Se laisser ensorceler par Jesse Jones

En mai 2017, Jesse Jones marquait les esprits des premiers visiteurs de la 57e Biennale de Venise, où elle représentait l’Irlande, avec une installation monumentale et multimédia intitulée Tremble, Tremble. Une sorcière aux longs cheveux blancs y incarnait à la fois la figure de la mère et les fondements du féminisme, invitant le spectateur à prendre la mesure du caractère ancestral des inégalités hommes-femmes. Un an plus tard, les mouvements #MeToo ou #IBelieveHer ont contribué à libérer la parole des femmes dans le monde et les Irlandais ont validé, fin mai par référendum, l’abrogation du huitième amendement de la Constitution qui interdisait l’avortement. C’est dans ce contexte singulier que Jesse Jones dévoile Tremble, Tremble pour la première fois en Irlande, au Project Arts Centre à Dublin, sa ville natale.

Tremble, Tremble (détail), Jesse Jones, 2017-2018.

Projetées sur deux grands écrans verticaux ou à même une dizaine de voilages, des images se succèdent lentement : un bras qui s’avance, une main, une bouche ; ceux de l’actrice irlandaise Olwen Fouréré, qui prête sa voix et son corps aux textes et à la chorégraphie imaginés par sa compatriote Jesse Jones, accompagnés par une musique conçue par la compositrice américaine Susan Stenger. « Tremble Tremble a pris source dans un intérêt de longue date pour les travaux de Silvia Federici et, plus particulièrement, son livre Caliban et la sorcière (1), expliquait l’artiste dans une interview vidéo mise en ligne en juillet 2017 sur le site du magazine britannique Studio International. Parallèlement, le mouvement demandant l’abrogation du huitième amendement de la Constitution était en train de prendre de l’ampleur en Irlande. D’où cette idée de m’immiscer dans le champ juridique, d’inventer une nouvelle loi, un peu étrange, abstraite… » « The Law of In Utera Gigantae » (la loi In Utera Gigantae), dont les articles sont égrenés au fil de l’œuvre, est née de réflexions sur le corps maternel, qui porte la vie, et n’aurait par définition pour seul maître que la femme à laquelle il appartient, symbolisée dans l’installation par la figure d’une géante incarnée par Olwen Fouréré. « J’ai voulu envisager le féminisme non pas en tant que pensée occidentale, mais bien ancré dans une histoire qui remonterait à la Préhistoire, jusqu’à la figure mythique de Lucy (2) – qu’évoquent des ossements présentés tels des reliques – ; comme un fil conducteur entre le passé et le présent », précise Jesse Jones. Par ailleurs, le titre de l’installation fait référence à un slogan des années 1970, lancée par des Italiennes descendues dans la rue réclamer un salaire pour les travaux domestiques – mouvement de protestation auquel avait activement participé Silvia Federici – : « Tremate, tremate, le streghe sono tornate! » (« Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour ! »). A son tour, Jesse Jones s’approprie la figure de la sorcière pour l’ériger tout autant en archétype féminin qu’en héroïne disruptive, car capable de transformer la réalité, « entremêlant le souvenir de l’hystérie qui lui était autrefois associée, l’oppression des femmes et, en l’occurrence, leur réduction au statut de travailleurs domestiques non rémunérés », pour reprendre les mots de Tessa Giblin, commissaire de l’exposition.
Née à Dublin en 1978, la plasticienne s’est toujours intéressée à la manière dont la loi et les règles sociales influaient sur ce qui était transmis de génération en génération, sur la mémoire collective, inscrivant ses recherches dans une perspective tout autant historique que contemporaine. A travers Tremble, Tremble, c’est le patriarcat qui est plus particulièrement remis en cause. « A la fin du cycle vidéo, le visage de la géante se penche vers l’audience tout comme une mère le ferait sur son enfant, explique-t-elle encore. C’est une image de la femme tellement forte, puissante, qu’il me semble que si le souvenir de ces moments que nous avons tous vécus n’était pas cantonné à l’inconscient, le patriarcat n’aurait jamais pu exister. »
Après avoir été dévoilée à Venise l’année dernière, Tremble Tremble a été présentée au Lasalle College of the Arts à Singapour avant de faire étape à Dublin. Elle sera accueillie par la Talbot Rice Gallery, à Edimbourg, en octobre prochain puis rejoindra le Musée Guggenheim de Bilbao à l’été 2019.

(1) Silvia Federici est une universitaire, enseignante et militante italienne qui s’inscrit dans la tradition du féminisme autonome. Dans Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (coédité par Entremonde et Senonevero, Genève-Paris/Marseille, 2014), elle s’intéresse à ce moment par­ti­cu­lier de l’his­toire qu’est la tran­si­tion entre le féo­da­lisme et le capi­ta­lisme – deux types de rap­ports d’exploi­ta­tion et de domi­na­tion – et à sa mise en perspective avec l’his­toire des femmes.
(2) Lucy est le surnom du fossile de l’espèce éteinte Australopithecus afarensis (3,2 millions d’années) découvert en 1974 en Ethiopie. Il s’agit du premier fossile aussi complet (40 %) jamais mis au jour pour une période aussi ancienne.

Contact

Tremble Tremble, jusqu’au 18 juillet au Project Arts Centre, 39 East Essex Street, Temple Bar, Dublin, Irlande. Ouvert du lundi au samedi de 11 h à 19 h en entrée libre. Tél. : +353 1 881 96 13. Deux discussions publiques avec l’artiste sont programmées les jeudis 5 et 12 juillet à 20 h.

Crédits photos

Image d’ouverture : vue de l’installation Tremble, Tremble (2017-2018) au Project Arts Centre à Dublin © Jesse Jones, photo Project Arts Centre – Tremble, Tremble (détail) © Jesse Jones, photo Project Arts Centre – La vidéo est créditée © Project Arts Centre

Print Friendly, PDF & Email