Loin des mondanités et des vanités de notre époque, sa peinture rappelle à chacun son humanité dans ce qu’elle a d’essentiel.
Tout est immobile. Un homme nu observe un visiteur habillé. Le regard aimanté par la toile pénètre peu à peu le secret. La peinture de Jean Rustin est. « Quand j’étais môme, je copiais des reproductions de tableaux. Plus tard, à l’adolescence, je suis passé à l’aquarelle », raconte le peintre. Alors, quand après la guerre, Jean Rustin annonce à ses parents qu’il veut entrer aux Beaux-Arts, la surprise n’est pas complète. « A l’époque, mon père était directeur de l’école normale de Poitiers. Quand je lui ai annoncé ma décision de partir pour Paris, il a accepté, mais était persuadé que je crèverais la dalle… »
Aux Beaux-Arts, s’il est condisciple de Bernard Buffet, né comme lui en 1928, Jean Rustin n’emprunte pas le même chemin. « Je voulais faire de l’abstrait ». Pour plein de jeunes de cette génération, la peinture figurative est alors dépassée. L’après-guerre insuffle une énergie nouvelle. Arnal, Rezvani, Dmitrienko veulent appliquer les leçons de Kandinsky. L’abstraction lyrique prend son envol. Les couleurs chaudes et l’expression des artistes prennent le pas sur les formes géométriques froides et impersonnelles.
Même si Jean Rustin peint sans avoir le sentiment d’appartenir à un mouvement précis, il explore lui aussi cette voie. C’est le temps de la bohème : à ces heures suspendues au chevalet succèdent celles des petits boulots. Sans le sou, l’artiste n’hésite pas à troquer la blouse du rapin contre le harnachement bariolé de l’homme-sandwich, ou encore à peindre des jouets pour gagner sa vie. Plus tard, il rejoindra l’atelier du céramiste Jacques Blin, mais ceci est une autre histoire.
Une nuit, il fait la connaissance d’Elsa. « C’est un ami, avec lequel je me baladais, qui me l’a présentée. Ce fut le coup de foudre. Il était deux heures du matin, sur le pont des Arts. » Deux ans, plus tard, ils étaient mariés ; l’année suivante François naissait, suivi de Pierre. « Elsa était une femme remarquable. Elevée dans un milieu communiste, elle avait connu Trotsky, mais aussi l’enfermement des camps de concentration. » Tout au long de leurs 53 années de mariage, Elsa Rustin s’avère un indéfectible soutien. Vivant la médecine comme un sacerdoce, elle veillera sur la santé des habitants de Bagnolet toute sa vie. Un centre de santé porte désormais son nom. Ultime hommage.
Un succès tel qu’aucune toile ne revient en France
« Nous avons vécu un temps rue Saint-Jacques. A l’époque, je changeais souvent d’atelier. » Celui de la rue Champollion n’avait même pas de fenêtres ! « Un jour Jacques Blin est arrivé, accompagné d’un peintre franco-canadien. Grâce à ce dernier, j’ai rencontré le responsable de la galerie La Roue qui exposera mes huiles et mes aquarelles pendant dix ans. » De son côté, Elsa accepte un poste à Bagnolet. La ville entre définitivement dans l’histoire du couple. « Quand j’ai connu Bagnolet, il n’y avait pas de métro. On descendait à Gambetta et ensuite on marchait. Il y avait là un camp de Gitans. » Et Jean Rustin de convoquer Jacques Audiberti pour évoquer ce Paris qui n’existe plus et qui déjà commençait à disparaître.
Installé dans un logement ouvrier, le couple tisse des liens avec les habitants de la ville. « Mon atelier, lui, était situé porte de Bagnolet. Pour peindre, il me fallait absolument mettre plusieurs kilomètres entre Elsa et moi ! » Bientôt la critique s’intéresse au travail de Rustin. Georges Boudaille écrit en 1962 dans Cimaise: « Les aquarelles de Rustin sont des lieux poétiques dont l’espace est propice à la naissance des signes. » En 1965, la galerie La Roue organise une exposition en Norvège. Le succès est tel qu’aucune toile ne revient en France.
Les premiers éléments figuratifs apparaissent en 1968 et augurent une période qualifiée par l’artiste d’«épanouissement ». Elle aurait dû, en toute logique, atteindre son apogée en 1971 avec l’importante rétrospective que lui consacre le musée d’Art moderne de la ville de Paris. Mais pour Jean Rustin, c’est le choc. Il regarde son oeuvre et se découvre dans une impasse. « Je trouvais ma peinture sous influence et j’avais honte d’être virtuose dans l’abstrait. » Pouvait-il espérer faire mieux que Kandinsky ?
Sa réponse est sans appel. Il doit opérer une rupture, sinon il lui faudra arrêter de peindre.
Commence alors une période douloureuse. « Je ne savais pas comment m’en sortir. » A force de recherches, émerge peu à peu ce qui sera la base de son travail pour toutes les années à venir. « Il me fallait un bas et un haut. Je pensais que cette simple chose pourrait tout changer. » Plus jamais personne ne se demandera dans quel sens regarder ses toiles ! Mais plus profondément, il souhaite « arriver à exprimer quelque chose. Que mes toiles ne soient plus seulement amusantes avec de belles couleurs ; car la peinture est une conséquence de la réalité et nous sommes beaucoup moins libres que ce que nous croyons. A 20 ans, je pensais que tout pouvait changer… » Cette même année, Jean Rustin s’installe dans l’atelier qu’il occupe encore aujourd’hui, au coeur de Bagnolet.
Les années qui suivent sont très intenses. Il peint beaucoup mais n’expose qu’une seule fois, en 1982, à l’occasion d’une autre rétrospective organisée à Créteil. Là, le choc est pour les visiteurs. Ils découvrent le nouvel univers du peintre. Dépouillé, sans portes ni fenêtres, peuplé d’hommes et de femmes nus dont la seule activité est sexuelle, ce nouveau monde fascine certains et en révulsent d’autres. L’exposition, très controversée, fait couler bien de l’encre. « Des habitants de Créteil se sont plaints auprès de la mairie, et une partie de l’exposition a dû être transférée dans une pièce à part, avec un garde devant la porte, afin d’être soustraite aux yeux des moins de 16 ans. » Une censure pour cause de pornographie ! Anecdote : la seule toile vendue est l’abstraite exposée pour mémoire de l’ancien travail.
Trois ans plus tard, un jeune acheteur d’art belge frappe à la porte de l’atelier de Jean Rustin et lui achète toutes ses toiles ! Un événement qui scelle une passion jamais démentie des pays du nord de l’Europe, et en particulier de la Belgique, pour l’artiste. Plusieurs collectionneurs belges s’intéressent alors de très près à son œuvre au point d’en acquérir l’ensemble et de créer à Anvers, en 1994, la fondation Rustin. Codirigée depuis 2002 par Maurice Verbaet et Corinne Van Hövell, elle a pour vocation de faire rayonner l’œuvre du peintre à travers le monde. En février dernier, la fondation s’est installée boulevard Raspail à Paris.
C’est dans le corps, dans la chair, que s’écrit l’histoire des hommes
Depuis les années 1980, Jean Rustin n’a plus remis en cause son travail. Chaque jour, il persiste dans sa voie, creusant, bataillant à la recherche d’un instant suspendu, d’un présent éternel. En 2001, le peindre écrit : « Ces corps nus que je peins, je les caresse et je les travaille jusqu’au moment où je suis moi-même fasciné par leur présence sur la toile, présence que toute la beauté de la peinture doit concourir à porter à son maximum d’efficacité. Et j’ai conscience qu’il y a derrière ma démarche, aujourd’hui, derrière cette fascination du corps nu, vingt siècles — et bien plus — de peinture, surtout religieuse. Vingt siècles de christs morts, de martyrs torturés, de révolutions sanglantes, de massacres, de rêves brisés, et que c’est bien dans le corps, dans la chair que finalement s’écrit l’histoire des hommes et peut-être même l’histoire de l’art. »
Quand Jean Rustin entreprend une toile, il s’implique dans une quête précise, sans pouvoir la définir. « Le sens vient de la peinture elle-même. » Et cette peinture est vécue comme une écriture. A ceux qui inlassablement lui posent des questions pour comprendre son œuvre et avancent des réponses plus pertinentes les unes que les autres…, le peintre sourit et n’en réfute aucune. Ces êtres qui se composent, se décomposent ou se superposent dans le silence de pièces vides. Ces corps abîmés et affaissés aux sexes offerts ou pendants. Ces visages émaciés au regard éperdu, amusé et tendre à la fois. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Que veulent-ils ? Ils n’appartiennent à personne sinon à chacun. Homme, femme, enfant, vieillard, tous se reflètent en eux. Ils incarnent l’humanité tout entière et témoignent d’une confiance absolue dans le regard du visiteur. Un don tout simplement. Mais expliquer, c’est déjà cesser de regarder.
Ce portrait a été écrit pour le magazine Cimaise (n°285)
« La lumière donne une présence très forte. Ce n’est pas la réalité qui m’intéresse mais son aura. Un révélateur de celui qui regarde. L’immobilité engendre la frontalité. Si les personnages font quelque chose cela détend l’atmosphère. Je cherche l’immobilisme complet. »
« J’ai toujours été intéressé par la folie, par la maladie. Pour sa dernière année de médecine, Elsa avait choisi la psychiatrie et avait été affectée à la Fondation Vallet, à Gentilly. Le patron de cet hôpital, s’étant pris d’amitié pour moi, m’avait confié la réalisation de fresques dans certaines salles. De cette période, j’ai gardé des souvenirs difficiles comme cette petite fille nue qui se masturbait face à des étudiants rigolards mais qui, en fait, ne savaient pas comment se comporter, ou encore ces enfants qui se cognaient le front contre les barreaux de leur lit… »