En mai dernier, El Anatsui a reçu, dans le cadre de la 56e Biennale de Venise, un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière, une première pour un artiste vivant sur le continent africain. Installé au Nigéria depuis 40 ans, le sculpteur d’origine ghanéenne est notamment connu pour ses immenses sculptures murales faites de matériaux recyclés, accueillies depuis une quinzaine d’années par des institutions du monde entier. Si son œuvre – il travaille également le bois et la céramique – puise dans les traditions culturelles et esthétiques africaines, elle s’est toujours voulu le reflet d’une volonté d’ouverture au monde, comme source de découvertes mais aussi de questionnements et d’inquiétude. Une volonté qui s’est traduite par de nombreux voyages et temps de résidence à l’étranger. L’une de ses réalisations les plus récentes est ainsi à découvrir, jusqu’en novembre, au Domaine de Chaumont-sur-Loire. Un détour qui s’impose !
Tendus de « drapés » argentés, dorés et rouges, les murs de la Galerie du Fenil exhalent une majestueuse poésie, propice à la contemplation. Dans le fond, le bruissement d’une soufflerie va de pair avec un imperceptible mouvement animant la paroi ; sur la gauche, plusieurs bâtons posés à la verticale attirent le regard. L’ensemble est un gigantesque assemblage de quelque deux millions d’éléments de métal – bouchons, habillages du col et autres bagues en aluminium – récupérés dans le cadre du recyclage de bouteilles de whisky, rhum et autres brandy. « Cela donne une idée de la quantité de boissons alcoolisées absorbée dans la région où je vis ! », lâche El Anatsui, un brin espiègle. Plus sérieusement, il explique que l’utilisation de ces matériaux singuliers est une façon de rappeler le triste passé de nombreux pays africains : « L’alcool était une des marchandises amenées en abondance par les premiers colons européens dans le but de faire du commerce. Travailler avec ce matériau est pour moi une manière d’évoquer le début de l’histoire commune de l’Afrique et de l’Europe. Si vous prêtez attention aux noms des marques d’alcool, ils constituent également un vrai potentiel d’étude sociologique à l’échelle de la région où sont fabriquées les boissons : ils sont souvent en rapport avec des lieux, des événements, des personnalités ayant marqué les esprits. Par ailleurs, je crois que quand un être humain touche quelque chose, il lui transmet une forme d’énergie ; il y a donc un lien entre tous les gens qui ont manipulé l’un de ces multiples éléments. J’ai le sentiment, à travers mon œuvre, de rattacher ces personnes les unes aux autres et, plus largement, de créer du lien entre l’humanité toute entière. » Une double lecture – locale et globale – caractéristique de sa démarche depuis ses débuts.
El Anatsui est né en février 1944 à Anyako, ville du bord de mer – où pêche, récolte du sel et tissage sont les principales activités – de la région de la Volta, au Ghana – colonie britannique jusqu’en 1957. Petit dernier des 32 enfants qu’a eu son père, il perd sa mère très jeune et est élevé par un oncle, en poste dans un complexe scolaire presbytérien de la cité voisine de Keta. « Tout petit, j’étais déjà attiré par les activités créatives, le dessin notamment, se souvient-il. J’étais en contact quotidien avec l’écriture qui parsemait les murs des classes et j’avais l’habitude d’aller m’asseoir devant et d’essayer de recopier les lettres à la craie, ce avant même qu’on commence à apprendre l’alphabet. A ce moment-là, ces signes à la fois étranges et attirants étaient comme autant de figures titillant l’imagination. Le G capital était mon préféré ! »
Après le lycée, où il continue de développer un intérêt pour l’art conforté par ses professeurs – il recevra plusieurs récompenses dans cette matière –, El Anatsui rejoint la Kwame Nkrumah University of Science and Technology, située à Kumasi, au centre du pays. Il y étudie essentiellement la sculpture, le dessin et la peinture de 1965 à 1969. « A l’époque, l’institution était affiliée à Goldsmiths, une université londonienne. Du coup, son programme était calqué sur le modèle anglais ; l’histoire de l’art n’avait pour seules références que celles de l’Occident. Or, j’avais envie d’en savoir davantage sur mon propre héritage culturel. » Le jeune homme entreprend donc, parallèlement à ses cours, de partir à la rencontre des pratiques locales, notamment lors de sorties sur les marchés. « J’ai découvert tout un ensemble de signes et d’idéogrammes que je recopiais avec soin, comme je le faisais enfant. C’était très intéressant car chacun d’eux donnait une forme à une idée abstraite ; l’omnipotence de Dieu ou la versatilité, par exemple. J’ai passé cinq ans à travailler autour de ces signes, afin de mieux les comprendre et de parfaire ma technique du dessin. »
Allier le quotidien à la marche du monde
Une fois diplômé, El Anatsui intègre l’équipe enseignante du département Art de l’université de Winneba, à l’ouest d’Accra sur la côte ghanéenne. Il y exerce ses fonctions durant cinq années également, jusqu’à ce que se présente une opportunité d’élargir encore son horizon. « Une connaissance universitaire m’avait envoyé une annonce pour un poste au Département beaux-arts et arts appliqués de l’Université du Nigéria, à Nsukka*. Je me suis porté candidat et j’ai eu la chance d’être retenu », note l’intéressé avec cette modestie qui l’honore. Nous sommes en 1975, El Anatsui part s’installer au Nigéria, où il vit et travaille toujours après avoir enseigné pendant 35 ans, jusqu’en 2011. « C’était important pour moi d’enseigner, car cela a été l’occasion de croiser des élèves brillants, qui m’ont eux-mêmes appris une paire de choses ! Leur esprit d’aventure, leur goût du challenge étaient passionnant à observer. » A ses étudiants, il conseille inlassablement, comme lui-même n’a jamais cessé de le faire, de s’appliquer à observer leur environnement immédiat, tant en termes d’inspiration que de matériau à travailler. Ce tout en les encourageant à rester à l’écoute de la marche du monde et à postuler pour obtenir des bourses, intégrer un programme de résidence ou d’études à l’étranger. S’ensuit une nécessaire mise en perspective, une réflexion s’articulant autour de situations vécues, de l’histoire de l’art en général et de références culturelles singulières.
Le recours aux matériaux recyclés n’est pas nécessairement lié, comme il peut l’être en Europe, à une quelconque préoccupation écologique. S’intéresser à des matériaux humbles du quotidien est simplement, selon lui, une façon de libérer sa créativité. Bouchons, bouteilles de verre, couvercles de boîte de lait en conserve, vieux mortiers, plateaux de bois ou plaques de métal rejoignent dans son atelier des pots de céramique, du bois flotté, des feuilles ou des bûches. Quel que soit l’objet, son histoire revêt aux yeux d’El Anatsui une importance particulière. « Ils sont imprégnés de tant de choses, individuelles et collectives, sociales et politiques », et deviennent à travers son œuvre autant de métaphores d’un monde en équilibre, où s’opposent inlassablement des forces, sources de lien comme de fracture.* Installée dans le sud-est du pays, l’université a ouvert ses portes en 1960. Elle a été la première à être gérée de manière autonome par des Nigérians.
Si sa pratique actuelle ne saurait être « réduite » à ses monumentales sculptures réalisées à partir du recyclage de bouteilles d’alcool – « Je travaille le bois et la céramique chaque fois que l’occasion se présente. » –, ce sont bel et bien ces dernières qui ont assis sa réputation internationale depuis le début des années 2000. Des pièces qui sont le fruit d’un travail manuel, long et minutieux, mené avec l’aide d’une bonne trentaine d’assistants. « Si je les réalisais seul, cela prendrait parfois des années ! » Tout ce petit monde vit avec lui, près du studio. « Au moins, ils n’ont pas à faire une longue route pour aller travailler. C’est comme une grande famille, dans un tout petit endroit », glisse-t-il dans un sourire. Fabriqués à même le sol, le dessin et les couleurs prenant place « de manière intuitive » – une fois le motif et les dimensions définies, tous les éléments sont assemblés à l’aide de fil de cuivre –, ses drapés de métal sont voués à être présentés sous de multiples formes – posés par terre ou suspendus –, à entrer en résonance avec l’espace d’exposition et son architecture. « Chaque pièce revêt de nombreuses dimensions. Rien n’est fixé irrémédiablement, rien n’est rigide. La forme peut changer indéfiniment en fonction du lieu d’accueil ; c’est comme les relations entre humains, cela peut fluctuer. » Quant au lien fait par les observateurs de ces installations avec la tapisserie, l’artiste – même s’il préfère insister sur leur dimension sculpturale – concède qu’il prend probablement source dans son enfance. « Il y avait beaucoup de tisserands dans ma ville natale ; c’était une activité très courante, se souvient-il. Mais ça ne m’intéressait pas quand j’étais plus jeune. Ce n’était pour moi qu’une façon de faire, une technique, pas un mode d’expression. Or aujourd’hui, la forme que j’utilise renvoie en effet directement au textile, au tissage. Mais c’est bien sur sa capacité à exprimer que je m’appuie. »
Au fil des ans, ses majestueuses sculptures ont paré nombre de lieux prestigieux, à l’image de la façade du Palazzo Fortuny en 2007 – lors de la 52e Biennale de Venise – (Fresh and Fading Memories) –, de la Alte Nationalgalerie de Berlin en 2010 (Ozone Layer and Yam Mounds), du Palais Galliera, en 2012 à Paris (Broken Bridge) ou encore de la Royal Academy de Londres en 2013 (TSIATSIA – Searching for connection). Sa récente installation conçue spécifiquement pour le Domaine de Chaumont-sur-Loire habille les murs de la Galerie du Fenil sur quelque 500 m2 ! Un système de soufflerie a été installé qui provoque une douce ondulation d’une partie du canevas métallique. « Ce bruit comme le mouvement sont pour moi une manière de rappeler qu’on est dans un monde vivant. Nous mourrons un jour, mais la vie continuera sur Terre. » Et les œuvres d’El Anatsui ne cesseront d’émerveiller.