirique de la Japonaise Taibamo, le dialogue complice entamé entre les travaux conceptuels des Suédois Fia Backström et Andreas Eriksson ou encore le débat artistique international animé par les Danois autour de la liberté d’expression et de ses multiples ramifications sémantiques à la fois politiques, culturels et sociales… Boutés hors des jardins, les amateurs un peu frustrés rejoignent la terrasse ombragée d’un café. Les discussions vont bon train qui font perdurer avec des mots les découvertes de l’après-midi. Trop à voir en trop peu de temps se lamentent certains. C’est promis, dans deux ans, ils viendront une semaine, au moins !
Lire aussi La chasse aux trésors