Traits divers au Domaine de Kerguéhennec

Nicolas Fedorenko, Gilgian Gelzer, Illés Sarkantyu, Jean-Pierre Vielfaure (1930-2015) ainsi qu’une dizaine d’étudiants en art français et allemands sont les invités de la programmation printanière du Domaine de Kerguéhennec, dans le Morbihan. Dessin, peinture, sculpture, installation, vidéo et céramique témoignent d’une diversité de pratiques et de réflexions voulue par Olivier Delavallade, directeur du centre culturel de rencontre, en écho à l’éclectisme du lieu, comme à la diversité de ses publics.

Pièce signée Nicolas Fedorenko.

Sur un bout de pelouse bordant le château, se déroule une curieuse scène : une ribambelle d’oursons tentent de grimper les uns sur les autres pour atteindre le sommet d’un gros chaudron… En équilibre précaire, ils sont plus proches de la dégringolade que du but fixé. A travers cette sculpture en fonte, conçue comme un « collage » de différents éléments réalisés au fil des dix dernières années, Nicolas Fedorenko fait appel au monde de l’enfance, la sienne comme la nôtre, l’un de ses territoires d’exploration favoris : « C’est une œuvre légère, dans la pensée, parce que cela pèse quand même une tonne deux, glisse-t-il en souriant. On a tous eu un nounours et entretenu un rapport singulier avec cette bestiole. Il y a aussi de l’ironie, bien sûr : on est là dans la chute. Sur le plan métaphorique, c’est presque l’enfance perdue. » Peinture, dessin, sculpture, gravure sur bois, céramique, intervention dans l’espace public sont autant de modes d’expression adoptés tour à tour par l’artiste français pour donner corps à ses recherches foisonnantes. A Kerguéhennec, il a choisi d’articuler son exposition (Peindre est un présent) en deux temps : la présentation d’un ensemble de sculptures et de toiles, souvent de grand format, en mars ; début avril, dessins et gravures se sont emparés des cimaises des anciennes écuries (notre photo d’ouverture) pour nouer une autre conversation avec les pièces en volume. « Je voulais montrer largement mon travail tout en évitant le piège de la rétrospective, qui évoque l’auto-couronnement, le tombeau… Ce qui m’intéresse, c’est de gagner sur ce que je n’ai pas encore fait. » A sa peinture comme ses œuvres graphiques, Nicolas Fedorenko associe volontiers l’idée de la lutte, « douloureuse, mais qui peut être sublimée par une apparente légèreté ». Tout en mouvement, dialogue avec la matière, joute entre texture, lumière et couleur, son travail se nourrit de références tant à l’histoire de l’art qu’à la culture populaire. « Mon amour de la peinture fait que je m’immerge dans les toiles des uns et des autres. C’est mon espace de jeu. Je prends tout ce qui est disponible, je vole au maximum ! Cette audace n’est pas négative, elle est tonique. » Entre tendresse et violence, gravité et désinvolture, ironie et spiritualité, Nicolas Fedorenko livre un regard sans concession sur le monde et les hommes qui le façonnent.

Redwards (b), Gilgian Gelzer, 2017.

S’il fut lui aussi longtemps un peintre avant tout, le Suisse Gilgian Gelzer a entrepris, il y a une dizaine d’années, d’explorer essentiellement le dessin. Nix est le titre de son exposition, déployée dans les salles du premier étage du château de Kerguéhennec, qui offre de découvrir différents ensembles d’œuvres aux formats allant de celui de la carte de visite au panneau de plusieurs mètres carrés. « Mis à part sa sonorité d’étincelle, qui me plaît en soi, Nix [rien en langue allemande] pourrait entre autres évoquer cette marche où l’on part de rien pour arriver nulle part, mais où le trajet, comme quête, constitue tout le sujet et donne corps et sens à l’œuvre. » Cette citation de l’artiste, reproduite à même le mur, introduit un parcours dense dévoilant, outre un grand nombre de variations souvent liées au format adopté, toute la physicalité de la relation qu’entretient l’artiste avec le médium. Dans une première pièce, deux immenses dessins se font face ; des lignes tracées aux crayons rouges et bleus s’y déroulent en une profusion d’entrelacs captivant le regard. Une vigueur du trait, une énergie du geste qui trouvent écho dans le vaste espace voisin au fil d’un ensemble d’œuvres en noir et blanc, de dimensions plus modestes et réalisées cette fois à la mine de plomb. « Le face-à-face entre un dessinateur et le plan sur lequel il intervient est pour moi fondamental, c’est le début du travail, explique Gilgian Gelzer. Le questionnement, les possibilités qui s’ouvrent alors me fascinent. Un dialogue s’instaure, une sorte d’aller-retour : un dessin, c’est un peu comme un être vivant, on commence par un point, un trait et, à partir de là, se joue quelque chose. Evidemment, on prend des décisions, mais certaines sont aussi imposées par ce qui se passe au fur et à mesure du travail. Cela a à voir avec l’espace, avec le temps, ce sont ces éléments-là qui m’intéressent. »

Vue de l’exposition Nix, Impacts, Gilgian Gelzer.

La visite se poursuit. Sur les feuilles, la dynamique évolue : à la profusion succède le dépouillement, à l’idée d’expansion de la ligne celle de sa contraction, jusqu’à rejoindre le langage de la ponctuation. « J’appelle ces dessins des impacts. C’est une sorte d’implosion de la ligne qui, parfois, blesse ou heurte le papier. Ils participent d’une nécessité de réagir au travail linéaire et d’une traversée de l’espace qui se produit dans les dessins que nous avons vus plus tôt. Un peu comme l’on inspire, puis expire dans une même respiration. » Aux murs de la salle attenante, une série de photographies petit format révèlent des éléments du paysage, tour à tour urbain, champêtre ou côtier. Prises au hasard de ses promenades, elles témoignent d’une pratique à la fois récurrente et marginale – « par rapport au travail qui est celui de l’atelier » – que l’artiste définit comme étant une autre manière de dessiner. « En ce sens qu’il s’agit d’une captation d’espaces, précise-t-il, de lignes, de formes, de relations formelles qui m’intriguent. Ce qui m’intéresse dans la réalité, c’est le caractère abstrait de ce qui s’y passe : la matière, les relations de couleurs, de textures, les échelles, etc. » Interrogé sur le lien entre l’abstraction de ses photographies et celle de ses dessins, Gilgian Gelzer insiste sur le caractère non pas abstrait du dessin, mais au contraire très concret. « Il me semble que celui-ci est plus réel que la photo, pour laquelle on appuie sur le bouton d’un appareil pour obtenir une image. Or, pour le dessin, on est impliqué avec le corps, qui est engagé entièrement. Cette relation physique est pour moi très importante. Elle s’inscrit à chaque nouveau dessin dans un moment unique, qui ne se reproduira pas. » Le parcours se clôt par un détour en peinture, mise en sommeil il y a dix ans par l’artiste, souhaité par le directeur des lieux et commissaire des différentes expositions, Olivier Delavallade : « C’est une manière de montrer comment les différentes pratiques et médiums se regardent, se nourrissent les uns les autres, explique-t-il. De rappeler aussi, tout comme pour Nicolas Fedorenko, que les choses se construisent dans un continuum, une complexité qui se fait à l’intérieur de l’œuvre en même temps qu’à travers l’histoire de l’art. » Ce nouvel extrait du fructueux dialogue engagé il y a trente ans entre patrimoine et création contemporaine par le Domaine de Kerguéhennec est à découvrir jusqu’au 27 mai.

D’une singularité l’autre

De gauche à droite : La disparition (remix), d’Illés Sanrkantyu, avec Jean-Pierre Vielfaure, et pièce signée Dorothee Brübach.

Deux propositions singulières complètent la programmation actuellement déployée au Domaine de Kerguéhennec. Le photographe et cinéaste hongrois Illès Sarkantyu, dont le travail s’articule autour des questions d’histoire et de mémoire, investit la bibliothèque du château avec La disparition (remix), une installation née de l’interprétation par l’artiste des Carnets (emplis de photos, collages, dessins et textes) réalisés par Jean-Pierre Vielfaure (1995-2000) lors de différents temps de résidence au domaine. Facing the sky est le nom d’un projet de recherche mené par une dizaine d’étudiants* d’école d’art européennes – Nancy, Le Mans et Kiel, en Allemagne – autour de la céramique. Présentées à ciel ouvert, dans le parc, leurs créations sont le fruit d’un workshop de cinq jours, organisé en avril 2017 avec la complicité de la briqueterie Montrieux, dans le Maine-et-Loire, et coordonné par l’artiste et enseignante Clémence van Lunen.
* Kerstin Abraham, Doro Brübach, Tereza Burianova, Julie Castagné, Maya Cunat, Annette Herbers, Noria Kaouadji, Liu Juanjuan, Loïc Pasteur, Zoé Raymond et Joris Valenzuela.

Les expositions Peindre est un présent, Nix, La disparition (remix) et Facing the sky sont à voir jusqu’au 27 mai au Domaine de Kerguéhennec.

Crédits photos : Image d’ouverture : Vue de l’exposition Peindre est un présent © Nicolas Fedorenko, photo Domaine de Kerguéhennec – Sculpture © Nicolas Fedorenko, photo S. Deman – Redwards (b) © Gilgian Gelzer, photo S. Deman – Impacts © Gilgian Gelzer, photo S. Deman – La disparition (remix), © Illés Sanrkantyu, Jean-Pierre Vielfaure, photo S. Deman – Sculpture © Dorothee Brübach, photo S. Deman