« Je ne me suis jamais éloignée de la peinture, aime à rappeler Sheila Hicks, je l’ai amenée avec moi découvrir d’autres matières qui m’enchantent. Ce que je fais avec des masses de fibres, tirant, ramassant, compactant, pliant les couleurs pour créer une ambiance dans l’espace, c’est peindre sans pinceau. » Alors que l’artiste américaine est l’une des invitées d’honneur de la dixième saison d’art contemporain du Domaine de Chaumont-sur-Loire, qui court jusqu’à début novembre, le Centre Pompidou clôt dans quelques jours à Paris la première rétrospective de son travail organisée en France, où elle vit depuis 54 ans. Près de 150 œuvres, réalisées entre 1957 et aujourd’hui, offrent de plonger au cœur d’une œuvre plurielle et polymorphe, où matière, forme et couleur ne font qu’un.
« Un simple fil dans la main, c’est comme une ligne, un dessin, mais qui ne reste pas sur une page. Je peux faire voyager cette ligne, la faire bouger dans l’espace. » Ce constat dressé très tôt par Sheila Hicks a orienté son parcours dès ses débuts, à la fin des années 1950. « Je veux être libre, dit-elle simplement. J’aime explorer tout le temps, suivre le fil pour voir jusqu’où il peut aller. » Pour l’artiste, la ligne est aussi à appréhender comme une métaphore du dialogue, celui instauré entre matière – coton, lin, laine, soie –, couleur et forme, comme celui qu’elle invite le spectateur à nouer avec chacune de ses pièces. C’est dans cet esprit qu’a été conçue l’exposition Lignes de vie. Déployées à travers la Galerie 3 du Centre Pompidou, bordée de larges baies vitrées ouvrant sur la ville, les œuvres interagissent tout autant entre elles qu’avec les visiteurs du musée, les passants ou encore les variations de la lumière du jour. « Elles sont in vivo et non in vitro dans un espace clos, explique Michel Gauthier, conservateur et commissaire de l’exposition. Ce qui favorise un rapport immédiat du spectateur avec les lignes de couleurs déployées dans l’espace par l’artiste ; une immersion à laquelle nous n’avons pas souhaiter surimposer une grille de lecture chronologique et historique. D’une certaine façon, l’exposition est hybride, oscillant entre quelque chose qui serait une gigantesque installation et une rétrospective, en ce sens qu’elle réunit des pièces datant depuis la fin des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. » Certaines n’ont jamais été montrées en France, telles Banisteriopsis-Dark In (1968-1994) et The Evolving Tapestry : He/She (1967-1968), respectivement issues des collections du Philadelphia Museum of Art et du Museum of Modern Art de New York. « Pièce importante du MoMA, The Evolving Tapestry est considérée comme une pièce programmatique, qui affirme la volonté de l’artiste de rendre ses œuvres souples, malléables, pour leur permettre d’avoir une vie différente à chacune des expositions », précise Michel Gauthier.
En regard des sculptures, dont de nombreuses sont monumentales, tout un mur accueille plus d’une centaine de Minimes, petits tissages ou compositions de la taille d’une feuille de papier A4, qui à la fois représentent le laboratoire quotidien de l’œuvre, le moment où l’artiste teste ses matériaux, des couleurs, des types de tissages, et correspondent à un moment de poésie, de jubilation créative. « Comme d’autres ont un papier pour crayonner, je compose des choses de la taille d’une page, explique Sheila Hicks. C’est un temps intense, pendant lequel je reste concentrée, suivant une même idée. Cela me permet de réfléchir, à la semaine écoulée ou à venir, à une conversation, etc. C’est aussi un exercice de méditation. Mais il ne s’agit pas de se vider la tête, plutôt de trier, de mettre de l’ordre. » Couvrant une autre paroi située à l’entrée, qui est également le point de sortie, de l’exposition, Pockets (1982) est constituée d’innombrables poches en tissu dans lesquelles tout un chacun peut glisser un petit objet. « Des billets, des bijoux !, suggère Sheila Hicks dans un sourire malicieux, avant de reprendre plus sérieusement : Pourquoi pas une carte postale. Il n’est pas indiqué “mettez quelque chose”, mais c’est instinctif, quand on voit une poche, on a envie d’aller voir ce qu’il y a dedans et, si c’est vide, d’y remédier. Mon travail est souvent en lien avec les émotions, il peut convoquer des souvenirs ; j’ajoute au niveau esthétique un niveau intellectuel. Une exposition, c’est aussi un point de départ pour voyager, que ce soit dans le réel ou dans l’imaginaire. »
A ses recherches sur la matière, au cœur desquelles le toucher occupe une place « cruciale », sont intrinsèquement liées celles sur la forme, par définition adaptable, et les couleurs, qu’elle affectionne depuis toujours. « Quand j’étais enfant, mon père me laissait régulièrement peindre ma chambre de la couleur que je voulais, raconte-t-elle. Un jour, les voisins sont venus frapper à la porte pour se plaindre de la couleur qu’ils apercevaient à travers la fenêtre qui donnait sur la rue ! C’était un rouge vif ; j’avais aussi trouvé des rideaux bleu électrique. » Son père avait à l’époque fait fi de la sensibilité bien indiscrète de ces personnes habituées à vivre « dans du crème, du blanc ou du gris ». C’est tout naturellement que Sheila Hicks, qui est née en 1934 à Hastings dans l’état américain du Nebraska, s’engage par la suite dans des études artistiques, ponctuées de voyages en Amérique latine et de rencontres qui seront déterminants dans les voies qu’elle choisira d’explorer. Les artistes Josef Albers, Norman Ives, Jose de Rivera et les historiens de l’art George Kubler et Vincent Scully compteront parmi ses enseignants lors de son passage par la Yale University (Connecticut), entre 1954 et 1959, où elle commence à s’intéresser aux textiles, plus particulièrement à ceux conçus par les peuples précolombiens. Le tissage accompagne bientôt sa quête picturale ; le textile devient le matériau privilégié de sa pratique.
Dès 1957, une bourse lui permet de découvrir un peu du Chili, du Venezuela, de la Colombie, de l’Equateur ou encore du Pérou. Suivront la Bolivie, l’Uruguay, le Brésil, le Mexique, qui deviendra sa destination principale après ses études, avant son installation en France en 1964. « Lors de ces voyages, j’ai rencontré des tisserands assis par terre, sans métiers à tisser, sans outils compliqués. J’ai observé comment ils manipulaient et faisaient voyager le fil, véritable vocabulaire, fascinée par l’intelligence de la main, de l’esprit. » Deux souvenirs précis lui reviennent en mémoire : celui d’un Indien de l’état mexicain du Guerrero lui fabriquant des huaraches – nom de sandales traditionnelles – avec du cuir et du caoutchouc d’anciens pneus : « C’était à la fois une sculpture et une performance, parce que je marchais dedans. Ce fut une découverte importante pour moi. » Un autre artisan avait construit sa maison à l’aide de tiges de bambous, attachées ensemble par du fil de cactus ; souple, le mur pouvait être disposé de moult manières. « Il cherchait le sens de la matière, il était comme un architecte qui travaille dans l’espace. Ce sont des gens comme ça qui m’ont ouvert les yeux sur les possibilités de bouger dans l’espace avec des matières, des textures souples et pourtant bien construites, solides. » L’Américaine n’aura désormais de cesse de développer des œuvres qui puissent vivre grâce à leur malléabilité, à leur adaptabilité à différents contextes de diffusion. « Chez Sheila Hicks, le processus est aussi important que le résultat final, souligne Michel Gauthier. Elle me semble incarner un art qui remet en cause d’une certaine façon la séparation entre l’art et la vie ; c’est le sens de sa position dans la sphère artistique. »
Dès le départ, l’artiste ancre sa création dans un champ résolument pluriel, embrassant tant les beaux-arts que le design et la décoration d’intérieur. Elle collabore avec des architectes – son travail est d’ailleurs salué dès 1974 par une médaille d’or octroyée par l’American Institute of Architects –, notamment les Mexicains Luis Barragán (1902-1988) et Ricardo Legorreta (1931-2011), conçoit des collections textiles pour l’entreprise américaine Knoll (architecture intérieure, design, textile, graphisme) et l’atelier de tissage artisanal indien Commonwealth Trust ; en 1996, elle participe même aux recherches sur une nouvelle fibre en inox menées par l’entreprise japonaise Bridgestone Tire Corporation. « Pour moi, il n’y a pas de frontières, je ne les accepte pas », dit-elle simplement pour expliquer la curiosité éclectique et pluridisciplinaire qui a nourri ses quelque 60 années de pratique.
« Sheila Hicks a très tôt échappé à l’idéologie qui était celle du dernier modernisme, aux Etats-Unis et en France ; elle a été l’une des premières artistes de sa génération à s’ouvrir aux traditions extra-occidentales, comme le fait aujourd’hui la scène de l’art, qui est en train d’oublier les centres qui ont longtemps été les siens, analyse encore Michel Gauthier. Beaucoup ont pensé que l’histoire de l’art des années 1960-1970 était écrite définitivement. Je pense qu’il n’en est rien, que l’on a eu un point de vue parcellaire, focalisé. Et dans la réécriture en cours, un certain nombre d’artistes comme Sheila Hicks jouent un rôle essentiel pour nous aider à repenser l’histoire de ce moment du demi siècle écoulé, dont on a cru que les cartes étaient faites, les grands trajets tracés par la critique. C’est ce qui rend passionnant le commissariat d’une telle exposition. »