Chaumont-sur-Loire accueille jusqu’au 3 novembre, la 28e édition de son Festival international des Jardins. Quelque 24 équipes composées de paysagistes, designers, scénographes, architectes, plasticiens… venus de Belgique, des Pays-Bas, du Japon, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, d’Italie, d’Autriche, du Vietnam, de Corée du Sud et aussi… de France, ont imaginé et réalisé (avec l’aide précieuse des jardiniers du Domaine) des parcelles d’Eden ! Toutes déclinées à partir du thème « Jardins de Paradis ». Si chaque sélection du jury – présidé cette année par le prince Amyn Aga Khan – récompense l’originalité et l’intelligence des projets, ce n’est qu’une fois les jardins réalisés qu’il est possible d’en prendre l’exacte mesure. Chaque proposition de 2019 est un voyage qui incite le visiteur à la contemplation, à la découverte et à la réflexion. Si la nature est, par essence, au cœur du festival, il en va de même pour les préoccupations du monde. L’éphémère, la noirceur, le danger, l’artifice mais aussi la joie, la beauté, l’insouciance, l’espérance viennent innerver le festival. A noter, que le billet d’entrée donne accès à l’ensemble du Domaine. Notamment à la programmation du Centre d’arts et de nature. A ne manquer sous aucun prétexte.
Si le nombre de visiteurs du Domaine de Chaumont-sur-Loire croît chaque année, c’est que personne n’en ressort sans avoir envie d’y revenir. Encore et encore. Il suffit pour s’en convaincre d’attraper à la volée quelques réflexions. Les uns évoquent l’année précédente, les autres espèrent déjà l’an prochain. Sans compter ceux qui veulent faire connaître les lieux à leurs voisins, leurs amis, leurs enfants… Qu’ils aient un chapeau ou un parapluie à la main, rien n’altère l’enthousiasme de leur pas. Ici, l’habitude engendre l’étonnement et la réjouissance. Le patrimoine, la nature et les arts se vivifient les uns les autres. Qui dit mieux ? Quant au matin, le parc plein de rosée s’offre au regard, que dans les étages du château résonne l’Appel pour une nouvelle renaissance de Gao Xing Jian, que dans la Galerie basse du Fenil une lampe caresse inexorablement un tapis de lentilles d’eau (There is no darkness de Stéphane Thidet) et que dans les cuisines du Grand Velum bruissent les préparatifs d’une cuisine imaginative et savoureuse, le Festival international des jardins se prépare. Pas un seul de ses recoins n’échappe à l’œil vigilant de ses anges gardiens-jardiniers. Il leur faut non seulement entretenir, mais aussi réparer. La nuit est bien souvent propice à des événements inopinés : galopades d’animaux, vents indélicats, herbes indésirables qui s’invitent… Chaque jardin est l’objet d’une attention particulière, il doit pouvoir se développer au fil des semaines tout en respectant les prévisions de ces créateurs. Pour ceux qui ont la chance de voir le festival à des moments différents de l’année, l’expérience se renouvelle. Ni parfaitement identique, ni totalement différente. La nature est vivante, le festival aussi.
L’œil était dans la tombe… écrivait Victor Hugo. Cette conscience à jamais inscrite dans les entrailles de la terre, la voici en ce début de promenade. Dans ce puits formé par des galets, l’eau prune reflète les arbres tout proches. Chacun choisit de s’y mirer ou de lever le nez. Dans Le jardin des solitudes (Damien Derouaux et Sven Augusteyns), point de désolation mais le choix de rester en surface pour ne voir que soi ou de s’abîmer dans la contemplation du monde alentours pour en profiter pleinement. Qui y-a-t-il Au-delà des nuages ? Avec leur jardin planté de QR codes, les Japonais Natsuka Suzuki, Takuya Nishimaki et Miyu Hayashi mettent en parallèle les phénomènes naturels et technologiques. Ils nous interrogent sur la notion de paradis et attirent l’attention sur notre environnement devenu hybride. Le cloud désigne toujours le ciel et, désormais, l’espace virtuel des réseaux numériques et autres lieux de stockage dématérialisés. Le ciel cloué au sol est découpé par des nuages parsemés de fleurs blanches. Sur des panneaux, cinq labyrinthes 2.0 attendent d’être scannés. Mais les questions qu’ils posent s’affichent plus vite que les réponses ne se formulent.
Un peu plus loin, un arbre est au centre de l’attention et de la table. 21 rubans blancs le relient à la terre. Ils sont parcourus du mot paradis écrit dans les langues maternelles des créateurs du lieu (Dagnachew G. Aseffa, Delphine Desmet, Guillaume Van Parys, Cédric Desmarets et Michal Bucko) et dans les trois langues liturgiques (latin, grec et slavon). Inscrit dans un parterre circulaire plein d’une végétation champêtre, le maître de céans inspire la déférence. A ses branches, comme à celles des deux autres arbres du jardin, des morceaux de papier portent d’innombrables vœux. La vision transporte dans des contrées lointaines où d’autres arbres au caractère sacré accueillent eux aussi souhaits, prières et reconnaissance ; dans des époques anciennes également, qui respectaient les druides et fêtaient les solstices d’hiver et d’été. L’invitation, Cultiver les rêves, compte parmi les plus sensées et les plus touchantes. L’écriture plus ou moins assurée de mains anonymes flotte dans l’air. Elle se confie, s’efface déjà. Un groupe d’enfants arrive et s’attable. Crayon en main chacun s’apprête à imaginer son avenir. Quelle respiration !
Deux petites meurtrières horizontales ouvertes dans un panneau de bois piquent la curiosité. « Bienvenue dans votre paradis » peut-on lire en y regardant de près. A l’intérieur du jardin, des portes fixées sur un axe tournent pour qui les poussent. Veillant sur elles, la figure tutélaire de Janus. Au sol, le noir et le blanc se donnent à voir en alternance. Franchir la porte ou passer son chemin ? Suivre la route toute tracée ou s’aventurer sur des sentiers inconnus ? Choisir la lumière plutôt que l’obscurité ? Le bien plutôt que le mal ? Janus susurre alors que croire au paradis, c’est admettre l’enfer. Les deux faces d’un même sesterce. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Et inversement. Nous apprend de son côté le légendaire Hermès Trismégiste. La connaissance est toujours une affaire d’équilibres subtils et de libre arbitre. Le jardin des portes de Vincent Janssen, Zeger Dalenberg et Quentin Aubry invite à interroger la création et ses zones grises. Non loin, des couvertures de survie sont tendues à l’intérieur de cadres en bois comme autant de panneaux d’un même paravent. D’amples allées saturent et géométrisent le jardin ponctué de pièces d’eau et d’espaces remplis de charbon de bois habités essentiellement par de splendides cactus.
C’est à La métamorphose d’un paradis que nous invitent Augustin et Laurent Descamps, Pedro Pedalino, Daniel Alonso, Phuong Nguyen, Adeline Le Cocq, Mariana Sardoeira et Hien Vo. Un paradis qui serait tout « simplement » notre planète. Si les couvertures de survies évoquent les migrations et les populations en danger, c’est d’abord d’un monde en sursis dont nous parle ce jardin. De cette Terre que nous sommes incités à protéger.
Avant de quitter la sélection officielle du festival, un coup d’œil sur un autre projet tout à fait étonnant signé HaeMee Han et Jaeyual Lee (notre photo d’ouverture). Réparties dans l’espace, 20 portes (également nom du jardin) sont installées à même le sol comme si le monde s’était renversé, la verticalité assoupie à l’horizontal. Fermées, elles conservent leurs secrets. Entrebâillées, elles piquent la curiosité. Ouvertes, elles laissent apparaître un miroir qui reflète végétation et visiteurs à proximité, ainsi que différentes visions du paradis. Tantôt le ciel et ses nuages, tantôt une végétation luxuriante, tantôt une galaxie et ses étoiles. Aux portes du paradis, il nous faudra donc encore choisir…
Avant de clore cette promenade non exhaustive et totalement subjective, s’imposent quelques mots sur la carte verte attribuée à Bernard Lassus. Le jardin des hypothèses est un théâtre syncrétique qui fusionne les différents axes de recherche de cet éminent architecte, paysagiste et plasticien. Encadrée d’arbres, une pelouse tondue au cordeau encadre un spectaculaire espace rose fushia qui distribue les visiteurs, tant à droite qu’à gauche, à la découverte d’éléments architecturaux en tôle découpée et ajourée. Superbe et étrange tableau que cette nature pénétrant l’artifice, que ces ornements qui ne laissent rien ignorer de la beauté végétale ambiante. « Il n’y a d’urgent que le décor », écrivait Pierre Loti en 1921.