Pic de température à 49°C en Australie, sécheresse en Inde, atteinte probable de points de bascule dans la fonte des glaces au Groenland, la une des actualités devient la chronique d’une planète qui se disloque avec le réchauffement climatique. Nous serions désormais entrés dans l’ère de l’anthropocène, une nouvelle ère géologique marquée par l’impact tellurique de l’activité humaine sur Terre. Les relevés stratigraphiques et les conciliabules de l’Union Internationale des Sciences Géologiques sur l’anthropocène n’avaient a priori pas vocation à passionner les foules et mobiliser la créativité des artistes. Et pourtant, force est de constater la vitesse avec laquelle ce concept s’est affirmé dans le discours public, les humanités et aussi le monde de l’art. En affirmant et objectivant la conscience d’une rupture, l’anthropocène devient comme un miroir où se réfléchissent d’autres manières de percevoir et d’habiter le monde. L’exposition du Harn Museum, en Floride, est une exploration des nouvelles sensibilités développées par les artistes pour investir ce qui ressemble de plus en plus à une nouvelle planète.
Des couples posent devant leur maison dans une posture un peu raide et apprêtée. Le contexte l’est moins puisque tous sont immergés à des degrés variables dans l’eau qui inonde leur demeure. Nous sommes en Angleterre, à Haïti et en Afrique du Sud. Ces trois photos, tirées de la série Drowning World de l’artiste sud-africain Gideon Mendel, ouvrent l’exposition et donnent le ton dans un contexte et sur un sujet où des réticences doivent être levées. La Floride a beau être un des états américains les plus vulnérables au réchauffement climatique, et notamment à l’élévation du niveau de la mer et aux inondations, il y a ici encore bien des vérités qui dérangent et des yeux à dessiller. Le réchauffement climatique peut être perçu comme un phénomène global et distant, mais il s’introduira un jour chez vous semble nous avertir cette série.
La première partie de l’exposition, intitulée « Deluge », se concentre sur l’hydrosphère et la cryosphère. Les glaciers se liquéfient dans les tableaux de l’artiste brésilienne Sandra Cinto. Alors qu’à l’opposé de la galerie se dresse un immense glacier en Patagonie qui se perd dans les nuages d’altitude. Sur la moraine, désormais à découvert, surgit déjà un petit arbre. La photo de Frank Thiel capture une discordance des temps où un glacier massif, mais en sursis, côtoie un arbre insignifiant mais promesse d’une forêt à venir. Des processus géologiques sont en marche, tout est déjà en transformation. Dans une longue vidéo des Autrichiens Nicole Six & Paul Petritsch, un homme s’acharne à creuser à la pioche le lac gelé sur lequel il se tient jusqu’à ce que la glace cède et que l’eau l’engloutisse. Plus loin, les images de Laurencia Strauss montrent des vagues effaçant sans relâche la phrase maintes fois réécrite par l’artiste sur le sable : « Don’t Ask Don’t Tell » (« Ne demande pas, ne dit pas »). Le cadre est posé : menace imminente d’un côté et aveuglement de l’autre dans un modèle de développement en apnée.
Les deux séquences suivantes sur les matières premières et la consommation s’attachent par petites touches et de manière sensible et convaincante à révéler les impasses de notre modèle de développement et ses conséquences sur la lithosphère. L’artiste congolais Sammy Baloji, dans sa série Mémoire, met en exergue la relation entre capitalisme et colonialisme à travers des montages qui superposent des sites miniers actuels à des scènes capturées au temps de la colonie belge. Des fantômes hantent les paysages du présent. Pour révéler la destruction invisible du Congo, dans lequel il s’est immergé pendant cinq ans, Richard Mosse utilise, quant à lui, des pellicules permettant de capter les ondes infrarouges. Cette technique permet d’accentuer les contrastes en fonction de la température des matières. Dans Stalemate, la terre à l’orée d’une forêt rouge semble éventrée et saignée à blanc par un bulldozer semblant s’enfoncer dans la boue comme si ce qui détruit était appelé à l’être à son tour.
Le Chinois Liu Bolin photographie un mineur dont la tenue et le visage ont pris la couleur du charbon qu’il vient d’extraire. On sait aujourd’hui que l’extraction de ce minerai est un des principaux responsables de la perturbation du cycle du carbone. Nous sommes tous devenus des sujets du charbon. L’extraction des ressources naturelles est la contrepartie de notre consommation de masse qui fait l’objet de la séquence suivante. Edward Burtynsky et Mishka Henner veulent saisir l’impact géologique de modèles économiques, que cela soit l’immobilier sur des îles artificielles en Floride pour le premier ou l’élevage du bétail nourri aux hormones et aux antibiotiques pour le second. Ils utilisent respectivement la photo aérienne et une compilation de captures d’écran sur Google Earth. La présence humaine se traduit par une emprise complète sur un territoire qui évoque une géométrie rétractée et obsessionnelle en Floride ou une blessure purulente et encore à vif au Texas. La nature comme l’animal sont de part en part exploités et monétisés. Et les paysages terraformés.
La question des déchets est évoquée par le Chinois Yao Lu, dont les montagnes d’ordures recouvertes de bâches bleutées évoquent la peinture chinoise de paysage classique. Très engagée sur les questions de changement de système social, d’utopie éducative et écologique, l’Américaine Mary Mattingly joue avec la figure d’Atlas dans Life of Objects pour suggérer un monde où l’homme porterait ses déchets sur les épaules. Les canettes vides et déformées de Coca-Cola ou de bière Asahi en céramique de la Japonaise Kimiyo Mishima évoquent des fossiles retrouvés par des archéologues du futur dans la couche indélébile laissée par l’humanité sur la croûte terrestre. La production en masse de matières artificielles, comme les plastiques, le polystyrène ou l’aluminium, se traduit par une destruction massive en aval et en amont de notre modèle de développement économique.
Les conséquences de l’anthropocène sur la biosphère sont abordées dans les séquences sur l’extinction et la justice. Les baobabs, organismes parmi les plus vieux du monde, semblent poser pour l’éternité dans les photos de Beth Moon. Ils font partie aujourd’hui d’écosystèmes menacés. Ils côtoient le tigre blanc qui tournent dans sa cage quelque part dans un zoo de l’Arkansas et dont le regard transperçant nous scrute dans une photo de Taryn Simon. Plus loin, un rhinocéros, blanc lui aussi, capté par Maroesjka Lavigne, semble s’éteindre dans un désert couleur de plâtre, comme si la figure et son arrière-plan étaient voués à se confondre. Dans sa série Midway: Message from the Gyre, l’Américain Chris Jordan évoque les ravages commis par les déchets en plastique qui circulent dans les océans avec ses portraits de cadavres d’oiseaux dont les os se mêlent aux multiples petits objets qu’ils ont malencontreusement ingérés. Bouchons ou briquets apparaissent alors comme des armes de destruction massive pour de nombreuses espèces animales. Preuve que nos processus de consommation sont interconnectés de manière insoupçonnée avec des écosystèmes à distance.
La partie intitulée « Justice » est entièrement dédiée aux peuples amazoniens et à leur écosystème menacé en Equateur, en Colombie et au Brésil. Elle est d’une actualité brûlante, alors que le président du Brésil vient de confier la gestion des territoires indigènes au Ministère de l’agriculture dans la perspective d’une exploitation productiviste de nouvelles terres. Après avoir découvert il y a des années un manuscrit du XVIIe siècle localisant le paradis dans le Matto Grosso, l’artiste Sergio Vega s’est consacré à la recherche et à la description de ce paradis. L’exposition montre une série de photographies où l’Eden est en feu. L’anthropologue américain Loren Eiseley assimilait l’humanité à une flamme qui se propage et qui transmue tout ce qu’elle touche. Notre signature écologique est inscrite dans les régions les plus reculées du monde, paradis désormais en combustion.
La séquence consacrée aux futurs imaginaires n’est pas entièrement convaincante dans son propos. Elle mêle des motifs dystopiques sur les technologies de surveillance, avec des artistes tels que Allan Sekula et Trevor Paglen, à des œuvres qui suggèrent de nouvelles symbioses entre organique et inorganique, techno-sphère et biosphère. La magnifique sculpture Ornemental Mountains and Seas-Monster and Clouds, de la Sud-Coréenne Haegue Yang, associe la mythologie asiatique et le courant électrique pour créer des motifs conducteurs entre les différents règnes de la nature, la terre, la mer, l’eau et le feu. Rien n’est fixe, tout est processus et transformation dans ses cycles qui laissent apparaître aujourd’hui un visage monstrueux.
On pourrait penser que la commissaire d’exposition Kerry Oliver-Smith nous donne ici son mot de la fin, mais le cœur de l’exposition se loge plutôt au centre de la galerie dans une séquence intitulée « Symbiosis & Multispecies », partie la plus fascinante de la proposition. Le passé colonial de la Floride et les illusions de maîtrise des autres et de la nature semble surgir des Everglades, tel un cabinet de curiosité en suspens, dans une vidéo saisissante de Dana Levy (notre photo d’ouverture). Les instruments de la puissance que furent le globe, la carte, l’écriture et le sablier sont à la dérive et les proies d’un serpent. Animaux et végétaux, humains et animaux, végétaux et humains créent des symbioses inédites dans les œuvres de Gabriel Orozco, Huma Bhabha, Jackie Nickerson ou Wifredo Lam. L’artiste portugais Pedro Neves imagine des rencontres de nouveaux types entre une plante et un robot ou une androïde et un champ de maïs transgénique. Nous sommes ainsi invités à créer de nouveaux enchevêtrements et entrelacements avec d’autres êtres ou entités et à être attentifs à toutes les formes de symbiogenèses, y compris quand elles n’incluent pas l’humain.
Si le concept d’anthropocène domine actuellement les débats scientifiques autour du réchauffement climatique depuis qu’il a été proposé en l’an 2000 par le chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen et le biologiste Eugene Stoermer, il fait aussi de plus en plus partie de l’actualité artistique. De nombreuses expositions partent aujourd’hui de ce concept pour interroger le réchauffement climatique, comme cet automne à Lisbonne ou en ce moment à Toronto, Ottawa et dans le Maine. Cette diffusion rapide s’accompagne aussi d’importantes critiques et contestations. Pour la plupart, celles-ci remettent en cause l’idée d’une humanité uniformément responsable de la situation de la planète. L’anthropocène devient ainsi un tribunal où défilent les responsables présumés et en premier lieu le capitalisme. La revendication du terme peut être aussi ambivalente. On peut pointer ainsi l’enrôlement du concept dans des logiques technocratiques visant à contrôler le climat par des techniques de géo-ingénierie, au risque de reconstruire le récit prométhéen de l’humanité qui nous a déjà précipité dans la catastrophe en cours. La force de l’exposition est cependant de prendre la mesure de l’événement anthropocène, sans rien ignorer des débats dont il fait l’objet. The World to Come s’appuie d’abord sur cette connaissance fondamentale du fonctionnement du système Terre pour nous permettre de prendre la mesure de la crise sans précédent à l’échelle géologique que les humains ont déclenchée. Elle est de ce point de vue le résultat d’une collaboration avec différents départements de l’Université de Floride dont fait partie le Harn Museum.
De manière sensible et poétique, nous prenons conscience de l’interaction et de la coévolution de toutes les sphères de la planète. Un phénomène global est diffracté dans de multiples contextes géographiques et s’inscrit dans des corps, des êtres et des paysages. Par petites touches, la curatrice du Harn Museum nous invite aussi à nous interroger sur les responsabilités de cette situation et à trouver des formes différentes d’engagements avec les non-humains. Elle nous fait partager toute une série d’émotions : de la colère au deuil, du rire à la peur.
A la perspective sur l’anthropocène, The World to Come en ajoute d’autres, éco-féministes et éco-visionnaires, telles qu’elles ont pu être développées par des penseurs comme Donna Haraway et Anna Tsing. A partir des acquis récents de la microbiologie, elles mettent l’accent sur la manière dont se noue des temporalités multiples et des assemblages changeants entre des humains et d’autres agents qui sont aussi des formes de vie. Les textes les plus surprenants du remarquable catalogue de l’exposition appartiennent à cette sensibilité. Citons notamment celui de Natasha Myers, qui appelle à une alliance avec les plantes, les « poumons de la terre », pour contrer les logiques mortifères de l’anthropocène. Voir venir, ce n’est pas s’accommoder de manière insensible à l’existant. C’est détecter les signes multiples de notre planète qui, ensemble, dressent le portrait d’un monde qui brûle. C’est recouvrer la vue et nos esprits sur les points aveugles de la modernité. C’est nous inviter à rechercher d’autres formes de vie sur une planète renouvelée, à relier différents modes de connaissance et à agir.
Le prochain article de Franck Bauchard sera consacré à Southbound: photographs of and about the New South, au Halsey Institute of Contemporary Arts, à Charleston aux Etats-Unis.