A 35 ans, l’artiste britannique, d’origine indienne, qui refuse toute captation de son travail, est déjà une figure de la scène internationale de l’art contemporain. Celui qui met l’humain au centre de son œuvre fait du musée un lieu consacré au langage du corps et de l’esprit.
« Je suis contre cette surestimation et surévaluation de l’objet dans notre société. Je mets mon travail en liaison avec ce temple de l’objet qu’est le musée et je remplace l’objet par un autre type de produit, plutôt immatériel, comme des situations, des expériences », énonce Tino Sehgal. A la fois déroutants et passionnants, ses travaux ne peuvent en aucun cas laisser indifférent. Fruits d’une réflexion complexe mais d’une implacable cohérence, notamment sur le caractère objectal de la production artistique, ils forment une succession de situations, mises en scène, interprétées voire incarnées par un ou plusieurs individus. « Mon travail se matérialise dans le corps humain et non par le biais d’un objet matériel », aime-t-il préciser. La voix, le langage, le corps et le geste des autres sont en effet ses médiums, les vecteurs de ses idées, de sa subjectivité, les seuls témoins concrets d’une œuvre qu’il veut libérer des contraintes et du poids de l’objet et de la matière. Car l’un des éléments-clés de sa démarche réside dans l’absence de trace, en amont comme à l’issue de la présentation au public de l’une de ses pièces. L’artiste ne tolère aucun commentaire explicatif, ni photo, ni enregistrement sonore ou vidéo de ses travaux. C’est sa manière de leur conserver leur intemporalité. « Leur forme peut résister au temps : ils n’ont ni début ni conclusion, car on peut les montrer encore et encore ; ils n’ont donc besoin d’aucune documentation tangible pour les représenter », argumente-t-il.
Tino Sehgal explore posément et sans concession les méandres du fonctionnement de nos sociétés, de nos habitudes et règles. Il s’y glisse pour mieux les réinterpréter à sa guise et les métamorphoser en d’autres conventions auxquelles il souhaite nous convier à réfléchir. Le rapport qu’il entretient ainsi avec la notion d’objet et le besoin de remise en question de notre mode de (sur)consommation prennent source dans l’enfance. « Ça a commencé quand j’avais environ 12 ans », expliquait-il il y a quelques mois au magazine américain W, à la veille de sa participation au jubilé du Guggenheim de New York. « Tout enfant est extrêmement sensible aux systèmes de valeurs parentaux. Et pour ma part, j’avais simplement le sentiment que mes parents accordaient trop d’importance, de sens, aux choses et aux objets. Mon père avait dû quitter, alors qu’il était lui-même enfant, ce qui est aujourd’hui le Pakistan*. Il est devenu cadre dirigeant chez IBM et tout ce qu’il pouvait acquérir comme bien de consommation venait à ses yeux témoigner de sa réussite dans la vie. Mais cette équation ne pouvait pas s’adapter à ce que j’étais, j’en avais pris conscience très jeune.»
Des études d’économie politique et de danse
Très tôt, il s’élève contre la surestimation et la surévaluation dont bénéficie l’objet dans nos sociétés consommatrices, mais s’intéresse tout autant à la politique qu’aux arts. Qu’à cela ne tienne, il suivra en parallèle deux cycles d’études, l’un en économie politique, l’autre en danse. « J’avais le sentiment que notre génération faisait face à un sérieux problème : toute cette matérialité, ces choses dont nous n’avons pas réellement besoin, qui peuvent même être nuisibles… En même temps, on ne sait pas bien quoi faire d’autre, car nous avons besoin de les fabriquer pour générer un revenu… Cela m’apparaissait déjà comme une question économique, comme étant la grande question de notre génération. C’est pourquoi je voulais l’étudier. La danse était un moyen d’avoir une activité indépendante du monde des objets, pouvant néanmoins produire quelque chose et engendrer un revenu. »
Après avoir terminé ses études d’économie en Allemagne, où il vit toujours, il s’engage quelques temps au sein de compagnies de danse expérimentale, notamment celles des Français Jérôme Bel et Xavier Le Roy. Il sera également chorégraphe. « Je voulais que ma danse soit aussi sérieuse que peut l’être l’art pictural, je cherchais à éliminer le côté divertissement qui reste associé au théâtre ou au cinéma. » En vain. La danse, seule, ne parvient pas à refléter sa volonté de séparer ses créations du monde de la performance et du théâtre, dont les attributs – telles la démarcation affirmée entre scène et public, ou l’inaltérabilité des notions de début et de fin – le brident.
Il développe alors une forme de chorégraphie très personnelle, mettant en place une succession de situations dont lui seul détient les clés, réglées selon un protocole établi avec une précision extrême. Chacune de ses créations s’accompagne d’un intensif et dense travail avec les interprètes – rarement des acteurs, plutôt des conservateurs, des gardiens de musée, des enseignants ou des enfants –, qu’il aura choisis avec minutie avant de leur confier ses consignes, une série d’actions, gestes et paroles, étroitement liés à un contexte donné. « Par l’intermédiaire des instructions, il y a toujours une interprétation. (…) Il ne peut pas y avoir un original. Et même si le même danseur fait le même mouvement ou si le même chanteur chante la même chanson, ce sera toujours différent, donc les consignes et l’interprétation des consignes sont inséparables des médiums et des acteurs. » Les interprètes évoluent dans un cadre dont les frontières ont été soigneusement préétablies, mais à l’intérieur duquel ils jouissent d’une forme de liberté dépendant de leur propre personnalité.
« Mon travail veut communiquer »
Chacune de ses œuvres reflète donc sa propre subjectivité intimement mêlée à celle du ou des interprètes, avant de s’élancer à la rencontre de celle du spectateur, à la fois témoin et protagoniste. « Mon travail veut communiquer et dépend de la façon dont il est reçu et perçu. » Il est ici question d’action, de réaction, et d’interaction. C’est très exactement ce vers quoi tend toute sa démarche : sous forme d’échanges apparemment fortuits, le public est subtilement pris à partie, interrogé, et de fait s’approprie, lui aussi, un morceau de la pièce, prend conscience d’en faire partie, d’en être un élément inaliénable. Le souvenir reste alors la seule empreinte, unique et intime, de la rencontre du spectateur et de l’œuvre. « Je m’intéresse moins à proposer aux visiteurs d’effectuer une “lecture” qu’à les mettre dans des situations ou ils expérimentent quelque chose », explique Tino Sehgal. Cette expérience, il n’aime rien tant que de la proposer au sein de ce temple de l’objet par excellence qu’est le musée. « Les gens aiment qu’on s’adresse à eux, ils aiment être pris en compte. (…) Or, le musée est un lieu qui, souvent, favorise une forme d’exclusion, de discrimination. Tout le monde ne se sent pas forcément à l’aise face à une œuvre d’art et on a tendance à oublier combien l’art semble encore hors d’atteinte à de nombreuses personnes. »
L’institution devient un lieu inédit d’écoute et de dialogue, tout entier dédié au langage du corps et de l’esprit. Il s’agit aussi pour l’artiste de proposer une conception différente de la place de l’œuvre dans l’espace d’exposition : la valeur n’étant pas ici celle de l’objet mais celle de l’être humain. Ses tableaux sont vivants, ils n’ont ni véritable commencement, ni conclusion définitive. Ils sont en évolution constante, sorte de mouvement perpétuel qui ne connaît de limites que celles imposées par les heures d’ouverture et de fermeture du lieu les accueillant et de la durée de l’exposition.
* Sa famille émigre à Londres à la suite de la partition de l’Inde, intervenue lors de l’indépendance du pays, en 1947.
Sehgal invité à célébrer le cinquantenaire du Guggenheim de New York
En janvier 2010, Tino Sehgal a été invité par le prestigieux Guggenheim new-yorkais à célébrer son cinquantième anniversaire. Il y a présenté simultanément deux créations pendant deux mois et demi : Kiss, interprétée lors de la Nuit Blanche 2010 aux Beaux-Arts de Paris, et This Progress. La première met en scène deux danseurs, évoluant au fil de leurs embrassades, et évoque notamment quelques célèbres baisers de l’histoire de l’art. La seconde est une succession de rencontres et de discussions, semblant fortuites, avec plusieurs individus appartenant à différentes générations (de l’enfance jusqu’au troisième âge). « L’enfant commence par demander ce qu’est le progrès à une personne du public, explique l’artiste. Cette question, je la pose justement parce que nos sociétés occidentales y ont fourni une réponse très claire tout au long des deux à trois cents dernières années. Je parle de l’extraction des ressources et richesses naturelles de notre planète, de leur métamorphose en biens de consommation et donc de la notion de bien-être… Mais au XXIe siècle, il est devenu évident que ce monde de progrès n’est plus viable. Ma démarche participe à cette réflexion. »
Bernard Blistène : « Tino Sehgal, peut-être l’artiste le plus important de son temps »
Fin connaisseur et fervent défenseur de l’œuvre de Tino Sehgal, l’actuel responsable du développement culturel du centre Pompidou, Bernard Blistène, a accepté de nous livrer quelques souvenirs et réflexions accumulés depuis sa rencontre, il y a 10 ans, avec l’artiste.
ArtsHebdoMédias. – Comment avez-vous connu l’œuvre de Tino Sehgal ?
Bernard Blistène. – J’ai rencontré son travail grâce à Marc et Josée Gensollen, collectionneurs marseillais, qui m’ont un jour décrit l’une de ses pièces. C’était en 2000, Tino Sehgal n’avait alors que 24 ans. Il s’agissait donc des travaux du début, plus simples dans leur configuration que ceux d’aujourd’hui. Je me souviens avoir été absolument subjugué par la description de mes amis et avoir voulu tout de suite en savoir davantage. Un peu plus tard, je me suis rendu à la Frieze Art Fair de Londres. Durant cette visite, j’avais été fort intrigué, voire choqué, par un stand vide… Jusqu’à ce que deux jeunes enfants surviennent et commencent à me tourner autour, m’agaçant même, avant de me dire le titre de la pièce (This is Right) de Tino Sehgal qu’ils étaient en train d’interpréter. C’est à ce moment précis que j’ai décidé d’aller le rencontrer à Berlin. Et, très vite, j’ai décidé de proposer au Fnac d’acquérir l’une de ses œuvres.
Le projet d’acquisition a-t-il facilement abouti ?
Je me demandais comment nous réussirions, car la cession orale constituait un véritable défi au regard du cadre administratif qui était le nôtre. Ce fut finalement beaucoup plus simple à réaliser que je ne le pensais, grâce, notamment, à la réactivité de mes collaborateurs. Kiss a été achetée en 2004. Je l’ai confiée en dépôt au musée des Beaux-Arts de Nantes, dirigé par Corinne Diserens. C’est une pièce relativement « facile », comparée à des travaux plus récents, et qui s’inscrit ouvertement dans un rapport à l’histoire de l’art et de ses représentations. Kiss est peut-être la dette de Tino à l’histoire de l’art.
Votre première conversation a donc eu lieu à Berlin.
Nous avons toujours beaucoup discuté. Nous partageons, notamment, une très grande complicité autour de l’œuvre de Buren qui comme lui place le musée au centre de son travail. Cette fois-là, nous avons échangé passionnément des heures durant et commencé à nouer une amitié autour de différentes pièces. J’ai d’ailleurs plusieurs fois joué le rôle de témoin, chez le notaire, lors de la vente de certaines de ses œuvres.
Comment êtes-vous devenu dépositaire d’une œuvre ?
Un jour, alors que je préparais, en tant que commissaire, la 5e édition (2008) du rendez-vous israélien ArtFocus, j’ai proposé à Tino d’y installer une de ses œuvres. « Soit, répondit-il, mais je ne prends pas l’avion, je n’irai donc pas, mais nous allons mettre en place la pièce”. Il m’a demandé de travailler avec son assistant. Ce fut une expérience d’une extrême intensité : il m’a fallu apprendre un texte, apprendre à le chanter, en apprendre la gestique… Je me suis retrouvé à répéter comme le comédien que je ne suis pas ! Il s’agissait de This is Propaganda, dont je suis donc devenu dépositaire. En Israël, nous avons fait passer des auditions que Tino pouvait suivre par visioconférence. C’est donc lui qui a choisi les interprètes. J’ai ultérieurement eu l’occasion de mettre en place plusieurs autres de ses pièces, et de veiller à ce qu’elles restent “réglées”; ce sont des œuvres qui transforment le conservateur en producteur.
Qu’est-ce qui caractérise les œuvres de Tino Sehgal ?
Pour moi, elles sont comme le devenir essentiel d’un processus particulier, celui de la mise à distance du rapport à la création de l’objet. Son travail est extrêmement contraignant dans sa mise en œuvre, car il est constitué d’un protocole rigoureux, d’une mise en place très précise et de longue haleine. Cela concerne tout autant les instructions données, que le dispositif scénique ou les observateurs qualifiés indispensables pour régler les pièces. Cette précision extrême tient évidemment de la chorégraphie à travers laquelle il s’applique à réduire les choses, à gommer les traces… et à créer une situation qui est d’autant plus grande que vous êtes mobilisé, requis, pour la réaliser. Enfin, l’œuvre doit par essence être objet de discussion, et les pièces de Tino Sehgal incarnent magnifiquement cette idée.
Le temps ne risque-t-il pas d’altérer les œuvres ?
C’est induit dans son travail. Il est bien conscient du fait que la transmission orale inhérente à sa démarche, liée à la mémoire, contient un processus de transformation. Toute tradition orale suppose une altération du discours initial. Les choses sont réglées au début mais ensuite, elles sont soumises à l’interprétation, donc forcement évolutives. Le croisement des subjectivités (en l’occurrence la sienne, celles des interprètes et du public récepteur) l’intéresse beaucoup. Ce travail, si singulier, est tellement ambitieux. Il y a là une telle radicalité, dans la remise en question de la production objectale de l’art au nom de l’idée… Tout cela fait qu’il m’arrive de penser qu’il est l’artiste le plus important de son temps.
Voir également l’article d’Anne-Laure Robert dans la rubrique Marché de l’art.