Deux lieux de renom, L’Abbaye de Maubuisson, avec Les Eloignées, ainsi que les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, avec Remedies, ont donné conjointement à Rachel Labastie une belle visibilité et sa place dans l’histoire de l’art. L’artiste revient sur les thématiques qui la préoccupent depuis le début de sa carrière avec des œuvres variées, en lien avec les espaces chargés d’histoire qui les accueillent.
Dans sa dernière série, Rachel Labastie s’emploie à réhabiliter des anonymes de l’histoire pour leur rendre une respectabilité. A celles que les méandres de l’oubli ont englouti, elle s’attache à redonner une forme, à défaut d’une identité. C’est par l’aspect de camées qu’elle va restituer une place à des femmes éloignées de la société. Ancien joyau bourgeois constitué d’une pierre fine ciselée présentant une figure en relief, qui évoque également les médailles, cet attribut rappelle la préciosité des bijoux et leur traditionnelle association à la nature féminine. Ces formes évoquent également les médaillons miniatures, portés en sautoir ou posés sur un chevet pour immortaliser les traits de l’être aimé. Cependant l’artiste les réalise dans une échelle plus importante et qui, de ce fait, revient à les mettre sur le même rang que des portraits de profil qui reprennent la posture académique où le modèle de noblesse et de gravitas, pose dans une attitude sereine et satisfaite gravé ou peint pour l’éternité et souvent réalisé au cours de la Renaissance à l’occasion d’une demande en mariage. La convention du portrait classique s’en trouve bousculée dès lors que l’on apprend que les visages reproduits dans cet ensemble proviennent d’archives policières. Les jeunes femmes qui figurent dans les mandorles précieuses réalisées en porcelaine blanches sont en réalité des repris-es de justice jetées dans les prisons de la fin du XIXe siècle et début XXe pour des faits souvent bien peu répréhensibles. Ces figures sont utilisées en substitution d’autres visages de femmes qui, elles, ont bel et bien disparu, dans l’anonymat le plus complet puisque envoyées en Guyane pour s’unir de force avec des bagnards. Qui va aimer ses femmes ? Qui prendra soin d’elles ? Qui les gardera en mémoire ? Par son choix du sujet et la forme qu’elle lui donne Rachel Labastie les sort des oubliettes, elles qui étaient en disgrâce dans la société se voient réhabilitées et sauvées.
Dans Le cœur du corps, une boite de bois constituée d’une caisse de transport, l’artiste emplit l’espace d’argile crue qui ne sèche pas et dans un geste précis marque en son centre une trace en forme d’entaille à mains nues qui évoque autant une vulve qu’une cicatrice. Dans le même esprit elle réalise un Retable en associant trois caisses dont la forme rappelle vraiment les triptyques de devant d’autel avec des volets qui se referment. L’artiste place un calice dans la partie centrale qui rappelle le motif codifié des transporteurs peint sur les caisses en bois et qui indique la fragilité du contenu, mais aussi symbolise la transmutation qui opère dans le vase sacré au cours de l’eucharistie, et évoque l’ensemble des feuilles qui protège le pistil l’organe femelle des plantes à fleurs et donc la fleur en développement.
Plus loin, des haches sont plantées dans le mur pour convoquer de façon allusive une certaine forme de violence dont elles ne peuvent être porteuses étant elles-mêmes terriblement fragiles puisque réalisées en céramique dont la forme s’est courbée à la cuisson.
Dans l’ensemble de son corpus d’œuvres se dégagent deux formes récurrentes : le cercle et la ligne droite. La Roue d’osier qui tourne sur elle-même, le Foyer, l’Entrave de cou, les Entraves (poignets ou chevilles), et dans une autre mesure, Ailes comme les camées des Eloignées, toutes ces pièces témoignent de l’importance de la ligne arrondie. Et ce n’est pas par hasard si le cercle, symbole le plus répandu dans la nature, chargé d’une signification universelle, une des premières formes tracées par les humains, sans commencement ni fin, évocateur des cycles du monde naturel, symbole d’éternité, de perfection et d’infini, prend une place prépondérante dans le travail de Rachel Labastie. Comme pour contrebalancer l’importance de la courbe, la ligne droite reste dominante dans l’ensemble des autres pièces de l’artiste. Cette ligne, à l’oblique ou à la verticale symbolise le mouvement et le dynamisme. Son sens de lecture revêt une importance capitale puisqu’elle se positionne en synonyme de progression et d’ascension, elle tire vers le haut et élève l’esprit. Cette forme apparaît dans les supports des Eloignées, comme des porte-bijoux, dans les Bâtons, dans les tableaux caisses, dans les Entraves lorsqu’elles sont présentées fixées au mur, dans Des Forces où les mains jointes en marbre de Carrare sont mises en tension à l’aide de sangles de plastique bleu. En leur donnant forme, la sculptrice a besoin d’éprouver la résistance et la nature de chaque matériau. Elle utilise le marbre, le verre, le bois, l’osier, la terre crue et cuite, l’argile sèche ou humide, le grès, la céramique, la porcelaine par un travail artisanal et ancestral qui l’intéresse tout particulièrement. Pour elle, chaque matière porte un sens, une émotion qui va permettre de transmettre au plus juste la sensation qu’elle souhaite nous laisser percevoir. Nous l’avons compris, Rachel Labastie parle de matériau, de matière, de transformation, de poids, d’espace, et aborde ainsi les questions fondamentales de la sculpture et la dualité incarnée dans la matière en transformation. Elle aime le rapport au temps et à l’expérience qu’induit la céramique, la terre crue ou cuite. De cette de la lutte incessante et immémoriale de l’homme avec la matière, elle produit des objets qui interrogent sur la condition humaine, l’identité et les notions d’aliénation. Temps, entrave, enfermement, vanité, mais aussi liberté, transmission, héritage, partage, force du lien, importance du feu, du foyer au sens de la maison, de la famille sont les thématiques qui reviennent dans l’ensemble de son œuvre et dans le fil de ses réflexions. Les deux expositions dialoguent l’une avec l’autre et sont réunies dans un superbe livre qui assure la continuité du regard que l’artiste porte aux objets et au monde en accentuant cette réflexion nouvelle sur la présence/absence du corps de ces femmes écartées du monde. A Bruxelles, la direction du musée a également invité l’artiste à choisir une œuvre de la collection et réaliser une pièce en rapport. Rachel Labastie s’est concentrée sur le célèbre Marat assassiné peint par David et a présenté son pendant intitulé Charlotte sur le même principe que les Eloignées. Elle s’est basée sur le procès qui a été fait à Charlotte Corday où l’accusée avait toutes les peines du monde à faire admettre que son crime était d’ordre politique. Il était en effet impensable en cette fin du XIXe siècle que la femme soit dotée d’une pensée politique alors qu’elle était perçue simplement capable d’acte de pure folie ou conduite par la jalousie. Ainsi cette œuvre pose en postulat cette affirmation : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune », de l’article 10, de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, écrite par Olympe de Gouges en 1791.
Contact> Les Eloignées, jusqu’au 27 février, Abbaye de Maubuisson, Saint Ouen l’Aumône. Livre : Rachel Labastie, Les éloignées, Remedies, Lienart éditions, 2022
Image d’ouverture> Retable, Rachel Labastie, 2021. ©CDVO Catherine Brossais, courtesy de l’artiste ; galerie Analix Forever, et Adagp, Paris